Transcription

Société du comte de la Lippe, « Assemblée LXXV. Sur les bienséances d'état », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 26 décembre 1744, vol. 2, p. 400-404

LXXV Assemblée

Du 26e Xbre 1744. Messieurs Seigneux Bourgue=
maistre, DeBochat Lieutenant Baillival, Polier Profes=
seur, Seigneux Juge, DuLignon, DeSt Germain Conseiller,
Comte De Raben, De Tillisch Gentilhomme de S.A.R. le
Prince Héréditaire de Dannemarc, Seigneux fils de Monsieur le
Juge, Seigneux Boursier.

Discours de Monsieur le Comte.Messieurs, L’Auteur dont vous lutes l’Ouvrage Sa=
medi critique avec beaucoup de délicatesse les défauts dans les=
quels les Richesses & la Grandeur entrainent les Hommes. Elles
rendent fiers, orgueilleux, vains, sots & ingrats ceux qui en sont
revétus; et elles attirent l’admiration et l’estime de ceux qui en
sont privés, envers ceux qui les possédent.

Peut être ce jugement avantageux que le Public fait
des Personnes que la Fortune favorise, est-il la principa=
le cause de la sottise de ces derniers? Je ne saurois au moins
me persuader qu’un homme de bon sens puisse s’imaginer
qu’il a aquis des lumiéres, de la pénétration, & des vertus,
par cela seul qu’il est riche, ou qu’il est élevé au dessus des
autres par sa naissance, ou par ses emplois. Mais aussi n’est-=
on pas disposé à croire ce qui nous flatte? Et comment ré=
sister à l’idée flatteuse qu’on a du mérite, quand tous ceux
qui nous approchent, s’empressent à nous le persuader?

Je ne redouterois point cet éceuil et ce ridicule, si,
étant au milieu de vous, Messieurs, j’avois toujours, pour
me munir contre ce travers, vos sages réflexions, vos bons
conseils, & les exemples de candeur, de modération, de dou=
ceur, et de justice, dont vous ne cessez de me donner des
modéles.

On avoit proposé Samedi dernier cette Question pourSujet de la Conférence Quels sont les principes qui montrent l’obligation et l’utilité d’observer les bienseances d’état?
faire le sujet de la Conférence d’aujourdhui. Des principes
qui montrent l’obligation et l’utilité d’observer les bien=
séances d’état
.

Le terme d’état dont il s’agit ici, a dit Monsieur leSentiment de Mr le Lieutenant Baillival DeBochat.
Lieutenant Baillival DeBochat, se prend pour l’assemblage
/p. 401/ des diverses circonstances qui distinguent un homme d’un au=
tre; c’est une maniére d’être relative à la Société.

Les bienséances dont nous voulons établir l’obligation, ne
sont pas ce qu’on appelle bienséances dans le monde, car
dans le langage ordinaire on distingue peu entre les biensé=
ances et la mode, parce qu’on ne s’est pas accoutumé à sentir
la différence qu’il y a entre des choses qui dépandent de
l’imagination & du caprice, et entre des choses qui sont de de=
voir: les bienséances sont donc les marques extérieures des sen=
timens dont nous avons le cœur rempli.

Il est facile de prouver la nécessité de pratiquer ces
bienséances. Chacun dans quelque état qu’il soit est obligé de
remplir certains devoirs à l’égard des autres; les occasions ne
s’en présentent pas toujours; mais le bonheur de la Société de=
mande que chacun soit persuadé des dispositions réciproques
de tous les membres qui la composent, à cet égard: c’est cette
assurance qui fonde la confiance et la tranquillité et des
particuliers & de la Société en général. Sans cette persuasi=
on, personne ne sera empressé à secourir & à aider les autres,
ne pouvant pas compter d’en être aidé à son tour. Or on ne
peut faire connoitre cette intention que par des actions exté=
rieures, puisque les hommes ne voient pas ce qui se passe
dans le cœur des autres. Donc chacun est obligé de faire
connoitre par ses actions & par sa conduite qu’il est dans
ces dispositions. Cette obligation regarde le Prince comme
les Sujets & tous les Individus de la Société.

Monsieur le Conseiller De St Germain a ajouté, queSentiment de Mr le Conseiller De St Germain.
le mot d’état signifie une manière d’être relative à la So=
ciété civile: la différence du visage, du lieu ou l’on habite,
de l’âge &c. n’est pas un état. Le mot de Bienséance si=
gnifie, les régles auxquelles nous devons conformer notre
conduite extérieure pour manifester les sentimens de notre
cœur & nous attirer la confiance des Hommes.

Ces Bienséances d’état imposent des obligations diffé=
rentes: autres sont les obligations d’un homme riche, autres
celles d’un vieillard, d’un pauvre, d’un jeune homme. Une
régle générale qu’on peut donner là dessus, c’est que ceux
qui sont le plus exposés à la vue du Public doivent être
exacts, je dirai même les plus exacts à observer ces bienséances.
Tels que sont ceux qui ont une grande naissance, de grands
/p. 402/ Emplois. Cela arrive-t-il toujours ainsi? Je n’en sais rien. On se
fait des préjugés là dessus; on pense que ces distinctions de rang
n’engagent qu’à soutenir certains Droits, certains Priviléges dont
on est, ou dont on se croit être en possession. Au lieu qu’il fau=
droit faire connoitre qu’on pense à ses Devoirs, qu’on s’en oc=
cupe, & qu’on s’applique avec plaisir à les remplir.

Les hommes, a dit Monsieur le Boursier Seigneux, n’ontSentiment de Mr le Boursier Seigneux.
pas les mêmes idées des bienséances; les uns les regardent comme
l’écorce, les autres les regardent comme l’essentiel: Ces derniers
sont complimenteurs; les prémiers s’envisagent comme des es=
prits forts: tous deux se trompent.

Etat c’est l’assemblage des divers circonstances qui dis=
tinguent un Homme d’un autre; elles sont rélatives à la Socié=
té, je dirai même qu’elles sont rélatives à soi même. Cet
état est divers; l’homme est fort, ou foible; il a de l’esprit, ou
il en manque; il a des emplois, ou il n’en est pas revêtu: cet
état est naturel, ou de choix.

Les bienséances sont ces actions extérieures par lesquelles
nous faisons connoitre que nous voulons remplir nos devoirs,
ou plutot le raport de nos pensées & de nos dispositions avec
les Devoirs particuliers que chaque état nous impose.

Pour faire sentir l’obligation de remplir ces bienséances, il
n’y a qu’à montrer qu’elles sont belles et bonnes. Nous puise=
rons les preuves dont nous aurons besoin, dans la Raison,
dans la nature et dans le but de chaque état. Je ne m’éten=
drai pas à en prouver l’utilité, l’expérience la demontre
suffisamment.

La Raison montre qu’il y a une Beauté naturelle dans
l’assortiment des pensées, des paroles et des actions avec leur
nature; l’idée de l’esprit fait naitre l’idée des conseils, et l’idée
de la force, donne celle des secours.

La nature de chaque état fait encor sentir l’obligation
de ces Bienséances; par la nature d’un état j’entens le but pour
lequel cet état est formé. Le but des richesses fait connoitre
qu’il faut les répandre, le but de l’autorité c’est de maintenir
l’ordre, et ainsi des autres. Dès que le but est senti, on sent les
obligations qui en naissent. Il y a cependant des obligations
plus fortes les unes que les autres; il y en a dont la negligen=
ce est punissable; d’autres qui sont moins fortes, d’autres qui
sont plus délicates & plus difficiles à apercevoir.

/p. 403/ Il y a d’autres obligations de contrat, ceux qui les négligent
manquent à leurs engagemens. Ce sont celles qui naissent des
Emplois civils ou militaires.

Il faut remarquer qu’il y a une différence entre les Devoirs
de la Justice et ceux des Bienséances. Les prémiers sont ren=
fermés dans cette maxime, Ne faites à autrui que ce que vous
voulez qu’on fasse pour vous; Et les seconds sont prescrits par
celle-ci, Faites pour autrui tout ce que vous voulez qu’on fasse
pour vous. La Religion n’a pas négligé ces derniers.

Pour l’utilité des Bienséances elle est très sensible, elles ren=
dent aimables ces grands objets, les Loix et l’ordre: leur négli=
gence fait plus de mal à ceux qui y manquent, que des Discours
suivis, elle fait haïr ces différens états établis pour le bien de la
Société, elle revolte contre les Loix. D’ailleurs ces bienseances
observées attirent l’estime, parcequ’elles ont une idée d’ordre, el=
les attirent une bienveuillance universelle; elles rendent ceux
envers qui on les observe contens d’eux mêmes, et satisfait,
elles les lient étroitement avec ceux qui sont attentifs à les
observer.

Sentiment de Mr le Juge Seigneux.Monsieur le Juge Seigneux a ajouté, que les bienséan=
ces sont des façons d’agir qui marquent l’estime que nous
faisons des Hommes suivant le rang qu’ils occupent et les ré=
lations qu’ils ont. Il y a des Bienséances générales, il y en a
de particuliéres. Une Bienséance générale, c’est de ne rien
faire qui puisse déplaire, ou nous faire perdre la bienveuil=
lance universelle. Les particuliéres nous regardent, ou les au=
tres: nous ne négligeons pas les prémiéres; les autres dépen=
dent des rélations. Par exemple, un Prince soutient des rélati=
ons différentes avec ses sujets et avec des Etrangers, & parmi
ses sujets il y en a avec lesquels il a des rélations particulié=
res, tels que sont ses Ministres, ses Conseillers; il doit a tous
ce que j’ai appellé Bienséance générale; mais pour les biensé=
ances particuliéres, il y en a qui sont réglées & déterminées par
des Loix, tel est le cérémonial qu’on observe avec des Ambassadeurs,
des Députés, avec ses propres Ministres; il y en a d’autres qui ne
sont pas aussi déterminées, & sur lesquelles on peut s’étendre ou
se resserrer, mais qui attachent beaucoup les hommes si on les por=
te au dela que de ce qu’ils pouvoient attendre à la rigueur, telle
est cet air de bonté & d’affabilité dans ceux qui sont élevés à
l’égard de leurs inférieurs ou des sujets. De tous les états il nait
/p. 404/ respectivement des obligations qu’on doit remplir, & dont un hon=
nête homme ne doit jamais s’éloigner. Une régle générale qu’on
peut donner là dessus, c’est d’être plus attentifs à remplir les
bienséances que nous devons aux autres, que celles qu’on nous
doit.

Selon Monsieur le Bourguemaistre Seigneux, le principeSentiment de Mr le Bourguemaistre Seigneux.
des Bienséances vient de la constitution des Sociétés; il faut
qu’il y ait des personnes pour gouverner, et d’autres qui obéis=
sent; les uns & les autres doivent être unis par une confiance
et une amitié réciproques; celui qui commande doit témoigner
par ses maniéres & par ses Discours son amitié et sa bien=
veuillance à celui qui doit obéir, & celui-ci doit aussi par son
respect faire connoitre l’approbation qu’il donne aux Loix
& au gouvernement de son Maitre & la disposition ou il
est d’executer ce qu’on lui ordonnera. Les Bienséances sont
donc ces actions qui sont assorties à chaque état & qui sont
destinées par un usage reçeu à faire connoitre les dispositions
que je viens d’indiquer. Sans elles on se fait mépriser: ainsi un
Prince qui est bourru, violent emporté, ou fier et hautain et
qui traitte ceux qui l’approchent avec grossiereté, avec violence
ou avec fierté fait des impressions sur leur cœur qui ne lui
sont point avantageuses, il les éloigne de lui, il leur inspire
de l’aversion & du mépris dont il pourroit bien ressentir de
funestes suites. Je remarquerai là dessus que ceux qui sont en
place sont plus obligés à remplir ces bienséances que les autres,
parcequ’ils ont à faire à plus de personnes, avec qui il leur im=
porte plus d’être bien unis & liés; & afin qu’on soit content d’eux
ils doivent y satisfaire non seulement par grimace & sans
l’extérieur, mais de cœur.

Monsieur le Professeur Polier a donné ses idées par écrit,Mr le Professeur Polier.
mais comme je ne les ai pas sous la main, afin de n’être point
arrété par là, je les renvoie à la fin de ce volume.

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Citer comme
Société du comte de la Lippe, « Assemblée LXXV. Sur les bienséances d'état », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 26 décembre 1744, vol. 2, p. 400-404, cote BCUL 2S 1386/2. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/528/, version du 24.06.2013.
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