Transcription

Société du comte de la Lippe, « Assemblée XXXI. Sur la franc-maçonnerie », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 14 décembre 1743, vol. 2, p. 1-12

XXXI Assemblée.

Du 14e Xbre 1743. Présens Messieurs De Bochat
Lieutenant Ballival, Seigneux Bourguemaistre, Seigneux
Boursier, Polier Professeur, Baron DeCaussade, Du Lignon, D’Ap=
ples Professeur, Seigneux Assesseur, DeSt Germain Conseiller, Ba=
ron DeGersdorff.

Monsieur le Comte & Messieurs

Lorsque je me chargeai d’avoir l’honneur de vous entretenirDiscours de Mr le Conseiller DeSt Germain sur les Francs Maçons.
quelque jour de cette célèbre Société connue sous le nom de Francs
Maçons, mon dessein ne fut point de m’engager à vous donner une
Dissertation dans les formes, sur la Nature, l’Origine, et les diffé=
rentes Constitutions de cet Ordre fameux. Un tel travail n’au=
roit pu avoir quelque mérite, qu’autant qu’il auroit conduit à
faire des Découvertes assez sures et assez intéressantes, pour se trou=
ver dédommagé du tems & de la peine qu’on y auroit mis. Je n’en
ai fait aucune sur cette Matière, et je ne me suis jamais mis en
peine d’en faire; je me suis même interdit jusqu’aux Conjectures.
Content de ce qu’on a bien voulu me dire ou me communiquer,
c'est à dire, de ce que tout le Monde sait, ou peut savoir, ma Curi=
osité ne s’est point étendue au delà.

/p. 2/ Au lieu donc de chercher à satisfaire la vôtre, (Projet inutile, dit=
on, à quiconque n’est pas Franc Maçon,) j’ai cru que je me conforme=
rois mieux à votre gout, en rassemblant aujourdhui sous vos yeux,
d’un côté, les principaux chefs d’accusation que les Censeurs de cette
Société ont accoutumé d’élever contr’elle; et de l’autre, les moiens de
défense que ses Membres ou ses Partisans peuvent emploier pour
se justifier de ces différentes imputations. Je ne prétens point faire
ici l’office d’Avocat, encor moins celui de Juge, et me renfermant
uniquement dans les fonctions de Rapporteur, je tacherai d’observer
les règles de la plus exacte impartialité.

La question, Messieurs, sur laquelle on vous demande Juge=
ment, est celle-ci. L’intérêt de la Société demande-t-il
que l’on s’oppose à l’établissement des Francs Maçons,
ou permet-il qu’on les tolère?

Il semble que l’ordre demanderoit que je débutasse par vous
donner une définition de ce qu’on appelle un Franc Maçon, ou de
la Société qui porte ce nom. Mais si l’on se rappelle ce que je viens
de dire, que je n’ai fait sur cette matière aucune découverte, & que
je ne suis pas assez instruit sur ce chapitre, pour pouvoir donner
quelque chose de satisfaisant, on me dispensera à ce que j’espère de
cette définition; d’autant plus que ne pouvant la puiser que chez
les Francs Maçons eux mêmes, ou chez leurs Antagonistes, elle pou=
voit se sentir de la flatterie, ou de la Satyre, suivant que je me
serois servi de l’une ou de l’autre de ces deux sources. Ici j’entens pro=
noncer gravement, Qu’un Franc Maçon est un véritable et parfait
Membre de la Société universelle. Là on me dit d’un ton décisif,
Un Franc Maçon est un homme qui commence par être dupe, et
qui finit par être Charlatan. A laquelle de ces deux définitions
ou de ces deux portraits ajouterai-je foi, et lorsque j’aurai choisi
en serai-je plus instruit?

Contentons nous donc de savoir qu’il y a dans le Monde des
gens qui portent ce titre; que ce titre forme entr’eux une espèce
de rélation, que les uns se piquent de la soutenir, et que les autres
ne s’en mettent pas fort en peine; qu’ils se communiquent et se
reconnoissent par le moien de signes qui leur sont particuliers; qu’il
/p. 3/ y a parmi eux quelque distinction de rang, dont la nature est as=
sez équivoque; qu’ils s’assemblent quelquefois; qu’ils ont des Consti=
tutions particulières, dont quelques unes sont connues; que les Fem=
mes sont exclues de leur Société; enfin qu’il est question parmi eux
d’un secret réel ou chimérique, important ou frivole, dont on n’a
pas jusques ici une parfaite connoissance.

Voila en gros ce que c’est que la Société des Francs Maçons au=
tant qu’un étranger dans ses Mystères peut la dépeindre, et qu’il
est nécessaire de la connoitre pour en porter un jugement; qui après
tout ne sera point sans appel de quelque manière qu’il tourne.

S’il y avoit dans le Monde quelque Société, ou quelque Secte
particulière, qui se fut déclarée formellement l’ennemie de celle des
Francs Maçons, l’équité voudroit qu’on vous la fit connoitre aussi
par les traits qui la distinguent. Mais heureusement ou malheu=
reusement pour la Société défenderesse, ses Censeurs sont répandus
aussi bien que ses Membres sur toute la surface de la Terre, et ils ont
à peu près autant de Critiques qu’il y a de gens hors de leur Corps qui
en ont entendu parler. Je ne décide point si cette multitude d’ennemis
qu’ils ont à combattre doit former un préjugé favorable ou désa=
vantageux contre leur institution; Qu’il me soit seulement permis d’ob=
server, que dans le nombre de ces ennemis, il y a sur tout trois Clas=
ses de Personnes, qui paroissent un peu plus animées que les autres
contre cette Société.

Ces trois Classes sont les Politiques ou ceux qui se mèlent du
Gouvernement, le Clergé & les Femmes.

Les prémiers craignent que cette Société ne porte un jour quel=
que atteinte à l’Autorité civile, ils la soupçonnent de vouloir for=
mer Imperium in Imperio; ils ne trouvent point de leur gout
leurs Assemblées nombreuses, presque toujours suspectes au Gouver=
nement; et accoutumés à pénétrer dans toutes sortes de secrets et
de mystères & à démèler les ressorts les plus cachés de tout ce qui se
passe dans le Monde; ils souffrent impatiemment que le secret de
cette Société ait échapé jusqu’ici à toutes leurs perquisitions.

Le Clergé ne voit pas de bon œil une Société qui s’est en quel=
que manière soustraite à sa Jurisdiction, qui n’est assujettie à aucun
Formulaire de croiance en particulier, et dont une des principales
/p. 4/ Constitutions est de regarder comme Fréres, d’admettre même dans sa
Communauté toute sorte de Personnes sans distinction de secte ni de Religion.

Le beau sexe enfin dont la curiosité est excitée par l’air mystérieux
que les Francs Maçons se donnent quelquefois ne sauroit leur pardonner
la fermeté avec laquelle ils ont résisté jusqu’ici aux assauts que les Fem=
mes leur ont livré pour leur arracher leur secret. Dailleurs elles se trouvent
offensées de la Loi qui les exclut de cette Société.

Je n’aurois point osé faire cette observation dans une Assemblée com=
posée pour la plus grande partie des deux prémiers Ordres dont je viens
de parler, si je n’étois convaincu, Messieurs, que l’intéret particulier de
votre Etat, n’influe jamais sur vos jugemens, lorsqu’il s’agit de faire jus=
tice ou de rendre témoignage à la Vérité. Aussi bien loin de vous recu=
ser dans cette Cause, je n’ai indiqué les préjugés particuliers à vos Pro=
fessions que pour faire mieux sentir votre impartialité.

Par la même raison je n’aprehende point non plus de mettre au
jour les différens argumens par lesquels on a attaqué cette fameuse So=
ciété, quoique j’aie à parler devant un de ses principaux Membres, per=
suadé que la lumière ne lui sera jamais odieuse, dût-elle servir à dé=
couvrir ce qu’il y a de repréhensible chez les Francs Maçons.

En général la Société des Maçons libres a à se défendre contre des
accusations et contre des soupçons. Je ne parlerai point des soupçons, ils
sont trop injurieux pour mériter quelque créance, et les noms seuls de
divers Membres de cette Société suffisent pour l’en mettre entiérement à
l’abri. Pour ne parler donc que des accusations qui peuvent avoir quel=
que vraisemblance, je dirai qu’on l’accuse,

1° De vouloir imposer au Public par des Charlataneries.

2° D’exiger un Serment qu’on peut considérer comme téméraire,
sans nécessité et sans en avoir aucun droit.

3° D’admettre dans son sein toute sorte de gens et de caractères.

4° D’exercer la Charité d’une manière peu utile et peu édifiante.

5° Enfin d’avoir exclus mal à propos les Femmes de leur Com=
munauté, et de leurs mystères.

Reprenons présentement chacun de ces différens reproches en
particulier, pour les examiner autant que la juste crainte de vous
ennuier ou de vous fatiguer, pourra me le permettre.

Le projet hardi de former entre les Hommes un nouveau lien, in=
dépendant des Rélations accidentelles qui les unissent, l’air d’antiquité
que cette Société se donne, joint au langage empoulé, mystérieux et
/p. 5/ emblématique dont elle se sert à donné lieu de l’accuser de Charlatanerie.
On ne trouve pas que les Francs Maçons tiennent ce qu’ils promettent; on
ne s’aperçoit pas que les Hommes soient devenus meilleurs, plus justes, plus
charitables, depuis qu’il y a des Francs Maçons dans le Monde, nï sur tout
depuis qu’ils se sont multiplïés. Les vestiges de leur existence dans l’Antiquité
la plus reculée ne sont aperçus que par eux seuls. Enfin il y a tout lieu de
croire que ces termes magnifiques dont ils se servent, ne couvrent que des
petitesses pour ne rien dire de plus.

A cela un Franc Maçon répondra, qu’il n’est pas sur que le Monde
ne fut encor plus méchant qu’il n’est, s’il n’y avoit eu de tout tems des
Francs Maçons; que dailleurs il n’y a pas de la justice à condanner un
projet, seulement par la raison qu’il n’a pas eu tout le succès desiré,
et qu’en tout cas on pourra toujours dire de ceux qui l’ont formé, Mag=
nis tamen excidit ausis. Par raport à notre Antiquité, ce n’est pas
notre faute, disent-ils, si d’autres que nous n’ont pas les lumières suf=
fisantes pour la reconnoitre, et il se peut que nous aions sur ce cha=
pitre des Documens qui ne sont pas entre les mains du Vulgaire.
Quand à notre stile, il peut être emblématique, sans être empoulé, re=
levé, sans tenir de l’enthousiasme, et il y a de la témérité à juger
qu’il ne signifie rien, par la seule raison que l’on ne sait pas ce qu’il
signifie.

Passons à un reproche plus sérieux; c’est celui qui regarde le Ser=
ment. S’il est vrai, disent les Censeurs de la franche Maçonnerie qu’on
ne doit faire intervenir le serment, que lorsque la nécessité le requiert,
et seulement pour des objets de la derniere importance, n’est-ce pas le
profaner, que de l’exiger dans une cérémonie aussi puérile, que l’est cel=
le de l’introduction d’un nouveau Membre? N’est-ce pas s’arroger un
Droit qui n’apartient qu’au Magistrat seul? N’est-ce pas sur tout en
abuser de la manière la plus étrange, que de faire accompagner du
Serment la promesse que l’on fait de ne point révéler un secret que l’on
ne connoit point encor, et n’est-ce pas enfin la plus grande de toutes les
témérités que de prendre un engagement aussi solennel, avant que de
s’assurer, si la chose à laquelle on s’engage n’est point contraire à no=
tre Devoir?

Avantque de décider, c’est un Franc Maçon qui parle, que c’est pro=
faner le Serment, que de le faire intervenir dans la reception d’un nou=
veau Membre, il faudroit s’assurer si cette cérémonie est aussi puérile
qu’on le prétend. Dailleurs on n’oblige personne à entrer dans cette Société,
ainsi les engagemens qu’on y prend sont absolument volontaires, et par
/p. 6/ conséquent tout ce qui tend à les rendre plus solennels ne peut être mis
que sur le compte de celui qui les contracte. Mais comment justifier ce der=
nier sur l’accusation de témérité? C’est ce qui seroit facile à faire en compa=
rant sa conduite avec celle d’une infinité de gens qui sont dans le même cas,
et à qui on ne fait point le même reproche. En effet un Franc Maçon est il
plus coupable de s’être engagé à garder un secret avantque de savoir en
quoi il consiste, qu’un homme qui prendra un emploi dont il connoit les
bénéfices, mais dont il ignore les fonctions, ou qu’un Epoux qui jure aux
pié des Autels, une fidélité éternelle à une femme dont il ne connoit que
les revenus?

Mais ce qui décide la question, et qui doit réduire au néant cette accu=
sation, c’est que réellement il n’est point question de serment dans cette Socié=
té, si tant est que par le serment on entende un Acte religieux par lequel
on prendra à témoin la Divinité de ce que l’on dit, ou que l’on promet. Or
c’est ce que l’on n’exige point, et que l’on n’a jamais exigé; Il est vrai qu’il
y a un secret que l’on s’engage à ne point révélèr, en se soumettant à de
certaines peines corporelles, en cas d’inobservation.

Disons un mot sur ce secret qui a suscité aux Francs Maçons autant
d’ennemis qu’il y a de gens curieux dans le Monde. Ce secret a pour objet
sur tout les signes établis entre les Francs Maçons pour se communiquer
et pour se faire connoitre les uns aux autres. Dans tout le reste du
Monde, on a beau être honnête Homme, on ne le devine pas toujours, il
faut du tems pour se faire connoitre. Est-on hors de chez soi, il faut des
passeports, des certificats, des Lettres de recommandation. Un Franc Maçon
n’a point besoin de tout cela; du moment qu’il est revétu de ce caractère,
il porte avec lui, pourvuque sa mémoire ne lui fasse pas faux bond, pas=
seport, certificat, lettre de recommandation, quelquefois même; quoique le
cas soit rare, lettre de change. Il se trouve en Païs de connoissance, que
dis-je, il se rencontre dans sa Patrie, et dans sa Famille, par tout ou il y
a des Francs Maçons. On le reconnoit sans l’avoir jamais vu, on l’em=
brasse, on l’acceuille, quoiqu’on n’ait jamais entendu parler de lui, il est
admis comme Frére dans des lieux, ou on ignorait son existence. Tous
ces avantages sont les fruits de quelques signes confiés à sa Discrétion
et à sa Mémoire; et il n’y a que l’observation religieuse du secret
qui puisse mettre ces signes à l’abri d’être contrefaits ou supposés. Qu’on
ne fasse donc plus un crime aux Francs Maçons de ce secret impénétra=
ble, puisqu’il est la base de leur Société, aussi bien que de tous les bons
effets qu’elle produit.

Cela seroit fort bien, dira-t-on, si ce prétendu passeport, cette lettre
de recommandation, n’étoit accordée qu’à gens véritablement recommen=
dables; mais l’on sait, et vous ne pouvez en disconvenir, que les preuves
/p. 7/ nécessaires pour être admis dans votre Corps ne sont pas difficiles à faire;
que vos examens ne sont pas des plus rigoureux; que votre zèle pour l’a=
grandissement de la Société et pour l’augmentation de ses Finances vous
rend souvent plus faciles et moins délicats que vous ne le devriez être.
De là il doit nécessairement resulter un de ces deux inconvéniens, ou
que cette espèce de certificat, doit à la fin tomber dans le décri à force
d’être prostitué, ou qu’il doit souvent tourner en piége à ceux qui sont
assez crédules pour s’y fier. Que de gens en ce cas là n’auront pas été en
droit de se plaindre de vous et de dire avec Thesée

Faut-il que sur le front d’un Gibier de galère,
Brille d’un Franc Maçon le sacré caractère!

Et ne devroit-on pas à des signes certains,
Reconnoitre le cœur des perfides humains?

Ici un Franc Maçon est obligé d’avouer qu’il seroit à souhaitter
qu’on apportât plus de précautions, pour n’introduire dans la Société
personne qui ne lui fit honneur. Ce n’est cependant pas qu’on n’en pren=
ne; les rites qui s’observent dans les introductions en font foi. Mais il
faut observer aussi que cette Société ne doit pas être considérée seule=
ment comme un assemblage de gens vertueux et sociables, c’est aussi
une Ecole de vertus et de sociabilité. Or qui dit Ecole suppose que l’en=
trée ne doit pas en être fermée à ceux qui n’ont pas encor atteint ce
degré de perfection auquel on peut parvenir dans la suite par le
moien des secours que l’on y rencontre. Il suffit donc qu’on croie y
apercevoir les dispositions requises chez le sujet qui se présente pour
le juger digne d’être reçu. Après cela s’il leur arrive quelquefois de
se tromper, pour avoir jugé trop favorablement, c’est que tel est le
partage de l’Humanité d’être sujette à tomber dans l’erreur, et que

Pour être Franc Maçon on n’en est pas moins Homme.

Je viens au reproche qu’on leur fait d’exercer la charité d’une ma=
nière peu utile et peu édifiante. On les accuse de ne pas étendre leur
bénéficence & leurs aumones au delà de la Sphère de leur Confrairie
ce qui, dit-on est bien éloigné de cette Bienveuillance universelle dont ils
se piquent.

Leur Apologie sur cet Article ne nous arrétera pas longtems. Les
Registres de la Société témoignent à ce qu’ils assurent que rien n’est
plus mal fondé que ce reproche; à moins qu’on ne veuille leur faire
un crime de ce qu’à mérite et nécessité égale ou également connue,
ils donnent ordinairement la préference à leurs Confréres, soit dans la
distribution de leurs Aumones, soit dans les autres offices de la Vie civi=
le. Leur Charité n’est donc rien moins qu’exclusive, mais elle est dirigée
par la Prudence et par l’Equité.

/p. 8/ Enfin l’exclusion des Femmes fournit aussi matière à censure aux
Frondeurs de la Société des Francs Maçons. S’il est vrai, disent-ils, que vo=
tre Société soit, comme vous l’assurez, une Ecole de Vertu et de Sociabilité,
pourquoi en fermer l’entrée à une moitié toute entière du Genre humain?
Et comment accorder cette séparation avec votre prétendu projet de former
entre le Genre humain un lien universel?

Voici de quelle manière un Franc Maçon répond à cet argument.
Nos principes, nos maximes, et nos constitutions ont pourvu à ce que le
beau Sexe fut rendu participant des avantages qui découlent d’un éta=
blissement si utile et si louable. Elles receuillent les fruit de nos travaux, et
elles sont dispensées de travailler avec nous, parceque leur manière de vi=
vre, leur éducation, leur foiblesse naturelle les rend peu propres à concou=
rir par leur travail au grand et utile ouvrage que nous nous proposons.
Ainsi bien loin d’avoir lieu de se plaindre de nous, elles ont tout sujet de
s’en louer. Cette dernière objection porteroit dailleurs sur tous les Peuples
du Monde, dont la coutume est d’exclurre les femmes des Conseils, des
Tribunaux, en un mot du Gouvernement; Mais elle doit sur tout pa=
roitre tout à fait frivole dans une Société comme celle devant laquelle
j’ai l’honneur de parler, puisqu’elle a jugé à propos de mettre ce même
Réglement à la tête de ses Sages constitutions.

Tel est, Messieurs, l’état de ce fameux Procès mille fois plaidé, sans
avoir jamais été jugé dans les formes. Daignez suppléer aux fautes et
aux omissions que vous aurez pu remarquer dans le rapport que je viens
d’avoir l’honneur de vous faire. Et fixez enfin par votre décision, une
Question que l’on peut regarder jusques ici comme indécise.

Sentiment de Mr DuLignon.Monsieur DuLignon a dit qu’il louoit fort Monsieur DeSt Ger=
main de ce qu’il a dit de la Société des Francs Maçons; il trouve qu’il
est impartial et obligeant. S’il étoit du Corps, a-t-il ajouté, il auroit
pu dire quelque chose de plus fort que ce qu’il a avancé en leur faveur:
que cela n’étant point du secret pourroit être divulgué; mais ce qui a
été dit suffit pour attirer votre approbation, à vous, Messieurs, qui
étes éclairés et équitables. La Préface des Constitutions des Francs
Maçons éclairciroit bien des choses, mais je m’abstiens d’en parler,
parce qu’elle est publique.

Pour dire en peu de mots quelque chose qui pourra en même
tems servir de réponse à quelques unes des accusations qu’on a ra=
porté contre les Francs Maçons; 1° On ne peut étendre ses libéra=
lités à tout le Monde, c’est pour cela qu’on se restreint à des gens
qui sont liés avec nous. 2° Il n’y a rien dans l’établissement des
Francs Maçons, contre la Religion, contre le bon Gouvernement. On
est dans cet Ordre engagé a la bénéficence, à être bon Citoien,
/p. 9/ soumis au Gouvernement, bon Ami, complaisant pour ses Confrères.
Voila ce que l’on sait avantque de s’engager. Ainsi on ne s’engage
pas aveuglément.

Monsieur DeSt Germain, suivant Monsieur DeBochat, n’aSentiment de Mr le Lieutenant Ballival DeBochat.
fait que présenter la Question de l’intéret que peut prendre la Société
Civile à l’établissement des Francs Maçons. On pourroit la présenter
de cette façon. Une Société qui s’élève contre le gré du Souverain n’a
t-elle pas lieu d’attirer les yeux de ce Souverain & ne convient-il pas
de travailler à la dissiper? A cela on peut répondre que des Souverains
qui avoient manifesté que cette Société ne leur plaisoit pas, et qu’ils
y étoient opposés ont ensuite fermé les yeux. Dans d’autres Païs on
on a emploié la violence contr’eux, on a fait des exécutions; là ou
cela est arrivé cela vient de la Constitution du Gouvernement &
du gout des Peuples. A Vienne et en France cela a été une suite des
insinuations du Clergé qui vouloit cacher ses craintes. Il est d’autres
Etats ou quoiqu’on n’ait rien manifesté sur ce sujet, on ne peut pas
ignorer ce que le Souverain pense. Mais là on pourroit demander
si l’utilité qui revient au Public de cette Société, n’est pas assez gran=
de pour mériter qu’on s’expose à l’indignation du Souverain en vue
de procurer cette utilité? Je réponds que le Particulier n’est pas en
droit de juger de ce qui regarde l’utilité publique, mais le Souverain.
Cette réponse est sans replique.

On ne peut rien décider sur ce qu’on impose d’indécent à la Socié=
té des Francs Maçons: les personnes qui en sont imposent silence là
dessus, et ne permettent pas qu’on ajoute foi à cette accusation. On ne
sauroit douter que cette Société ne procure quelque avantage à ceux
qui en sont Membres, puisqu’ils la soutiennent quoiqu’elle les géne. Par
raport au Secret il est utile pour eux, afinque personne ne s’y fourre
en secret. Pour le Serment il ne me paroit pas profané, supposé qu’il
y en ait un, puisque nous en prétons aussi. A cet égard on ne sau=
roit la critiquer.

Monsieur le Baron DeGersdorff n’a pas voulu dire son avis,Mr le Baron De Gersdorff.
Sentiment de Mr le Baron De Caussade.

quoiqu’on l’en ait prié; et Monsieur le Baron DeCaussade s’est aus=
si contenté de ces mots, Non nostrum inter vos tantas compone=
re lites
.

Quoique j’aie parlé des Francs Maçons dans un de mes Discours
précédens, à dit Monsieur le Professeur Polier, je ne laisserai pas
d’en dire encor quelque chose. 1° Le secret inviolable qu’ils observent
paroit donner atteinte à la Sociabilité.

Les Francs Maçons déclarent qu’ils ne veulent donner aucune at=
teinte ni à la Religion, ni au Gouvernement, ni aux bonnes mœurs.
/p. 10/ Sur la Religion je remarque que les Francs Maçons quand ils s’expri=
ment ainsi, doivent entendre la Religion Chrétienne qui est établie dans
les Païs ou ils se trouvent, cependant ils reçoivent dans leur Société des
Juifs, des Mahometans, des Païens même. Tout Chrétien doit soutenir
la Religion Chrétienne autant qu’il le peut, il doit chercher à la ré=
pandre, d’où je conclus que les Francs Maçons ne doivent pas se lier
avec des Infidèles sans travailler à les convertir: ce qu’ils ne font pas,
puisque de leur propre aveu, on ne parle jamais de Religion dans leurs
Assemblées. Je n’ai point contre cette Société aucun préjugé particulier; je
ne parle point en Theologien qui cherche à étendre son autorité. Je
désaprouve ce que les Ecclésiastiques ont fait par envie de dominer, mais
je parle en Chrétien. Or tout Chrétien doit soutenir le regne de Jesus Christ.
Mais bien loin d’y travailler, cette Société n’a rien qui tende à ce but,
Bien plus elle y déroge, si ce n’est pas directement, c’est au moins in=
directement, en ce que ses Membres ne font pas tout ce qui dépend
d’eux pour l’avancer.

Je dis un mot des signes des Francs Maçons, ils disent qu’ils leur ser=
vent à reconnoitre ceux à qui ils doivent faire du bien. J’avoue qu’il
faut avoir des marques pour reconnoitre avec qui on veut se lier. Sur
quoi je remarquerai deux choses, l’une que la Religion Chrétienne nous
prescrit la bienveuillance universelle; & d’ailleurs s’il faut des marques
pour reconnoitre ceux avec qui on veut se lier d’une façon particuliere,
la Religion Chrétienne suffit pour cela; on pourroit aussi bien demander
à quelcun s’il est Chrétien que de lui demander s’il est Franc Maçon.

La Société Civile, a dit Monsieur le Bourguemaistre Seigneux,Sentiment de Mr le Bourguemaistre Seigneux.
n’a pas beaucoup gagné par la Société des Francs Maçons, mais elle n’y
a pas perdu non plus. Ce qui en fait juger ainsi, c’est qu’il y a des Prin=
ces, des Magistrats &c. qui sont entrés dans cette Société. S’ils avoient
remarqué qu’il se passe parmi eux quelque chose de contraire au Gou=
vernement, ou à la Religion, ils s’en seroient retirés. Comme ils ne l’ont
pas fait, il y a lieu de conclure qu’il n’y a rien de contraire ni à la
Religion, ni au Gouvernement. Malgré le Serment, s’il y en a un, les
honnêtes gens qui en sont; si on les trompoit, et s’il y avoit quelque
chose de contraire aux bonnes moeurs, s’en retireroient.

L’argument de Monsieur Polier sur la Religion prouve trop, parce
que tous les jours nous sommes obligés de commercer avec des gens d’une
Religion différente de la nôtre, sans que pour cela nous soions obligés
de travailler à leur conversion. Les Francs Maçons ont défendu de parler
de la Religion & du Gouvernement par prudence, & non par indifférence.

/p. 11/ Le reproche qu’on leur fait de faire du bien à leurs Confréres, ce re=
proche n’a point de force; parceque ce qu’ils donnent vient d’une bourse
commune, c’est une contribution réciproque, et une suite de la contri=
bution que chacun a fait.

Une réflexion générale, a dit Monsieur l’Assesseur Seigneux, c’est queSentiment de Mr l'Assesseur Seigneux.
les objections qu’on fait contre les Francs Maçons, on peut les faire au
moins pour la plupart contre tous les autres ordres de personnes. On les
accuse de Charlatanerie, et ou n’y en a-t-il point? Temoin le Livre de
Mr Mencken qui a pour titre Charlataneria eruditorum. Sur les cha=
rités qu’ils distribuent particuliérement à ceux qui sont membres de leur
Corps, n’en est-il pas de même de toutes les autres Sociétés, sans qu’on y
trouve rien à redire.

Monsieur De St Germain a fait des Objections fortes contre les
Francs Maçons, et il y a répondu un peu foiblement, c’est ce qu’il a fait
sur tout dans les objections tirées de la Politique et du Serment, il a
fait comme Bayle, lorsqu’il attaque la Religion.

Une chose me fait de la peine au sujet des Francs Maçons, a ditSentiment de Mr le Professeur D'Apples.
Monsieur le Professeur D’Apples, c’est que quand on a quelque chose
de bon dans une Société, on le manifeste, pour attirer plus de Membres,
cependant c’est ce qu’ils n’ont pas fait, ce qui donne lieu a des soupçons
qui ne leur sont pas avantageux. De plus ils exigent le Serment a=
vantque d’avoir manifesté quoique ce soit de cette Société. Cependant
on ne peut s’engager sans crime qu’à des chosès connues: Enfin on ne
peut s’entretenir que de la Religion, du Gouvernement et des bonnes
moeurs, quand on veut parler de choses intéressantes. Comme ils n’en
parlent pas, il se fait de leur Société une très mince idée.

Sentiment de Mr le Boursier Seigneux.En parlant d’une chose qu’on ne connoit pas, il faut parler pru=
demment, c’est Monsieur le Boursier Seigneux qui parle, c’est ce qu’a
fait Monsieur De St Germain. On ne peut appeller Charlatanerie ce
qu’on ne connoit pas; d’ailleurs les choses les plus intéressantes sont sou=
vent liées avec des minucies. Sur le Serment, ils disent qu’il n’y en a
point. Si l’engagement se réduit à une simple parole d’honneur, il
n’y a pas lieu à aucune accusation. Chaque Société a droit d’exiger
que chaque Membre s’oblige à pratiquer les Loix qu’elle a fait.

Sur ce qu’on y admet des personnes d’un mérite suspect. Il a
été impossible à aucune Société de connoitre à fond le cœur de l’hom=
me, et de se garantir de tout mauvais Membre. Sur la Charité peu
édifiante, ils peuvent répondre que chacun est libre dans la distributi=
on de ses bienfaits. Sur ce qu’ils en ont exclus les Femmes, ils diront
qu’ils ne sont pas les seuls qui aient fait ce réglement.

/p. 12/ Cette Société a des caractères qui peuvent oter tout soupçon au Gou=
vernement. Ce ne sont pas des débauchés, des personnes disgraciées, ou
mal marquées qui en sont Membres, mais des Princes Souverains, des Ma=
gistrats en place, des Ministres de la Religion zélés. Cela doit oter tout soup=
çon contre eux au Gouvernement, aux Ministres de la Religion et aux hon=
nétes Gens. Il est impossible que tant d’individus de différens Ordres pus=
sent jamais se proposer pour but de sapper aucune Société particulière.

Note

  Public

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Etendue
intégrale
Citer comme
Société du comte de la Lippe, « Assemblée XXXI. Sur la franc-maçonnerie », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 14 décembre 1743, vol. 2, p. 1-12, cote BCUL 2S 1386/2. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/539/, version du 24.06.2013.
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