Transcription

Société du comte de la Lippe, « Assemblée XVII. Lecture du chapitre XXI de l'"Institution d'un Prince" de l'abbé Duguet », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 16 mars 1743, vol. 1, p. 186-195

XVII Assemblée.

Du 16e Mars 1743. Présens Messieurs DeBochat Lieu=
tenant Baillival, Seigneux Bourguemaistre, Polier Recteur,
/p. 187/ Seigneux Boursier, Seigneux Assesseur, D’Apples Professeur, De
Cheseaux Conseiller, Baron DeCaussade, DuLignon, DeCheseaux
fils.

Discours de Monsieur le Comte.Messieurs. Je ne ferai pas une longue Analyse de tout
ce que vous m’avez proposé sur l’Egalité naturelle des Hommes, je
me contenterai de vous rapporter quelques unes de vos réflexions
sur cette matière.

à Mr le Conseiller DeCheseaux.Vous avez montré clairement, Monsieur, que les Hommes
sont égaux dans leur naissance; dans le besoin qu’ils ont tous d’ali=
mens pour s’entretenir, & dans l’assujettissement aux maladies &
à la mort.

Ils sont aussi égaux par rapport à l’esprit; ils naissent tous
sans connoissances, et ils n’en aquiérent que par le travail & l’ex=
périence: ils ont tous les mêmes inclinations & les mêmes passions.

Cela étant tous les Hommes ont un Droit égal sur tous les
biens de la vie, chacun pouvant en prendre autant qu’il en a
besoin; mais aussi ne devant pas s’en approprier plus qu’il ne
lui en faut ni en priver les autres.

S’il y a aujourdhui des Distinctions entre les Hommes elles
ont été établies par les Hommes eux mêmes, et elles sont fondées
sur ce principe, ou que ils ont reçu quelque bienfait, ou qu’ils es=
pérent d’en recevoir de ceux qu’ils élèvent au dessus d’eux; ce qui
les engage à la reconnoissance & à la soumission.

Un Prince donc n’est en Droit d’exiger quelque soumission
de ses Sujets, qu’autant qu’il leur fait de bien, en les faisant vi=
vre en paix, et en les mettant à couvert de la violence, en fai=
sant enfin regner l’abondance et le bon ordre parmi eux.

Ainsi il y a une égalité entre le Souverain & le Sujet.

La Religion aussi nous apprend que tous les hommes sont
égaux, qu’ils ont tous Dieu pour Père, qu’ils lui rendront tous
compte de leur conduite, et qu’ils sont tous également appellés
à la possession du bonheur céleste.

Enfin vous m’avez convaincu; que s’il y a une Distinction
réelle entre les Hommes; c’est celle qui vient du bien qu’on fait
aux autres; que plus on est bienfaisant, et plus on s’aquiert
de Droit sur les autres Hommes.

à Mr le Boursier SeigneuxVous m’avez fait comprendre, Monsieur, combien cette ma=
tière est importante, puisque si on reconnoit que tous les Hom=
mes sont égaux, on aura les uns pour les autres de la douceur,
/p. 188/ de la complaisance, et on évitera l’orgueuil & l’avarice.

a Mr le Conseiller De St Germain.Vous Monsieur, vous m’avez appris que les Hommes renoncent à
leur égalité naturelle ou d’une manière expresse, ou d’une manière ta=
cite; mais que de quelques manière qu’ils y aïent renoncé, on doit
supposer qu’ils ne se sont soumis à quelcun, que dans l’espérance de
jouïr de quelques avantages qui pussent les dédommager de la
perte de leur Liberté.

a Mr l'Assesseur SeigneuxQuoique les Hommes soient égaux naturellement, il ne faut
pas croire, m’avez vous dit Monsieur, qu’ils puissent vivre dans cette
parfaite égalité. Il est nécessaire qu’il y ait entr’eux de la subor=
dination, sans quoi ils ne sauroient vivre en Société.

a Mr le Recteur Polier.Vous m’avez dit Monsieur, qu’on pouvoit envisager les Hom=
mes de trois manières différentes, ou dans l’état naturel, ou par
rapport aux lumières & aux qualités qu’ils ont aquis, ou enfin
par rapport aux diverses dispensations de la Providence; dans
tous ces cas ils sont parfaitement égaux; parceque ceux qui ont
plus de Talens que les autres sont obligés à plus de Devoirs; et
que par rapport à ceux qui ont receu, plus de biens, de Dieu,
qui sont placés dans une situation plus favorable que les autres,
ils ne sont cependant pas plus contens de leur sort, que ceux qui
en ont moins: qu’ainsi il y a une égalité de bonheur entr’eux.

a Mr le Professeur D'Apples.Vous m’avez prouvé, Monsieur, que les Hommes étoient
égaux dans ce qu’ils ont d’essentiel, mais qu’ils différent seulement
dans des accessoires; que cette égalité dans les choses les plus im=
portantes doit engager ceux qui ont des prérogatives dans l’acces=
soire, à n’en pas abuser; mais à faire servir leurs avantages au
bien de ceux qui en sont privés, parce que par là ils feront con=
noitre qu’ils sont dignes de posséder ces avantages qui les distinguent,
et que par là ils répondront au but pour lequel Dieu les leur
a accordé.

Extrait du 21e Chapitre du Livre de l'Institution d'un Prince.Après ce Discours on a lu un Chapitre du Livre qui a pour
titre Institution d’un Prince &c. Ce Chapitre est le XXIe du
I Tome depuis la page 315 jusqu’à la 340. Il est divisé en IV
Articles. Voici le titre et une courte analyse de chacun.

I. Le Prince ne doit négliger aucune des Qualités extérieures
qui peuvent lui attirer l’amour et le respect de ses Sujets. L’Auteur
dit qu’il y a des Princes qui ont beaucoup de mérite, mais qui
ne se font pas aimer, parce qu’ils ont des dehors qui n’invitent
& n’attachent personne: qu’il en est d’autres qui avec un mérite
/p. 189/ très superficiel gagnent tous les cœurs, parcequ’ils ont des maniè=
res gracieuses; qu’il faut donc qu’un Prince qui veut se faire aimer,
et rendre cet amour solide & durable joigne ces deux choses, un
fonds excellent & digne d’être approfondi, et des graces extérieures
dont tout le monde sente l’impression. Un Prince ne peut pas ré=
pandre ses bienfaits sur tous; mais ses manières nobles et caressan=
tes sont des bienfaits perpétuels dont la source ne tarit jamais, et
qui se font sentir à tout le monde; parcequ’il ne faut qu’être hom=
me pour être sensible, mais il faut avoir du mérite pour pouvoir
discerner le mérite, et chacun n’en est pas pourvu.

II. Il doit être parfaitement instruit des bienséances, pour sa=
voir user des avantages qu’il a. Un Prince, dit l’Auteur, ne doit
céder à personne son privilège, d’être le prémier en politesse,
en bonté, en adresse pour s’insinuer dans les Esprits. Il doit
avoir dans un heureux naturel que les réflexions ont perfecti=
onné, une fécondité, et une variété inépuisable d’attraits & de graces,
pour toutes sortes d’hommes, de toute condition & de tout caractè=
re. Il doit savoir les emploïer, les méler, les diversifier, afinque
chacun y trouve quelque chose qui lui soit propre; il doit avoir
étudié avec tant de succès ce qui convient à tous en général,
et ce qui est particulier à chaque genre d’esprits, que tous se
sentent émus pour lui. Il ne doit point être occupé de sa figu=
re, cela revolte; mais il doit marquer dans son air, sa bonté
sa douceur, sa fermeté, et que toute sa conduite annonce sa
sincerité: qu’il y ait sur son visage un air aimable égal pour
tous; et qu’il réserve des airs caressans & d’autres marques parti=
culieres de distinction pour ceux qui ont de la naissance, des em=
plois, du mérite, ou qui ont rendu des services: enfin qu’il ait
soin de ne donner jamais des marques d’attention et de bonté
à des personnes qui en sont indignes.

III. Le Prince doit être accessible, affable, humain avec di=
gnité. Un Prince, qui a les Qualités dont on vient de parler, doit
être d’un accès facile & se communiquer avec plaisir. Ces Qualités
sont toutes pour le bonheur des Hommes, ce seroit leur faire tort
que de les priver de l’utilité & de l’agrément qui doit leur en re=
venir. Dailleurs si un Prince vit dans la retraite de peur d’avilir
sa Dignité & son rang, il perdra plusieurs occasions de paroitre
grand aux yeux des Hommes pour en conserver une seule; & par
sa trop grande attention à conserver son rang, il marquera qu’il
/p. 190/ en est trop occupé, & qu’il n’en est pas digne, il fera croire qu’il est
plein d’orgueuil; et comme l’orgueuil est une bassesse réelle, et une
preuve d’un esprit vulgaire, il diminuera dans l’esprit des hommes
l’idée de Grandeur qu’il avoit pour but d’augmenter. Germanicus
qui fut les Délices de l’Empire Romain joignoit à une grande et
a beaucoup de valeur, une Civilité & une Politesse qui gagnoient
tout le Monde; toutes ses manières respiroient la Grandeur & la
Bonté. Mais si le Prince doit être affable, il faut aussi qu’il le
soit sans bassesse. Quoiqu’il soit difficile de mesurer si bien ses
paroles & ses actions; qu’en se faisant aimer, on augmente le res=
pect; on réussira à trouver ce sage milieu, si on a une politesse
cultivée par la réflexion, une connoissance du cœur de l’homme,
& si à tout cela on veut joindre le conseil de quelques personnes
habiles dans ces sortes de choses. Le Prince en cherchant à se
faire aimer et respecter ne doit pas avoir pour but sa propre
gloire, mais d’être utile, de mériter la confiance du Peuple, et
de l’engager plus fortement à remplir ses Devoirs.

IV. Le Prince doit être égal & tranquille, ou le paroitre
toujours. Afinqu’on ose aborder le Prince en tout tems, et que les
plus timides même osent lui exposer leurs desirs avec confiance; il
faut qu’il ne paroisse jamais sur son visage ni tristesse, ni colere,
ni emportement; ni mauvaise humeur: il faut qu’il cache les peines
qu’il prend & les déplaisirs dont la vie des Princes n’est pas exemte,
et qu’il ne soit attentif qu’à consoler, & à remplir de joïe ceux
qui viennent à lui. Pour conserver cette égalité si constante; il
faut qu’il se rende maitre de tous les sentimens qui pouroient
la troubler; car s’ils dominent dans son cœur, il sera impossi=
ble qu’il les reprime entiérement: il doit avoir une patience, et
une soumission aux volontés de Dieu, qui surmontent tout; il
doit compter ses douleurs à quelque ami fidèle, afin d’avoir plus
de facilité à cacher aux autres l’abattement et le trouble dont
il est rempli. Enfin il doit reprimer toute colère, et toute impa=
tience; qu’il soit bon, et patient à l’égard de ceux qui le ser=
vent, qu’il soit porté à excuser leurs négligences; quand elles se
terminent à lui seul; qu’il se croie deshonoré quand il s’est laissé
aller à un emportement, qu’il s’en punisse par le repentir; qu’il
ne lui échape jamais des paroles injurieuses, qu’il reprenne en
peu de paroles, & qu’il acoutume tout le monde à obéir à un
mot dit d’un ton modéré.

Sentiment de Mr DeCheseaux le fils./p. 191/ L’Auteur dit qu’un Prince doit être affable, parce que cela
lui donne occasion d’être utile. Comment l’affabilité du Prince pro=
duira-t-elle cet effet? C’est que par là il fera connoitre qu’il est
doux, plein de bonté, & qu’il prend part aux divers malheurs de
ses Peuples. Il est vrai qu’on ne doit pas toujours conclurre qu’une
personne qui a l’air doux & qui est affable ait le cœur bienfaisant;
mais outre que la Souveraine Puissance doit écarter tout soupçon
d’affectation & d’artifice, il est impossible qu’un Prince ait conti=
nuellement l’extérieur et les manières douces, prévenantes et les
discours obligeans et pleins de bonté, il est impossible, dis-je, qu’il
ait tout cela, sans en avoir la source, c'est à dire, à moins que le
cœur ne soit de la partie, et qu’il ne soit pénétré des sentimens
que ses manières expriment. Un Prince doit encor être affable,
parcequ’il y trouve du plaisir, rien n’étant plus propre à donner de
la satisfaction à un cœur bienfait, que de procurer à tous les hommes du plaisir, d’a=
doucir leurs malheurs par la part qu’il y prend, et de les consoler
en leur faisant connoitre qu’il est disposé à leur accorder les
secours dont ils ont besoin.

Sentiment de Mr l'Assesseur Seigneux.L’Auteur en prouvant qu’il faut allier l’affabilité & la
Majesté devoit indiquer les moïens d’aquerir cette affabilité. Ce
n’est pas une qualité qui s’aquière tout d’un coup; c’est dans la
jeunesse qu’on devroit y accoutumer les Princes. L’éducation
ordinaire qu’on leur donne n’est pas propre à les y former, on
ne leur apprend pas à donner à chacun les marques d’atten=
tion qui conviennent; on leur apprend plutôt à avoir une con=
tenance noble, à recevoir avec fierté tout ce qu’on fait pour
eux: On devroit au contraire par de sages réflexions et par
de bons exemples leur inspirer cette affabilité, les reprendre avec
douceur quand ils y manquent, et les faire souvenir qu’étant
destinés à gouverner les Peuples, ils ne pouront s’en bien a=
quitter s’ils indisposent leurs  sujets contr’eux et s’ils ne leur
permettent de s’approcher d’eux avec liberté; et de leur exposer
leurs Droits, et leurs malheurs.

Sentiment de Mr le Professeur D'Apples.Il faudroit montrer à un Prince ce qu’il peut raisonna=
blement exiger de ses Sujets, alors le Prince verroit clairement
dans quel état il doit être, afinque ses Sujets y répondent; c’est
sans doute ce que l’Auteur a fait dans quelque endroit de cet
ouvrage. L’Auteur dit qu’un Prince qui réfléchit toujours qu’il
est Roi; oublie et néglige les devoirs de la Roïauté. Cela a besoin
/p. 192/ de quelque éclaircissement. Si le Prince en pensant qu’il est Prince
ne fait attention qu’aux égards qui lui sont dus, qu’il ne se propose
que de les soutenir & de les augmenter; sans doute occupé de cette
pensée, il oubliera ses Devoirs: Mais si réflechissant qu’il est Prin=
ce, il ne pense qu’aux Devoirs qu’il a à remplir; qu’il a à rendre
compte de sa conduite à Dieu, qui l’a élevé dans le rang qu’il
possède, et qui ne l’y a placé qu’afin qu’il fit regner l’ordre, la
justice, la paix et la Religion: si se souvenant qu’il a été pla=
cé sur le trone par le consentement des Peuples qui n’ont eu des=
sein de se soumettre à lui qu’afin qu’il travaillât à les rendre
heureux, qu’il veillât à leurs intérêts, qu’il prit part à leurs
maux & qu’il eut soin de les soulager; si en réfléchissant qu’il
est Roi ou Prince, il se rappelle toutes ses idées, certainement
cette idée lui remettant ses Devoirs devant les yeux, lui en
faisant sentir la nécessité, et les conséquences dont sa négligence
ou son exactitude seront suivies, le portera à remplir fidélement
toutes ses obligations, & l’empéchera de se relacher jamais.

Sentiment de Mr le Boursier Seigneux.L’idée générale de l’Auteur qu’on a lu, c’est la nécessité
de se faire aimer; il faut pour cela qu’un Prince aquière les
qualités du cœur, qui gagnent l’amour et le respect de ceux
qui les voïent; car si on ne gagne l’amitié que par un masque
de vertu, le masque tombera bientôt, et celui qui le portoit sera
méprisé.

Le Prince est toujours Prince, mais il se montre différemment
dans les Conseils, à la tête des armées, & dans le particulier. Dans
ces différentes situations, il doit revétir des dehors différens;
mais un Prince ne doit s’oublier jamais, c. à d. qu’il ne doit ja=
mais faire de bassesse, ni démentir son rang.

Il doit être affable, ce que Monsieur DeCheseaux a dit là
dessus le prouve évidemment; l’on peut encor ajouter qu’il doit l’ê=
tre pour connoitre ses Sujets, pour leur donner occasion de se deve=
lopper, pour démèler leurs Vertus & leurs défauts; ce qu’il ne con=
noitra point, s’il se montre toujours a eux d’une manière haute.
De plus s’il étoit sans affabilité, il se priveroit des douceurs de
l’amitié, et des conseils libres qu’on peut lui donner:

Pour les manières d’un Prince, elles doivent être une démons=
tration de sa Bonté & des sentimens de son cœur: sans cela elles
seroient trompeuses; car il ne convient à personne d’être faux
dans ses discours et dans ses manières, encor moins au Prince; pour
/p. 193/ gagner donc l’amour des Peuples par ses manières, il faut qu’il se
dépouille de ce que sa Qualité a de trop relevé, qu’il écarte ce que
son rang a de supérieur à l’égalité naturelle des hommes, ce qu’il
fera en montrant par ses manières la bonté de son cœur. Il ne doit
pas craindre qu’en paroissant ainsi se rabaisser ses Sujets aient
une moins grande idée de sa Grandeur; au contraire touchés de
sa Bonté, ils le replaceront dans leur esprit sur le trone dont
paroit descendre, et le trouveront beaucoup plus digne de l’occu=
per.

Les bienséances, ne sont que la convenance de tout ce qu’on
fait, et de tout ce qu’on dit; suivant les circonstances ou on est
placé, et suivant le rapport et la rélation qu’on a aux objets &
aux personnes. Si un particulier doit observer les bienséances,
ce dont personne ne doute, un Prince y est encor plus obligé;
parce que les plus petites fautes qu’il fait sont exposées aux
yeux du Public. Sans cette bienséance les meilleures choses per=
dent leur prix. Les bienséances contribuent à faire joindre l’es=
time au respect.

Sentiment de Mr le Baron DeCaussade.Le Prince de Galles aujourdhui Roi d’Angleterre pendant
son séjour à Hanover entretenoit chacun selon son gout. Il par=
loit Theologie et Morale avec les Ecclésiastiques, Philosophie
avec les Philosophies, Politique avec ses Ministres, Science avec
les Savans, et il égaioit la conversation avec les Dames. Le
Duc d’Orleans qui a été Régent de France en faisoit de même;
dans les Compagnies il étoit aimable, spirituel, poli; et dans le
Cabinet il parloit d’affaires ou de Sciences suivant les personnes
avec qui il se rencontroit. Il n’en étoit pas ainsi de Charles II
Roi d’Angleterre, il n’aimoit que la bagatelle, et il ne pouvoit
soutenir la qualité de Roi un quart d’heure. Mais pour être en
état de s’accommoder ainsi au génie et au caractère de chacun
il faut aquerir beaucoup de lumiéres et cela quand on est jeune.

Sentiment de Mr le Bourguemaistre SeigneuxComme on joint souvent de belles manières avec un cœur
fourbe; on attend à décider le caractère d’un particulier qu’il nous
soit connu par quelqu’autre endroit que par le simple extérieur;
mais il n’en est pas de même d’un Prince, l’affabilité & l’attention
aux bienséances lui sont extrémement nécessaires: on en juge
bien dans un Prince par ce qu’on suppose qu’il ne veut pas se gé=
ner, ni tromper ses Sujets.

Les bienséances, il ne doit jamais s’en éloigner; sur tout si
/p. 194/ elles ont pour objet des personnes qu’il a lui même constituées en di=
gnité, ou des Etrangers. C’est ce manque aux bienséances qui a at=
tiré au Cardinal Mazarin bien des disgraces. Quand on n’a pas pour
quelcun les égards, & qu’on ne soutient pas avec lui les bienséances
que l’usage et la coutume ont autorisées, il regarde cela comme un
affront. Il n’en est pas tout à fait de même de l’affabilité, elle est
propre à gagner le cœur, mais elle n’est pas due, d’une obligation
parfaite; et on ne peut pas se plaindre quand on en manque pour
nous: il n’est pas moins vrai cependant qu’un Prince qui n’est
pas affable ne remplit pas ses Devoirs envers Dieu, en ce qu’il man=
que d’une Qualité absolument nécessaire pour bien gouverner.

Sentiment de Mr le Conseiller DeCheseaux.Il paroit difficile d’avoir les apparences de l’humanité et de
la douceur, sans en avoir en même tems les Vertus; il faut donc
les aquerir, c’est le seul moïen de les manifester toujours. Comme
elles ne s’aquiérent pas tout d’un coup, il faut commencer de
bonne heure, dans la jeunesse, avant que le cœur ait contracté
des habitudes contraires, qui rendroient encor l’aquisition de ces
Vertus plus difficile.

Sentiment de Mr le Recteur Polier.Notre Auteur a traitté dans des Chapitres précédens ces
Questions dont on a parlé, savoir qu’un Prince doit connoitre ses
Sujets, qu’il doit aquerir des Qualités, et des Vertus. La question
qu’il traitte dans le Chapitre que nous venons de lire, n’est que
comme un accessoire aux autres. L’Auteur se propose de former
un Prince parfait, non pas qu’il y en ait de tel; mais il faut
tendre à la perfection, & dans cette vue il n’oublie aucune Qua=
lité ni intérieure, ni extérieure. Il ajoute les Qualités extéri=
eures aux autres dont il a déja parlé, parce qu’elles sont propres
à se faire aimer de tous, & craindre des méchans.

Ce qu’il dit d’un Prince doit s’étendre à tous les Supérieurs,
& en général à tous les hommes; douceur, affabilité, bienséances,
chacun doit aquerir ces Qualités aimables; les Sujets même à l’é=
gard de leurs Supérieurs ont occasion de les emploïer, & plus ils se=
ront attentifs à les observer, plus aussi elles leur attireront la
bienveuillance de ces Supérieurs.

Sentiment de Mr le Lieutenant Ballival DeBochat.Les Auteurs qui entreprennent de traitter de l’institution
d’un Prince devroient montrer quelles sont les Qualités qu’un
Prince doit avoir, et l’obligation ou il est de les aquerir, sans par=
ler de l’utilité qui peut lui en revenir, parceque cette utilité n’est
pas le fondement des Devoirs, elle n’est qu’un encouragemt à les pratiquer.

/p. 195/ Les obligations d’un Prince peuvent être déduites des engage=
mens qu’il a pris avec la Société. S’il n’aquiert pas les lumières
et les Talens nécessaires pour bien gouverner, & si ses actions n’y
répondent pas, il est coupable envers Dieu, il se rend coupable en=
vers ses Sujets d’une injustice expresse ou tacite. Tout cela se
peut démontrer.

Parlons des bienséances. Ordinairement on ne dit point pour=
quoi on est obligé de les observer. Il faut distinguer les bienséan=
ces arbitraires, d’avec celles qui sont fondées en Droit naturel; sa=
voir la manière de manifester les dispositions ou on est par ra=
port aux autres hommes, telles que sont la bonté, l’amitié &c.
sans ces manières établies pour manifester ces sentimens, on ne
croira pas que vous les aïez: C’est là ce qui s’appelle bienséance
naturelle.

La bienséance arbitraire, c’est ce qu’il faut observer par ra=
port aux lieux, aux tems, et aux personnes. Un Prince doit mar=
quer ces dispositions avec plus de soin qu’un Particulier, parcequ’il
n’est pas indifférent de quelle manière le Prince envisage la So=
ciété; un geste, un silence, tout sera expliqué, et fera prendre
une conduite proportionnée.

Par raport à une personne indépendante du Prince, il
doit aussi observer les bienséances 1e parce que cet étranger est
homme comme lui: il le doit aussi par rapport à la Société dont
il est le Chef, crainte d’indisposer le Prince de qui cet étranger
dépend, contre lui & son Peuple. Sur tout cela est à craindre,
depuis que ces bienséances ou cérémoniels sont passés en Loi,
crainte que cela ne soit un sujet de guerre. Henri IV etoit très
attentif à observer ces bienséances soit naturelles, soit arbitrai=
res, aussi s’étoit-il aquis une estime et une bienveuillance
universelle.

Cette obligation démontrée on pourra aisément faire voir
que cela contribuera à l’agrément du Prince, à son avantage,
et faire voir aussi les désavantages de la conduite opposée.

Monsieur le Comte a proposé pour la Société suivante
cette Question à traitter, Si l’homme peut être sans pas=
sion
. C’étoit le tour de Monsieur le Bourguemaistre, ou de
Monsieur le Baron DeCaussade, d’ouvrir la conférence, mais
ils se sont excusés tous deux, et Monsieur le Professeur D’Ap=
ples qui commence les tours s’en est chargé.

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Citer comme
Société du comte de la Lippe, « Assemblée XVII. Lecture du chapitre XXI de l'"Institution d'un Prince" de l'abbé Duguet », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 16 mars 1743, vol. 1, p. 186-195, cote BCUL 2S 1386/1. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/532/, version du 24.06.2013.
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