Transcription

Société du comte de la Lippe, « Assemblée XXXIII. Sur l'utilité des sciences pour un souverain », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 28 décembre 1743, vol. 2, p. 15-29

XXXIII. Assemblée

Du 28e Xbre 1743. Présens Messieurs DeBochat Lieutenant
Ballival, Polier Professeur, Seigneux Boursier, Seigneux Assesseur, D’Ap=
ples Professeur, DeSt Germain Conseiller, DeCheseaux fils, Baron De
Gersdorf.

Messieurs, Vos Discours et vos Conversations sont si utilesDiscours de Monsieur le Comte.
pour m’éclairer, vos Maximes & vos Conseils si propres à me former
le Cœur, que je ne saurois assez vous en marquer ma reconnoissance.
Je serois inexcusable si je ne travaillois de toutes mes forces à mettre à
profit ces avantages que vous voulez bien me procurer, Messieurs. C’est
pour cela que j’aurai soin de me rappeller ce que vous aurez dit, et que
je vous l’exposerai toujours en abrégé, afinque vous daigniez me redres=
ser, si par malheur je venois à en oublier quelque partie.

/p. 16/ La Dissertation de Mr Schmauss que vous lutes dernièrement ne ren=
ferme que quelques Principes dont l’Auteur prétend se servir pour établir les
régles du Droit naturel; je n’en ferai point d’autre Abrégé que celui que
l’Auteur en fait lui même à la fin.

Il dit que la Nature a mis un Instinct dans chaque Homme quiAbregé de la Dissertation de Mr Schmauss.
pourvoit à tout ce qui est nécessaire pour lui rendre la vie douce et heureuse,
et pour le mettre en état de former des Sociétés: Que c’est à ce but que tend
la diversité infinie d’inclinations qui se trouvent entre les Hommes; que
le desir de la vengeance, et le sentiment d’égalité se raportent au même
but: Que toutes ces choses sont tellement gravées dans l’ame de chaque
Homme, qu’il n’a besoin, pour se conserver, d’aucune autre Loi; et enfin que
ces Principes ne sauroient être détruits, ni effacés par aucune Loi, et qu’il
n’y auroit que les derniéres violences qui pussent arréter l’effet de ces ins=
tincts naturels.

Une partie d’entre vous, Messieurs, a trouvé ces principes solides; d’au=
tres les ont condanné; parce que l’Auteur paroissoit par ces Principes soustrai=
re l’Homme à l’autorité de la Raison; que Dieu a donné aux Hommes pour
les conduire, et le Soumettre tout comme les bêtes aux Sens et aux Appe=
tits naturels.

Malgré cette idée peu favorable que quelques uns ont conçu pour
les Principes de Mr Schmauss, vous êtes tous convenus d’attendre pour vous
déterminer à les recevoir ou à les rejetter, jusqu’à ce que la suite de l’Ou=
vrage vous eut appris l’usage que l’Auteur en fait, et que vous eussiez
vu jusqu’où il les étend, et quelles restrictions il y met. C’est votre déci=
sion que j’attens pour savoir ce que j’en dois penser.

Monsieur le Comte et Messieurs.Discours de Mr le Lieutenant Ballival DeBochat sur cette Question, S'il est nécessaire pour la conservation d'un Etat, que le Souverain connoisse les Sciences et les y fasse fleurir?
C’est dans l’âge tendre que se forment en nous les Goûts, qui, deve=
nant ensuite les Principes et les Motifs de nos actions, décident par là
des Circonstances les plus intéressantes pour nous, et pour ceux sur le sort
desquels nous pouvons avoir quelque influence.

Je ne parle pas de ces Goûts auxquels le Méchanisme a plus de part que
les idées: ils sont l’effet ordinaire du Tempérament; il les feroit naitre dans
un jeune Homme, qui n’auroit eu jusques là aucune connoissance de leurs
objets. C’est aux Goûts de l’Esprit, si l’on peut s’exprimer ainsi, que j’ap=
plique cette observation également ancienne et commune. Les prémiéres
idées qu’on reçoit du prix des choses, donnent alors pour elles une estime, ou
un mépris, ou une indifférence, qui se changent très difficilement en senti=
mens contraires, quoiqu’elles nous soient présentées dans la suite sous des
faces fort différentes de celles qui avoient décidé de notre Gout.

Rien donc n’est plus important dans l’éducation que de donner de
/p. 17/ bonne heure aux jeunes Gens de saines idées de ce qui pourra être un
jour l’objet des délibérations sur lesquelles ils seront très intéressés à prendre
le bon parti. Ces idées leur en feront connoitre les avantages, qui produiront
l’estime sur laquelle leur gout se réglera.

Mais les Directeurs de l’éducation, ni les jeunes Gens eux mêmes, s’ils
souhaitteront de parvenir à tout ce qui doit être recherché par des Hommes
raisonnables dans tout le cours de leur Vie, selon leurs circonstances, ne
sont pas les seuls, qui ne devroient jamais perdre de vue cet effet de la
constitution de l’Esprit et du Cœur humain. L’obligation de contribuer, au=
tant qu’on le peut, au bien de ceux même qu’une vocation particuliere
ne nous appelle pas à diriger ou à instruire, exige et de la part de la
Société humaine, et de la part de son Protecteur Suprème notre Souverain
Maitre commun, qu’on ne néglige aucune occasion de se rendre utile à
la Jeunesse à cet égard, comme à tous autres.

C’est dans cette vue, Messieurs, que, devant avoir l’honneur de vous
présenter la matière d’un Entretien de quelque usage pour Monsieur
le Comte, j’ai cru que vous voudriez bien m’aider à m’aquitter envers Lui
de cet agréable Devoir, en vous donnant la peine d’examiner avec moi,
si, sur le pié ou sont aujourdhui les Etats en Europe, leur conserva=
tion demande nécessairement du Souverain la connoissance des Sci=
ences, et qu’elles y soient florissantes
.

Un sujet uniquement de ma Profession auroit pu être moins mal discuté
dans cet Essai, et par là plus du gout de mon amour propre. Mais un peu
plus de succès que votre indulgence m’eût laissé croire que j’aurois eu, n’eût
point été suivi d’une satisfaction comparable à celle de vous voir persuadés,
que je me fais assez de justice pour borner mon ambition à me rendre uti=
le par les autres, quand je suis convaincu que je ne saurois l’être autant par
moi même: sur tout lorsque je sais, comme je ne puis en douter ici, que les
Personnes à qui je fournis l’occasion d’ouvrir leurs trésors, les répandront a=
vec plaisir, pour suppléer au peu que je suis en état d’offrir. Ainsi dès que
l’idée de mettre cette Question sur le tapis m’est venue dans l’Esprit, n’ai-je
point balancé à la préférer à toute autre, bien qu’elle soit aussi peu de
mon ressort, qu’elle est absolument du vôtre, Messieurs; puisque les véri=
tables Savans sont les seuls capables de connoitre la multiplicité & l’éten=
due des usages des Sciences dans les Etats où elles fleurissent.

Les Sciences sont cultivées aujourdhui dans toutes les parties de l’Eu=
rope, d’une manière qui marque mieux que tous les raisonnemens, qu’on
les croit d’une nécessité indispensable pour le bien des Etats. La protection
que les Souverains leur accordent, les Etablissemens qu’ils permettent,
qu’ils favorisent, ou qu’ils font de même pour les perpetuer, et en augmenter
/p. 18/ les progrès dans leurs Etats, par des libéralités dignes de leurs richesses;
laisseroient-ils lieu de douter, qu’ils ne regardent ces objets de leur béné=
ficence, comme des principaux de l’attention qu’ils doivent donner à tout
ce qui a de grandes influences sur la prospérité publique? Ces exemples
ne suffiroient-ils pas pour persuader à tous les jeunes Gens, que les Sci=
ences méritent ces soins, et ces sacrifices de la part des Princes & de leurs
Sujets? N’est-ce donc pas emploier sans nécessité le tems, qu’on pour=
roit donner à des vérités plus exposées à être contestées, que de le met=
tre à démontrer ce que la Jeunesse croit déja sans mélange de doute,
et que personne ne tentera de rendre douteux chez elle, à moins qu’il
ne veuille renoncer au titre d’Homme sensé?

Je dois, Messieurs, défendre mon choix contre cette critique specieuse.

Il est vrai, qu’il n’est peut être aucun jeune Homme dont l’Esprit ait
receu quelque culture, ou qui seulement ait eu quelque commerce avec
des personnes judicieuses, qui ne croie effectivement les Sciences utiles aux
Individus et aux Etats. Mais I. Qu’est ce que croire dans les jeunes
Gens sur de pareilles matières? Ce n’est assurément autre chose que
ne point revoquer en doute, pour le présent; ce n’est pas déférer à l’é=
vidence des raisons de croire, par dessus celles de douter. Ce n’est être
persuadé que de la même façon que la Jeunesse croit les Contes: c’est
à dire qu’elle cesse de les croire aussitôt que quelcun de confiance lui
dit que ce sont des Contes. De telles persuasions, ébranlées par la pré=
mière difficulté, cèdent à coup sur à toute passion qu’elles gènent ou
contredisent. Une mauvaise plaisanterie de quelque Petit maitre contre
les Sciences & les Savans est capable de les rendre méprisables dans l’Es=
prit de qui ne les estime ainsi que par tradition.

II. Ceux même qui en font le plus de cas, et dont le goût déja formé
ne laisse pas lieu de craindre qu’ils le perdent, connoissent ils assez l’avanta=
ge du parti qu’ils ont pris, pour jouïr de toute la satisfaction qu’il leur
donneroit, s’ils savoient toutes les espérances qu’ils pourroient fonder là des=
sus? C’est leur fournir un puissant motif de s’affermir dans leur choix, et
de redoubler leur zèle en même tems que leur estime pour le savoir.

III. Enfin combien de Personnes, en place même, et Partisans des Sciences,
n’ignorent pas encore jusques où elles portent les avantages qu’elles procu=
rent? La plupart ne les envisageant que comme des ornemens de l’Esprit,
qui, à la vérité, font honneur à un Prince et à un Etat, mais seulement
comme des Palais, des Meubles et des Chambres de raretés, dont, à la
rigueur, on pourroit cependant se passer, n’estiment, ne protégent, ne re=
commandent les Sciences et les Savans, que suivant cette idée, si fort
au dessous de celle qu’ils en pouroient avoir; et ne travaillent consé=
quemment /p. 19/ à les faire fleurir, qu’a proportion du gout qu’ils ont pour
ce qui ne sert que de simple ornement? Leur montrer des utilités réel=
les, considérables, essentielles à la conservation même de l’Etat, dans les
établissemens qui contribuent à les y répandre, n’est-ce pas découvrir
un trésor, qu’ils possédaient, sans qu’ils le sussent? Pourroient ils re=
gretter la peine qu’ils auront à suivre quelques momens celui qui les
conduira sur les lieux où ils le verront? Cette peine ne sera pas gran=
de. Il ne s’agit que de porter son attention sur les principaux moiens
par lesquels les Etats se conservent, voir d’où ils se tirent, et suivre
leurs influences. Les

Les Etats sont des Corps formés par l’union des Membres entr’eux
et à un Chef, qui en est l’ame. Ils ont leurs maladies et leur mort.
Leur intérêt le plus capital est donc de se conserver, tous les autres pé=
rissent pour eux par cette mort. Elle arrive, ou par des maladies, ou
par des forces étrangéres qui les détruisent.

La connoissance des Sciences que peut avoir le Chef, et le plus
où le moins de progrès que peuvent y faire les Membres, seroient-ils
capables de guérir, ou de prévenir ces maladies, et de détourner ou de
rendre inutiles les forces du dehors, qui les attaquent, en fournissant
les moiens d’y résister? Au contraire, l’ignorance des Sciences dans le
Chef et dans les Membres, peut-elle produire ces maladies, et rendre fa=
cile aux ennemis du dehors la destruction de ces corps?

Si l’on doit prendre l’affirmative, sur l’une et sur l’autre de ces Ques=
tions, il en résultera nécessairement cette conséquence, que le Souverain
et l’Etat n’ont point de plus grand intérêt que celui d’en bannir l’ignoran=
ce, et d’y faire fleurir les Sciences.

Faudroit-il, Messieurs; que j’expliquasse, pour prévenir un mésen=
tendu, ce que j’entends par les Sciences? M’accuseroit-on de prostituter
ce beau nom, en comprenant dans sa généralité, les vaines & steriles spé=
culations de pure curiosité, qui ne donnent à l’esprit ni justesse, ni force,
ni lumières propres à connoitre et à faire aimer les Devoirs, non plus
qu’à les remplir d’une manière utile à la Société? Il y a long tems
que de plus saines idées ont mis ces extravagantes recherches dans le
rang des plus méprisables occupations, que la vanité et l’ignorance
avoient ridiculement, mais bien malheureusement pour le Genre hu=
main, honoré du nom de Sciences, justement rendu & probablement
assuré pour jamais, à toutes les connoissances, qui contribuent à former le
Cœur, en lui apprenant quels doivent être les objets de ses desirs, et com=
ment il peut les satisfaire; à toutes les connoissances, qui peuvent con=
tribuer à donner à l’Esprit plus de pénétration, de justesse et d’étendue;
/p. 20/ à toutes les connoissances, qui peuvent contribuer à l’utilité du Genre
humain, par les secours que la perfection des Arts multiplie, et rend plus
faciles et plus efficaces contre tous les besoins des Hommes.

Que les influences de ces connoissances à ces différens égards soient
plus ou moins directes, marquées, ou étendues, elles n’en méritent pas moins
le nom de Sciences; je n’en exclus donc aucune du sujet que je vai traitter.

La vérité de l’affirmative sur la prémière Question étant une fois
démontrée, conduit, ce semble, nécessairement à prendre le même parti sur
la seconde. Car, si la connoissance des Sciences dans un Etat, est nécessaire
pour en prévenir la ruine ou le sauver, il faudra bien convenir, que
l’ignorance, opposée à ces connoissances, doit exposer cet Etat à être ren=
versé, ou envahi & subjugué, toutes les fois que les moiens de le garan=
tir de ces malheurs, ne pourroient se trouver que dans ces connoissances.
Cependant, ce qu’il y a à dire sur la dernière de ces Question, ajoutant
de grandes lumières aux considérations bornées à la prémière, je ne me dis=
penserois pas de les traitter séparément toutes deux, si le tems me le
permettoit: Mais à peine pourrai-je seulement ébaucher celle-ci, à la=
quelle je ne viens que si tard.

Les Etats, avons-nous dit, tombent et sont détruits ou par des maladies
internes, ou par les forces d’un autre Etat qui en fait la conquête.

Ces maladies internes, Seditions, Rebellions, ou Guerres civiles, sont
de ces deux malheurs le plus grand pour les Sociétés. Qu’un Voisin se
rende le Maitre d’une République, ou d’une Souveraineté; Au prémier
cas, la Forme du Gouvernement change, mais l’Etat subsiste; et à moins
que la Catastrophe ne soit accompagnée d’effusion de sang et de ra=
vages, les Individus n’en souffrent que peu, le mal est reparable pour
eux: c’est le Souverain dépouillé qui perd tout par cette Révolution.
Dans une Guerre civile, au contraire, dont la fin n’est pas le détronement
du Souverain, le Peuple soufre beaucoup plus que lui, par les desordres aux=
quels elle donne lieu, et par le changement de Gouvernement, lorsque
c’est une République qu’un Usurpateur s’assujettit.

Pour commencer par cette dernière Cause de la destruction d’un Etat,
est-il douteux qu’elle n’y produise ces funestes effets, si ni le Souverain,
ni ses Ministres, ne connoissent point I. La Constitution fondamentale de
cet Etat, le Droit du Chef à l’égard du Corps, et de celui-ci par raport au
Chef. II. L’Art de pénétrer les dispositions des Esprits du général des Mem=
bres de ce Corps, sur la constitution et le Gouvernement actuel: de dé=
couvrir les artifices par lesquels on sème le mécontentement, aliène les
cœurs, et les excite à desirer une révolution; forme les intrigues pour
lier entr’eux ceux par lesquels on veut jetter le trouble et brouiller les
/p. 21/ affaires: l’art de dissiper ces cabales, d’en désunir les Chefs, d’en détacher
les adhérans, d’en faire avorter les projets; d’emploier à propos les raisons,
la douceur, la sévérité, la force ouverte même, s’il en faut venir là: en=
fin l’art de prévoir et de mettre en œuvre toutes les précautions propres
a assurer le repos de l’Etat, quand on est parvenu à rétablir au moins ex=
térieurement la tranquillité.

Si toutes ces connoissances sont nécessaires pour sauver le Souverain
et l’Etat de ces éminens périls, ne seroit-il point nécessaire que les Scien=
ces, qui les enseignent, fussent cultivées dans tous les Etats? Douteroit-=
on sur tout que ces Sciences n’y soient pas nécessaires; par ce qu’elles
ont de propre à prévenir ces fatales entreprises?

Elles y contribuent en effet infiniment plus que ne le pensent ceux
qui réfléchissent peu, sur les causes des actions des Hommes. L’Inquiétude,
l’Ambition, l’Amour du changement, la Cupidité, la Haine, la Vengeance,
et toutes les Passions vives qui se portent aux extrémités, sont les mau=
vais Conseillers qui engagent dans de pareilles entreprises, aussi bien que
la férocité & la barbarie. Adoucir les mœurs, calmer les passions, mul=
tiplier les occupations, ouvrir des routes pour la fortune, enseigner la
véritable Prudence, et à juger sainement du prix des avantages dont on
jouït, et des pertes auxquelles un bouleversement de l’Etat pourroit
exposer: enfin convaincre de l’obligation de sacrifier nos vues, nos res=
sentimens, nos affections, et nos intérets au repos public, et au Devoir
de la soumission aux Puissances de qui nous dépendons. Voila les re=
mèdes que les Sciences fournissent contre les principes, qui négligés pro=
duisent les Guerres civiles.

Aussi combien peu en a-t-on vu en Europe depuis que les Sciences
y sont communes? Le nombre en est assurément très petit, en compa=
raison de ce qu’éprouverent les Siecles précedens. Et si l’on en retran=
choit celles de ces sortes de guerres auxquelles les Souverains eux-mêmes
ont contraint leurs Sujets par les abus les plus éclatans et les moins sup=
portables de leur autorité, chacun sait que ce nombre seroit fort diminué.
Les autres Parties du monde, où les Sciences n’ont aucun accès, en donnent
au contraire des exemples si fréquens, qu’il est impossible de n’en pas
reconnoitre les causes dans l’ignorance qui y entretient la barbarie, et
qui rend barbares en moins de tems qu’on ne croit, les Nations les plus
civilisées; comme les Grecs le témoignent depuis tant de Siècles par
leur déplorable exemple.

Mais supposé que, soit par une suite de l’heureuse Constitution
de l’Etat, de la Sagesse de ceux qui le gouvernent, du caractère du
Peuple, ou des circonstances dans lesquelles il se trouve, il n’y ait aucun
/p. 22/ aucun lieu de craindre que la tranquillité dont il jouït soit troublée par
des Guerres civiles, ou par des revoltes; pourra-t-on compter que l’on y sera
toujours en sureté de la part des autres Etats? Que jamais aucun n’entre=
prendra de s’en rendre maitre? Si l’on ne peut s’en assurer, et quel Souve=
rain de bon Sens oseroit s’en flatter? de quel prix ne doivent pas être pour
tous, les moiens de les mettre en état de rendre ces entreprises inutiles?
Or ce sont les Sciences qui fournissent les plus efficaces.

Les invasions ne sauroient aujourdhui être aussi subites qu’elles l’étoient
anciennement. Les facilités que le Commerce entre toutes les Nations de l’Eu=
rope donne pour savoir ce qui se passe chez toutes, sont cause que chaque
Puissance informée des préparatifs que font les autres, de leurs négociations,
voit de loin l’orage se former, et peut aisément prévoir sur qui il doit fondre.
Elle a le tems de travailler à le dissiper, ou à le détourner, ou de s’en mettre
à couvert par des Alliances, ou enfin de se fortifier au point de pouvoir
l’essuier sans en être renversée, ou écrasée. Mais que lui serviroit de le pré=
voir, et d’avoir le tems de trouver ces ressources, si le Souverain ou ses Mi=
nistres ignorent d’où elles se tirent, comment il faut les emploier, et pour=
voir à tout ce qu’elles demandent de précautions?

Démontrer l’injustice de la Guerre dont on est menacé ou déja decla=
rée, est souvent un moien d’en détourner l’Auteur. Quelque insensible qu’il
soit en effet aux raisons de justice la Prudence l’arrête, lorsqu’elles sont mi=
ses dans une évidence, qui le feroit regarder par toutes les autres Puissan=
ces, comme un Ambitieux, qui franchit sans pudeur les barriéres, que les
Princes sont si fort intéressés à paroitre respecter, sans quoi ni Sujets ni
Souverains ne se fieroient plus à eux.

Or qui démontrera l’injustice d’une manière à la rendre ainsi sensi=
ble aux moins éclairés et aux plus aveuglés par leurs passions, que celui
qui connoissant les principes du Juste sur les matières qui concernent les
Etats entr’eux, saura les mettre en œuvre dans les Questions dont il s’a=
git, développer les Sophismes dont on tache de colorer l’injustice, et la dé=
voiler de façon qu’on en voie toute la laideur?

S’il faut recourir à des Alliances, qui pourra découvrir tous les inté=
rets qu’auront les Puissances de qui on peut implorer le Secours (c’est
l’intérêt qui l’accorde ou qui le refuse), que celui qui sera pleinement
instruit des vues de ces Puissances, de leurs prétentions tant actuelles que
futures, ou seulement possibles: et qui saura se servir efficacement de
ces lumières, que celui qui possédera l’art d’exposer les influences que la
conservation de l’Etat attaqué ou menacé peut avoir et à présent et
dans l’avenir, sur ces intérets des Puissances, qu’on veut attirer à sa défense.

Qui, si la Guerre est inévitable, sera capable de pourvoir à tout ce
/p. 23/ qui peut mettre en état de la soutenir, sans en être accablé? Qui, s’il
s’agit de la terminer, saura pourvoir par les conditions de la paix, à ce
qu’elles soient les moins désavantageuses et la plus solide que les circonstan=
ces le permettent?

Qui, dis-je, sera capable de mettre en sureté l’Etat, par ces moiens gé=
néraux que je ne fais qu’indiquer, les détails qu’emporte chacun ne pou=
vant entrer ici, que le Souverain instruit lui même par l’étude des di=
verses Sciences, où l’on puise ces connoissances, ou dont les Ministres les
posséderont?

N’avoir ni sedition, ni revolte, ni Guerre civiles, ni invasion étrangé=
re à appréhender, ce n’est pas encor être hors de tout danger dans un
Etat, s’il entreprend lui même des Guerres non nécessaires, et à plus forte
raison des Guerres injustes. Savoir éviter les prémiéres & s’abstenir religi=
eusement des derniéres, sont les seuls partis qui puissent ne point expo=
ser l’Etat à être détruit. La Prudence suffit pour détourner de celles-=
là: Elle peut s’acquerir sans étude, et quoiqu’il la perfectionne et doi=
ve l’augmenter, sur tout l’étude de l’Histoire, je ne m’y arréterai pas:
Mais on conviendra que la Prudence ne retiendra d’entreprendre des
Guerres injustes, que quand elle sera accompagnée des connoissances né=
cessaires pour apercevoir l’injustice, et de l’amour de la Vertu qui en
éloigne. Les circonstances paroissent quelquefois si favorables aux idées
qu’un Souverain a de ses prétentions, que la Prudence même le Sollici=
teroit à les faire valoir à force ouverte, si la Justice ne leur étoit pas
opposée. Ne porfitera-t-il pas de l’occasion, si l’illusion dans laquelle
il est lui fait croire que la Justice même est de son côté? Un Prince
éclairé par les principes du Droit, ou capable de sentir la force et la
justesse des représentations de ses Ministres éclairés eux-mêmes et hon=
nêtes Gens, qui travailleront à le détourner d’entreprendre une telle
Guerre, ne sera-t-il point plus facilement détrompé et retenu, que ce=
lui dont l’ignorance ne verra rien de capable d’arréter sa cupidité ou son
ambition? Celui-ci se jettera donc dans des entreprises injustes, qui lui at=
tireront des ennemis, dont les armes favorisées par le Dieu juste des Ar=
mées, les rendront Maitres de son Etat: pendant que celui là laissant l’épée
dans son fourreau, conservera ses Provinces.

Les Sciences qui aprenent à connoitre et à respecter la Justice
due aux Etats comme aux Particuliers, dissipant ou prévenant de pareil=
les illusions, ne sauvent-elles pas par là le Souverain et ses Peuples. Les
plus jeunes d’entre nous ont vu des exemples des suites fatales pour des
Etats entiers, de Guerres de ce genre.

Pourquoi, dira-t-on, attribuer uniquement aux Sciences, ce que tant
/p. 24/ d’Hommes dans tous les Siécles n’ont du qu’à la Nature? Des Génies Supéri=
eurs ne sont-ils pas parvenus, aux divers degrés de capacité que vous dites
nécessaires dans un Prince ou dans ses Ministres pour la conservation de
l’Etat, sans autre étude que l’expérience? Des Empereurs barbares & sans
Lettres, n’ont-ils pas sauvé l’Empire Romain?

Il est vrai. Mais ces Génies Supérieurs sont-ils en assez grand nombre
dans l’Histoire, pour que chaque Etat puisse compter qu’il lui en naitra
toujours assez pour sa conservation? Et ces Hommes si rares auroient-ils mê=
me servi leur Patrie avec le succès qu’ils ont eu, si ceux qui travailloient
sous eux, n’avoient pas su, chacun dans son département, tout ce qu’il faloit
avoir apris pour exécuter ce dont ils étoient chargés? C’est beaucoup de for=
mer les projets et d’imaginer les moiens; Mais les fruits dépendent de l’exé=
cution dont le Succès est pour l’ordinaire l’ouvrage des Subalternes. Quoi
qu’il en soit, revoquer en doute que des Chefs dont l’étude a perfectionné
les Talens, et augmenté les connoissances, ne soient plus capables encore
de servir utilement le Souverain et l’Etat dans les circonstances capita=
les dont j’ai parlé, que des Chefs qui n’y aportent que le fond né avec
eux, ce seroit douter de la chose la moins incertaine.

Il est également certain par là même, que le Souverain qui a dans
le sein de ses Etats le plus grand nombre de Sujets versés dans les unes
ou les autres des Sciences nécessaires aux Ministres du prémier rang et
à chaque subalterne, dans le Civil et le Militaire, n’ait à cet égard
et à tous les autres, qui en sont des conséquences infaillibles, des avan=
tages considérables sur tous les Souverains et les Etats, qui ont moins
de tels Sujets. Quelque fidélité, quelque zèle que puissent avoir les Etran=
gers qu’un Prince emploie au défaut des naturels du Païs, jamais ils
ne pourront se rendre aussi utiles, à fidélité égale, au moins dans les
prémiéres places. Il est donc essentiellement important à tout Souverain
et à tout Etat, de se procurer ces avantages.

Et pour cela faut-il que le Souverain lui même possède ces Sci=
ences, ou suffit il qu’il ait de chacune, au moins une idée générale,
par laquelle il puisse juger de son utilité?

Je n’ai garde d’imposer au Souverain l’obligation de posséder l’En=
cyclopédie, ni même aucune Science particulière à fond, pour peu
qu’elle soit étendue. Un ou deux Princes ont voulu faire les Savans
de profession, et ont montré à l’Univers que la Chaire est le seul
Trone où les Pédans puissent figurer. Il n’y a pas lieu de craindre que
ces exemples soient contagieux; et grand nombre d’autres, qui ne pre=
noient des Sciences que ce qui servoit à un Souverain, ont regné si
glorieusement, que leurs regnes sont des époques mémorables des tems
/p. 25/ heureux de leurs Etats. Ainsi l’on peut avancer que plus les Princes
ont poussé leurs connoissances par l’étude, plus ils sont en état de
rendre leur Gouvernement florissant.

Mais si leurs circonstances ou une éducation négligée, les ont lais=
sé dans l’ignorance des Sciences, seront-ils absolument incapables de
regner? Ils le seroient assurément s’ils n’avoient pas au moins de
l’estime pour les Personnes, dont les lumières et la capacité peuvent
suppléer à ce qui leur manque à cet égard.

Cette estime bien marquée par les préférences qu’il donnera pour
les Honneurs & les Emplois, à ceux qui la mériteront par leur Savoir;
et en recompensant ceux qui excellent dans quelque Science, suffira
pour multiplier dans ses Etats les Savans utiles. Que dis-je, le gout
d’un Monarque forme non seulement bientôt celui de ses Sujets; il ré=
pand même l’émulation parmi les Etrangers. Louis XIV a fait par ses
libéralités des Savans en bon nombre dans les Etats de ses ennemis,
après en avoir rempli les siens propres, sans connoitre par soi mê=
me le prix des Sciences. La Reine Christine de Suède se vit rendre
des hommages éclatans par des Panégyriques solennels que pronon=
cérent à son honneur des Savans d’Italie même, pendant que son
Trône, qu’elle quitta pour les Sciences, étoit entouré de Gens de Lettres
des Parties de l’Europe plus à portée de s’en approcher.

« Et mirabituri quisquam (disoit un de ces Orateurs Italiens, l’hommeOctav. Ferrar. Panegyr. Reginae Christ. Operum Tom. 1. p. 279.
le plus éloquent du Siécle, dans le Panégyrique de cette Princesse) Eterni=
rabitur quisquam, aut in ostentationem regiae munificentiae factum
putabit, ut in toto orbe nullus jam sit litterarum ai monuinantorum
fama conspicuus, qui in comitatu tuo non conspiciatur, qui non aut
sponte tibi sacramentam dixerit, aut amplissimis tuis praemiis ire tan=
tam fortunam non sit evocatus? Ex omnibus Academiis, ex omni Doc=
torum coetù, ex omni paene terrarum angulo, Aulam tuam, novum
hac tempestate prytaneum celebrant, nullisque rei familiaris in=
commodis aut caris avocati, optima fide immortalitatem negociantur
. »

Voila, Messieurs, ce que peut produire le gout d’un Souverain.
Du fond du Nord il peut exciter les Esprits des Regions les plus éloi=
gnées, et se les attacher par ce qui lie le plus fortement les Hommes,
et sur tout les grandes Ames, l’admiration et l’amour de la Gloire.
C’est tout ce que le tems dont je ne vous ai déja que trop fait perdre,
soufre que je dise sur notre Question. Si j’avois pu donner plus d’éten=
due à mon sujet, en traitant des autres avantages que les Sciences
procurent aux Souverains et aux Etats, pour en relever et éterni=
ser la gloire, et pour y faire fleurir tous les Arts, sources de tous les
/p. 26/ biens, ainsi que les appelle Xenophon ressources qui suppleent à ce
qui manque aux Hommes, de forces, d’agilité, d’adresse, et de moiens natu=
rels pour subvenir à leurs besoins, les soulager dans leurs maux; et les
faire jouïr d’une infinité de commodités et de douceurs; j’aurois prouvé
par là que le degré de bonheur dont le Chef et les Membres d’une Société
civile peuvent jouïr, est nécessairement proportionné au degré de con=
noissances que, ceux, qui la gouvernent, ont des Sciences, ou au moins
au degré d’estime qu’ils témoignent pour elles. Et en faudroit-il davan=
tage pour leur attacher le cœur de tout Souverain qui souhaittera véri=
tablement de remplir la plus grande et la plus excellente vue qu’on
puisse se proposer entre les Hommes; laquelle Ciceron vouloit que le
Souverain de la République, qu’il décrivoit, exécutât glorieusement, sa=
voir de rendre heureuse la vie des Citoiens, afinque l’Etat soit affermi
par ses richesse, fort par ses Troupes, fameux par sa gloire, et illustre
par les Vertus qui y regnent. Moderatori Reipublicae beata Civium
vita proposita est, ut opibus firma, copiis locuples, gloria ampla
virtute honesta sit. Hujus enim operis maximi inter ho=
mines, atque optimi, illum effectorem esse volo
.

Sentiment de Mr le Boursier Seigneux.Monsieur le Boursier Seigneux a opiné de cette manière; Le Sou=
verain qui procure l’avancement des Sciences, travaille à sa gloire, et
au bonheur des Peuples.

Pour connoitre comment il travaille à sa gloire, il n’y a qu’à par=
courir les regnes ou les Sciences ont le plus fleuri. Quand je dis que le Prin=
ce pour sa gloire doit procurer l’avancement des Sciences, je ne dis pas qu’il
doive les étudier lui même; je ne parle pas de ces Princes qui ont voulu y
exceller, quand je dis qu’il faut parcourir les regnes ou les Sciences ont fleu=
ri: un Prince qui voudroit s’aquerir de la gloire par cette voie, devroit
y exceller plus que les autres. Mais il suffit pour un Prince qu’il ait le
gout des Sciences, qu’il sache distinguer ceux qui ont le plus de mérite.
Les Princes se sont aquis beaucoup de gloire, par les personnes qu’ils ont
mis en place, par les lumières des personnes du Cabinet. On a si bien
compris que le choix des personnes que le Prince emploie dans le Minis=
tere étoit important pour la gloire du Prince et pour le bien de l’Etat,
qu’afin que le Prince ne se trompât point dans son choix, et qu’il
eut toujours des personnes sur l’habileté desquelles il put compter, qu’on
a voulu établir en Angleterre et en France des Seminaires Politiques.
Cet établissement a été trouvé difficile, c’est ce qui en a empéché l’exécu=
tion; on a cependant établi quelque chose d’approchant en Russie.

Peu de Princes seroient illustres sans leurs Ministres, et dans ce cas
même leur gloire ne passeroit pas les bornes de leur Siécle, s’ils n’avoient
/p. 27/ eu des Historiens habiles qui ont fait passer la mémoire de leurs actions
à la Postérité. Qui connoitroit aujourdhui Theodoric Roi des Goths sans
Cassiodore, Alexandre le Grand sans Quinte Curce &c.

Les Sciences contribuent encor à la gloire du Prince par les établissemens qu’il
fait pour les avancer: C’est ainsi que les Académies Roiales; telles que l’A=
cadémie Françoise, l’Académie des Sciences, l’Académie des Inscriptions et
Belles Lettres ont beaucoup contribué à la gloire de Louis XIV. L’Académie
de l’Arcadie n’a pas moins contribué à la gloire de la Reine Christine.

Les Sciences étendent aussi la gloire d’un Etat, par l’honneur qui re=
vient à plusieurs Particuliers de cultiver quelque Science, ou toutes.

Mais les Sciences ne contribuent pas seulement à la gloire des Etats
elles assurent aussi leur bonheur. Elles produisent cet effet de plusieurs ma=
nières; elles occupent les Esprits, il seroit à craindre que les Génies vifs ne
se portassent à quelque chose de dangereux pour l’Etat, s’ils n’étoient occu=
pés par les Sciences. Elles sont une Source de richesses, et d’honneur. Les Arts
se perfectionnent par les Sciences, et chacun sait combien les Arts contri=
buent à la richesse d’une Nation; le commerce fleurit, l’Agriculture se
perfectionne. C’est le gout du Prince qui détermine les Peuples à cultiver
ainsi les Arts. C’est Charles II qui a donné à l’Angleterre le gout pour
l’Agriculture; gout qui a continué jusqu’à nos jours, et qui a aquis une
grande perfection. J’ai dit encor qu’elles étoient une source d’honneur: plus
de Personnes se sont immortalisées par les Sciences que par les emplois de
Souveraineté.

Une précaution que les Princes doivent prendre c’est de donner plus
d’estime aux Sciences qui sont les plus utiles, en particulier à la Religion.
Les Princes Protestans à cet égard ont plus d’avantage que les Catho=
liques, qui ont perdu le Droit de toucher à la Religion.

L’établissement des Bibliothèques contribuent encor à la gloire du
Prince, et à l’avancement des Sciences. La Bibliothèque d’Alexandrie
a immortalisé les Ptolémées. C’est là aussi que se sont formés ces beaux
Génies, qui ont contribué si efficacement à l’avancement de la Religion
Chrétienne; un Origène, Athanase & d’autres.

Un Prince est le prémier Magistrat d’un Païs, il doit donc tra=
vailler à bien faire regner la Justice dans ses Etats, ce qui ne peut
se faire que par la connoissance qu’on y aura du Droit. En cela la
gloire de l’Allemagne l’emporte sur tous les autres Païs de l’Europe.

Les Sciences contribuent si bien au bonheur d’une Nation, elles sont
si utiles pour conserver ses privilèges, & ses Libertés, que les Princes Ty=
rans ont taché d’établir la barbarie, là où ils ont voulu soutenir leurs
Droits, ils ont regardé la barbarie comme un moïen pour soutenir leur
autorité despotique.

Sentiment de Mr le Professeur D'Apples./p. 28/ Le gout des Sciences, a dit Monsieur le Professeur D’Apples, a son influ=
ence par tout. Ce gout formé dans un Prince le met en état de tirer toutes
les utilités qu’elles peuvent, dont une partie a été developé. Les Sciences peu=
vent obvier aux Maladies d’un Etat, revoltes, guerres civiles et étrangéres, pauvre=
té, &c. elles peuvent les guérir, comme on l’a bien prouvé: elles peuvent peupler
un Etat d’habitans, les faire fleurir, en y attirant les étrangers, en empéchant
ceux qui y sont nés de sortir: multiplier la confiance des Membres les uns
pour les autres. C’est ce que fait sur tout l’étude de la Religion, qui fait qu’on
agit par principe de conscience, et qui porte chaque Ordre d’un Etat, et chaque
Particulier à remplir tous ses Devoirs avec exactitude.

Ce qu’un Prince doit prendre des Sciences, c’est un gout spirituel, qui n’est
qu’un juste discernement qui le met en état du prix des choses & du mérite
des Personnes.

Pour bien juger de l’utilité des Sciences, a dit Monsieur De Cheseaux leSentiment de Mr De Cheseaux le fils.
fils, il en faut faire une distinction. Il y a des Sciences utiles, il y en d’autres
qui sont inutiles au moins dans certains Païs. La Morale est utile par tout,
L’Histoire, La Philosophie. Il y a des Sciences curieuses, p. e. les Mathématiques,
la Physique, celles là sont moins utiles; mais elles elevent l’ame, témoin
Platon & Denys Tyran de Syracuse.

La prémière obligation des Hommes est de s’instruire de leurs Devoirs;Sentiment de Mr l'Assesseur Seigneux.
Les Princes ont plus de Devoirs, par conséquent ils ont plus besoin des Sci=
ences. Il faut cependant fixer les Sciences auxquelles ils doivent s’apliquer.
La Religion doit sans contredit tenir le prémier rang; il ne doit pas moins
s’apliquer à l’étude de la Morale et du Droit pour connoitre ses Devoirs
et les remplir: Le Droit lui est encor nécessaire, parce qu’il doit juger de
diverses choses, il doit aussi juger des actions de ses Ministres, tout cela
demande dans le Prince une connoissance étendue du Droit & des Loix;
il doit aussi être en état de juger du caractère des Hommes pour bien
discerner ceux qu’il emploie: Enfin pour établir les Sciences et pour en
donner le gout à ses Peuples, le Prince doit les connoitre toutes au
moins d’une manière générale.

Sentiment de Mr le Baron DeGersdorf.Les Sciences sont utiles pour bien régner, on ne sauroit en discon=
venir, à dit Monsieur le Baron De Gersdorf. C’est ce qui fait qu’on
ne sauroit trop déplorer l’éducation de la plupart des Princes d’Allema=
gne, on les élève dans la Grandeur, on leur aprend à connoitre le rang
qu’ils sont destinés à tenir dans le Monde, on leur explique les biensé=
ances qu’ils doivent observer, mais on ne leur parle point, ou presque
point des Devoirs qu’ils ont à remplir, on ne leur parle des Sciences que
de la manière la plus superficielle, on les leur fait envisager comme
une occupation indigne d’eux on ne leur donne pas une bonne connois=
sance /p. 29/ de la Religion, on se contente de leur dire qu’ils doivent être d’une
certaine Religion, sans leur expliquer les fondemens de leur croiance; et
enfin on leur fait envisager les Savans comme des Pédans, par là on
donne aux Princes du dégout pour leur commerce, et on les prive de l’a=
vantage qu’ils pourroient en retirer.

Monsieur le Professeur Polier a indiqué deux Causes qui font qu’onSentiment de Mr le Professeur Polier.
cultive mal les Sciences dans les Cours. 1° On les présente du mauvais
côté, les Savans s’attachent aux côtés épineux, plus qu’à ce que les Scien=
ces ont d’aimable, au lieu qu’il faudroit faire le contraire. 2° On n’a pas
assez de liberté dans la manière d’étudier les Sciences & de les enseigner.
C’est ce dont on a un exemple frapant en Italie, ou les Sciences aussi
font peu de progrès; on a plus de liberté en Angleterre. La liberté élève
les Génies. Dans toutes les Cours on a des Systhèmes sur tout, dont on n’ose
point s’écarter; on en a de même dans la Religion. De là nait la per=
sécution qui est le tombeau des Sciences. Après avoir écarté ces deux
Causes, il faut encor établir la Tolérance, permettre à chacun de di=
re librement son avis sur toute sorte de sujets, de publier ses décou=
vertes, d’ouvrir de nouvelles routes. Par là les Sciences s’avanceront,
& les lumières des Savans se répandront dans le Public, elles y inspi=
reront le gout de la lumière et du travail, elles donneront l’essor aux
divers Génies, ce qui fera prospérer les Sciences par une louable ému=
lation.

Note

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Etendue
intégrale
Citer comme
Société du comte de la Lippe, « Assemblée XXXIII. Sur l'utilité des sciences pour un souverain », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 28 décembre 1743, vol. 2, p. 15-29, cote BCUL 2S 1386/2. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/541/, version du 24.06.2013.
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