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Société du comte de la Lippe, « Assemblée LXVI. Sur la prudence (2e partie) », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 03 octobre 1744, vol. 2, p. 328-339

LXVI Assemblée

Du 3e 8bre 1744. Présens Messieurs DeBochat Lieu=
tenant Ballival, Seigneux Bourguemaistre, Seigneux Boursier, Sei=
gneux Juge, D’Apples Professeur.

Messieurs L’Auteur de la Piéce dont Monsieur DuLignonDiscours de Monsieur le Comte
nous procura la lecture Samedi dernier examine cette Question, Si l’I=
magination contribue au malheur, plutot qu’au bonheur de l’Homme.

Dabord il pose pour principe qu’il y a une liaison nécessaire
entre la vérité et le bonheur; que la vérité conduit au bonheur et
que le malheur est une suite de l’ignorance et de la corruption du
coeur qui rend l’homme peu sensible à la vérité.

Il divise son Discours en deux parties. Dans la 1ere il examine
comment l’Imagination devoit opérer le bonheur de l’homme et dans
la 2e il prouve que l’homme pervertit l’usage qu’il en doit faire.

L’Imagination, selon lui, est non seulement une Faculté passive,
propre à recevoir et à conserver les impressions des objets; mais elle
est encor une Faculté active par les combinaisons qu’elle fait de
nos différentes idées. Par le moien de cette Faculté nous aquerons di=
verses connoissances qui tendent toutes à notre bonheur. C’est elle
qui nous aprend à connoitre les Etres physiques; c’est elle qui a in=
venté les Arts, qui les a multipliés, qui les a rendus publics. Par elle
on distingue le beau, le bon et le vrai, elle en inspire l’amour, elle
en démontre l’utilité. Toutes les Sciences, tous les Systhèmes ne sont
que des fruits de l’Imagination. L’Eloquence, la Poësie, la Philosophie,
la Jurisprudence, la Morale, tirent leur origine de l’Imagination. Enfin
c’est elle qui procure à l’homme des délassemens agréables dans ses fatigues,
/p. 329/ qui fait disparoitre les horreurs de la solitude quand il s’y trouve,
par les illusions dont elle remplit son ame, et par le souvenir du pas=
sé, ou par des espérances flateuses pour l’avenir. Voilà ce qu’elle étoit
destinée à produire, et ce qu’elle produit encor en partie. Voions à pré=
sent quels sont ses effets les plus ordinaires, qui contribuent au mal=
heur des Hommes.

1° Elle ne se forme que des idées imparfaites des choses, c’est par
là qu’elle en impose aux hommes; tantôt elle diminue les dangers
auxquels on est exposé, tantôt elle les grossit, de là viennent les es=
pérances frivoles, les entreprises sans succès; de là naissent aussi
les défiances, les inquiétudes et les craintes. C’est l’imagination qui
fait naitre l’ambition & la vaine gloire; C’est elle qui nourrit les
passions, qui a introduit dans le monde l’avarice, le desir de domi=
ner, de briller; c’est elle qui a corrompu la justice, et qui a intro=
duit la chicane. C’est elle qui produit ces illusions chimériques qui
flatent l’ame, mais qui se dissipent bientot, et qui plongent l’homme,
en se dissipant, dans l’amertume et l’inquiétudes.

Comme ce sont là les fruits les plus ordinaires de l’Imagination
l’Auteur conclut qu’elle contribue plutôt au malheur de l’homme qu’à
son bonheur.

Vous m’avez appris, Monsieur le Boursier, qu’un des défauts dea Mr le Boursier Seigneux.
l’Imagination c’est de présenter trop d’objets à la fois, d’ou nait la con=
fusion et la difficulté de faire un bon choix. Que l’Imagination
a été donnée à l’homme, pour adoucir son travail et pour le re=
créer par les agréables idées qu’elle lui offre: pour arrêter son atten=
tion sur des vérités d’usage; pour lui faire gouter les corrections
par le tour qu’on leur donne: enfin pour le délasser par les ima=
ges agréables qu’elle lui présente.

Vous n’avez pas approuvé l’Auteur, Monsieur Polier, quand il dita Mr le Professeur Polier.
que l’Imagination de l’homme est corrompue dès la naissance; vous
pensez qu’elle ne se corrompt que par les mauvais exemples & par
la séduction des passions.

Vous avez trouvé, Monsieur DeBochat, que l’Auteur auroita Mr le Lieutenant Ballival DeBochat.
rendu son Discours plus intéressant, si après avoir prouvé que l’ima=
gination fait égarer l’homme, il avoit marqué les causes qui la
séduisent, comment on peut leur résister et les vaincre, et comment
enfin on peut perfectionner l’imagination.

à Mr le Bourguemaistre Seigneux.Les effets de l’imagination, mavez vous dit Monsieur le Bour=
guemaistre, dépendent du caractère de chaque homme en particulier,
et comme il y a plus de gens qui s’affligent pour des maux chiméri=
ques /p. 330/, que de ceux qui se réjouïssent pour des biens chimériques, vous
croiez que l’Imagination contribue plus au malheur qu’au bonheur des
hommes.

a Mr le Juge Seigneux.Vous avez trouvé, Monsieur le Juge, que l’Auteur n’a point don=
né d’idée juste de l’imagination; qu’il la confond avec la volonté et
avec le jugement, et que la conclusion qu’il tire de ses principes
est peu solide, que bien loin que l’imagination fasse le malheur des
hommes, qu’elle en fait au contraire le bonheur.

Monsieur le Comte et MessieursII Essai sur la Prudence par Mr le Boursier Seigneux.

Dans un 1er Essai j’ai eu l’honneur de vous exposer mes conjectu=
res sur la nature et les caractères distinctifs de la Prudence. J’y ai prou=
vé aussi que cette Vertu imposoit aux hommes une obligation très sé=
rieuse, à proportion de l’importance de son objet, et de l’influence de
l’Agent. Je cherche à présent quelles en sont les régles et les maximes,
et je commence par les plus générales, d’ou il sera aisé de descendre
aux régles particuliéres qui en découlent, et qui sans changer de nature
se proportionnent aux divers genres d’objets qui leur sont offerts.

La distinction des Moralistes entre Prudence générale et Pru=
dence particuliére est très commode pour nous faire connoitre ce
discernement, qui s’applique à des objets plus vastes, ou plutôt à des
classes d’objets de même genre, mais de différente espèce; et cette Pré=
voiance particulière qui s’exerce sur des objets plus limités, et suscepti=
ble de moins de subdivision.

La Prudence générale donnera les dispositions à la Prudence
particuliére. Elle en pose les fondemens, et celle-ci les applique à
des sujets plus déterminés. Il est donc de l’ordre de commencer par celle
qui fraie, pour ainsi dire, le chemin à l’autre.

Je reduirai la Prudence générale à ces trois vues; de donner à
l’Homme 1° Des idées justes 2° Des sentimens raisonnables et 3° un
plan de conduite qui s’y assortisse. Que l’on se dépeigne un homme qui
pense bien, qui place et modére ses inclinations, qui suit un plan fixe
dans sa conduite; assurément on ne lui contestera pas la Prudence
dont je parle.

Je me bornerai pour le coup à la nécessité de se faire des idées
justes des choses qu’il importe de connoitre pour régler sur leur impor=
tance la conduite qu’elles exigent.

Selon cette régle l’homme prudent doit travailler à se faire des idées
saines de Dieu qui l’a créé, pour le révérer et le servir comme il con=
vient; des Hommes avec qui il a à vivre pour entretenir avec eux une
douce correspondance; et de soi même pour régler par la Raison
/p. 331/ les Instincts de la nature.

Dès que l’on connoit l’Etre infini, ce seroit le comble de l’impru=
dence de l’offenser. Dès qu’on sent l’égalité naturelle des hommes, ce
seroit courir à sa perte de leur faire injure. Dès qu’on a éprouvé un
seul remords, il faudroit haïr son repos pour renoncer à la Vertu.

La Prudence veut donc que l’on soit religieux, que l’on pratique
l’honnéteté, et que l’on soit juste. La Morale et la Religion sont donc
la plus pure source de la véritable Prudence.

Sans entrer dans un grand détail il importe d’indiquer au moins ce
que la Prudence exige de plus essentiel sur chacun de ces trois articles.

Je sens bien que je donne à cette Vertu un sens beaucoup plus vas=
te que celui qu’on y attache pour l’ordinaire: Mais outre que je traite
de la Prudence générale, je ne m’écarterai point en cela de la mé=
Fundam. Jur. Nat. et Gent. De Prudentia in genere.thode d’un excellent Philosophe, je veux dire le célèbre Mr Thoma=
sius, qui définit ainsi la Prudence en général. C’est,
(dit-il,) la
Doctrine ou la Science qui nous apprend comment l’ama=
teur de la Sagesse doit marcher dans la carrière de la Vertu,
desorte qu’il ne se laisse ni entrainer par les exemples de ceux
qui n’en ont que l’apparence, ni détourner ses actes vertueux
par la violence ou l’artifice de ceux qui voudroient s’y opposer.

Dailleurs quand on diroit que cette idée de la Prudence va presque
aussi loin que celle de la Vertu, il n’y auroit encor rien à reprendre, puis=
qu’on peut dire à la lettre qu’aucune Vertu ne manquera à un homme vé=
ritablement prudent, dans le même sens que Juvenal a dit, aucune Di=
vinité ne vous manquera si vous étes sage: nullum Numen abest, si
sit prudentia
. Dailleurs quel inconvénient y aura-t-il à nous convain=
cre du prix et des grands usages d’une Vertu, qui feroit assurément le
bonheur complet de tous les hommes, si elle étoit l’objet assidu de leur
étude?

Je reviens donc avec confiance au point que je me suis proposé sur
la nécessité que la Prudence impose de se faire des idées justes de Dieu,
des autres hommes et de soi même.

La Prudence nous faisant envisager Dieu comme l’Arbitre duI
Souverain Bien, nous portera à ne rien négliger pour nous le rendre
favorable. Quel intérêt plus grand que celui de plaire à cet Etre
adorable, de qui découlent les graces, et qui par un seul acte de sa
Volonté peut faire notre bonheur éternel? Pourrions nous l’oublier
sans un oubli total de nous mêmes? Non jamais la Prudence ne
pourra soufrir que nous le mettions en balance avec aucun autre.
Et comme il n’y a de sacrifice que là ou nous perdons quelque chose,
/p. 332/ nous n’appellerons jamais de ce nom un renoncement qui nous attire la
faveur du Maitre de l’Univers.

Si ce bien est la source de tous les autres, de quel prix ne sera pas
la Religion qui nous le procure, et quels soins ne demandera pas de nous
la Prudence? Application à en bien connoitre les fondemens pour en
écarter tout ce qui s’y est glissé d’humain; docilité sans aveuglement,
liberté sans indépendance, usage ferme et modeste de la Raison, tolé=
rance dans les Dogmes, inflexibilité sur les préceptes, humilité par tout.

On sentira aisément par la force du contraste les divers genres
et les divers degrés d’imprudence qui ont la Religion pour objet. Degrés
plus ou moins criminels à mesure qu’ils approchent plus de la malice
que de l’ignorance. Les impies l’attaquent; les mondains la négli=
gent; les superstitieux la défigurent; les bigots la deshonorent, les
génies bas et serviles n’osent pas s’y attacher; l’esprit fort se sacri=
fie à l’honneur monstrueux de braver la Divinité; et l’hypocrite s’ex=
pose à son courroux pour le vain plaisir de tromper les hommes, ou
pour un intérêt de courte durée.

Que l’on compare la conduite insensée du profane qui risque
tout avec celle du Chrétien éclairé et religieux qui ne risque rien.
Que l’on pèse les avantages du vicieux, du tiède mondain ou de l’hypocrite,
avec la sureté et les espérances de celui qui prend la Religion pour sa
régle. On n’aura pas de peine à décider de quel côté sera la Prudence.

Si la Prudence exige beaucoup de circonspection de la part de ceux
qui reçoivent la Religion, elle n’en exige pas moins de la part de ceux
qui sont chargés de la présenter. C’est à eux précisément que parle notre
Seigneur lorsqu’il dit à ses Disciples, Soiez prudens comme des ser=
pens et simples comme des colombes
. Etre simple, naïf dans l’expo=
sition de la vérité, c’est la peindre telle qu’elle est, avec tout ce qu’elle
a de beau, d’intéressant et de raisonnable. C’est lui gagner la Raison
et le Cœur en même tems. C’est en hâter les progrès comme le firent
avec tant de rapidité les Hommes Apostoliques. Ce n’est pas eux qui
ont imprudemment surchargé la Religion, dabord si simple et si pure,
du poids énormes des Commentaires. Ce n’est pas eux qui ont associé
aux vérités fondamentales des doutes et des conjectures. La persuasion
tenoit lieu de l’autorité. Nulle uniformité forcée; l’Evangile étoit le
seul Formulaire, et l’on ne comptoit pour Chrétien que celui qui
l’étoit avec une pleine liberté. Telle étoit la conduite des prémiers Pré=
dicateurs de l’Evangile, et telle devroit être la Prudence des Conducteurs
de l’Eglise dans tous les âges.

Si la Prudence est d’un si grand prix dans la Religion pour enII.
/p. 333/ saisir les vrais objets, pour en épurer le culte, pour en faire aimer les
préceptes, pour éteindre le flambeau le plus dangereux de la discorde; elle
ne l’est pas moins dans la Société civile pour serrer les nœuds de l’hu=
manité, et nourrir cette bienveuillance mutuelle qui devroit unir les
hommes.

C’est ici le siége et le département de la Prudence proprement ain=
si nommée. Ce sera l’art de nous conduire avec eux dans toutes
les affaires de la vie, de façon à nous concilier leur estime,
leur affection et leur confiance
.

Je dis que la Prudence serre les nœuds de l’humanité. Je puis ajou=
ter qu’elle en fait partie. Rien en effet n’est plus humain que ce mé=
nagement délicat qui a pour principe le desir de plaire, ou seulement
la crainte d’offenser les autres, lorsqu’elle n’est pas dictée par une la=
che timidité. Quand la Prudence s’en tiendroit aux actes extérieurs,
elle ne laisseroit pas de contribuer à la paix, en évitant tout ce qui
peut être cause de la discorde.

J’ai dit aussi que la Prudence avoit l’avantage de concilier l’esti=
me, et l’estime produit la confiance, sans laquelle les hommes ne
sauroient véritablement s’unir, ni réussir en rien d’important: Or
que l’on y fasse attention, on verra que la Prudence est une des ver=
tus qui attire le plus fortement la bonne opinion des autres, par=
ce que c’est une des vertus qui arrache le plus surement toutes les
épines de la vie.

Pour bien remplir ce devoir de la Prudence qui a pour objet les au=
tres hommes, il est très utile de les bien connoitre. Ce seroit dabord un
excellent préliminaire d’avoir, pour ainsi dire, la clef de leur cœur. On
l’aquiert par la réflexion, par une bonne Philosophie, et par la lecture
de l’Histoire. Certaines Comédies, des Ouvrages de caractère y contribu=
ent encor: On y arrive par divers chemins; mais rien n’y mène plutôt
qu’une attention suivie et journalière à la conduite des hommes, au
bon ou mauvais succès de leurs entreprises, et de leurs démarches.

Outre ces connoissances générales, et qui portent sur tous les hom=
mes, il est très utile de connoitre plus particuliérement ceux avec qui
l’on est apellé à vivre, sa famille, ses Concitoiens, ses Compatriotes;
et si l’on est destiné à de grands Postes j’ajouterai les Sujets de l’Etat,
les Peuples voisins, les Alliés, ceux sur tout qui pourroient devenir
ennemis, et de qui il importe de se défier.

S’il s’agit des Peuples un Prince ou un Ministre doit s’appliquer
à en connoitre le génie, les vues, les intérêts, les inclinations. S’il
s’agit des Individus la Prudence demande qu’il s’attache à en découvrir
/p. 334/ les talens et les vertus, les vices et les foiblesses, ce qu’ils cachent sous
les apparences qu’ils étalent, de quoi ils sont capables en bien et en mal;
par quelle anse on peut les prendre, et à quoi enfin ils sont les plus
propres.

En restreignant ce que je viens de dire aux cas de la vie privée,
chacun peut du plus au moins en faire usage pour rendre ses relations
plus douces, ses négociations plus sures, ses démarches plus efficaces, et
sa fortune plus stable.

De la connoissance des hommes naissent mille actes de Prudence
et une infinité de secours pour aquerir cette vertu. Du peu d’applica=
tion que l’on donne à cette étude naissent par contre des fautes de tou=
te espèce, qui influent sur le bonheur de toute la vie, et quelquefois
sur le repos d’une partie considérable du monde.

N’en doutons pas, Messieurs, la revolte des Provinces, la désuni=
on des Familles, une guerre intestine ou étrangère, un procès ruineux,
la rupture d’une négotiation entre des Ambassadeurs, ou d’une liaison
intéressante entre des Amis, les grandes et petites révolutions de la vie
privée ou publique n’ont souvent point d’autre cause.

Si Philippe II avoit connu et traité les Flamands comme
Charlesquint il n’auroit pas perdu ces belles Provinces, auxquelles
la liberté a donné un si grand lustre. Si la Maison d’Autriche avoit
mieux connu le génie libre et courageux des Suisses elle auroit retenu ses
Gouverneurs qui se seroient bien gardés d’irriter et de pousser à bout ce
Peuple généreux par des actes insupportables de tirannie. D’ou vient sou=
vent la décadence d’une Monarchie, sinon de ce que le Monarque peu
appliqué et peu connoisseur donne sa confiance à l’ambitieux et laisse le
mérite supérieur dans l’obscurité? D’ou vient qu’une telle République
est dans le trouble, sinon parce que l’on n’a su connoitre et écarter
des emplois un génie turbulent, un ennemi secret des libertés, ou un
homme entreprenant qui en abuse?

Nous en dirons autant de cette Famille malheureuse; si le Mari
eût mieux connu le caractère de sa femme; si ce Pére eût senti la
conséquence de bien déméler le génie de ses enfans, Tous vivroient
dans le calme et la Patrie trouveroit dans le sein d’une Famille
vertueuse dequoi reparer ses plus grandes pertes.

Par cette prudente étude le Ministre d’Etat fait passer une idée
qui sans cela eût trouvé les plus grands obstacles. Le Ministre de la
Religion fait trouver à ses enseignemens le chemin des cœurs. Tel
détourne de son dessein un ennemi qui vouloit lui nuire; Tel autre
conserve un Ami dailleurs estimable, en le choiant sur un foible
/p. 335/ délicat et dangereux à toucher.

Cette prudente connoissance est la mére de la sociabilité, en con=
formant nos mœurs, ou du moins en accommodant nos maniéres aux
usages des Peuples ou des hommes avec lesquels nous avons à vivre.

Elle n’est pas moins la source de la vraie Politesse qui fait céder
au moins pour un tems notre gout à celui d’autrui, qui se préte même
à un caprice innocent, et qui glisse à propos sur les foiblesses humai=
nes dans les choses permises ou indifférentes.

Combien de fautes essentielles ne commet pas à tout coup l’impru=
dent dans le genre dont je parle. Il me faudroit un volume pour
les détailler; vû qu’à parler exactement il n’y a qu’une façon d’être
prudent, et qu’il y a mille moiens de ne l’être pas.

Il suffit de dire que la source de ces bévues est presque toujours
le peu d’attention que l’on donne à connoitre le cœur humain, ou le
caractère des hommes en particulier. De là tant de méprises et de
faux jugemens que l’imprudent forme des autres.

Précipité il se livre à un esprit dangereux, et se refuse à un
homme d’un cœur excellent. Aveugle il prend l’homme droit pour un
homme simple; l’homme simple dans ses mœurs pour un stupide; l’ar=
rogant lui paroit un génie élevé; le rusé un homme habile; le mo=
déré un temporiseur ou un indolent. Etourdi il ne sait ni modifier, ni
cacher sa pensée, la retenir jusques à ce qu’elle puisse paroitre sans
risque. Médisant il ne lui coute rien de ternir des vertus par l’em=
pressement ou la legéreté avec laquelle il s’explique sur les défauts.

La Prudence étouffe ou rectifie tous ces caractères en aprenant égale=
ment l’usage du silence et de la porale. Du silence pour les calmer, de
la parole pour les animer au bien, pour les édifier, pour les consoler,
pour les instruire.

Mais comment les instruiroit-on avec succès, si l’on ne connoit ce
qui leur manque? Comment sur tout les corrigera-t-on si par l’étude
du cœur humain on n’a aquis l’art heureux de s’y insinuer? Comment les
gouvernera-t-on si l’on n’est pas au fait des ressorts qui meuvent, qui
accélèrent et qui modifient leurs diverses opérations?

S’il est si nécessaire de connoitre les autres hommes pour régler avecIII
prudence les divers procédés que l’on doit avoir avec eux; seroit-il pru=
dent de s’ignorer soi même, ou plutôt ne seroit-il pas également hon=
teux et périlleux de se méconnoitre, tandis que l’on étudieroit le res=
te du monde?

Mais l’étudieroit-on avec fruit, si l’on ne descendoit fréquemment
dans son propre cœur? Comment jugeroit-on sainement de l’impression
/p. 336/ des objets, de la force du sentiment, et de ce qui est propre à l’exciter? Des
divers principes de la sensibilité, de ce qui l’augmente, de ce qui la modère,
de ce qui la tourne au bien, si l’on n’observe cette étincelle dès sa
naissance; si l’on n’en suit les progrès, si l’on n’a marqué (comme on
fait en mer les éceuils par des balises), ou et comment on a heurté
comment on s’est remis à flot, par quelle manœuvre et à l’aide de
quelle carte et de quelle boussole on a évité le naufrage à l’imitation
du sage Pilote?

C’est sans doute en arrétant fréquemment son attention sur ce
profond méchanisme qu’on y aquiert enfin une certaine habileté, et
qu’on se met véritablement en état de raisonner juste sur les suites
probables de chacun des actes de sa conduite.

Ce n’est pas encor là tout le fruit de l’étude de soi-même.
Combien n’importe-t-il pas de mesurer ses entreprises à ses forces,
et de connoitre aussi exactement qu’il est possible et ses forces et sa
foiblesse? Ses forces pour les emploier avec activité par tout ou elles
sont nécessaires et suffisantes. Sa foiblesse pour agir avec défiance,
ou pour s’abstenir d’agir par tout ou elles seroient inutiles. Semblable
à un sage Méchaniste qui mesure la force d’un levier avant que
de s’en servir.

C’est ici un article qui mène loin en matière de Prudence. Con=
noitre exactement ses forces et l’étendue de son génie, de quel senti=
ment on est le plus susceptible, quels sont les éceuils les plus dange=
reux rélativement à son carcatère ou à son état. C’est dequoi aller
loin et surement dans la carrière de la vie. C’est dequoi racheter
beaucoup de tems et de soins qui sans cela seroient totalement perdus.
Il faut donc fréquemment s’éprouver soi même, essaier par degrés
ses forces.

En matière de conduite l’expérience a formé les régles et de
nouvelles expériences la justifient. Il faut que chacun en vérifie
la justesse pour son propre compte.

C’est ainsi que tous les Arts ont aquis la perfection. La discor=
dance en Musique a déplu, la disproportion en Architecture a choqué.
On a cherché en tatonnant l’harmonie et les proportions. Après avoir
exprimé des accords ou formé des traits qui ont fait sentir de la dou=
ceur et de l’élégance, on a comparé et de cette comparaison est née
la justesse des idées et la certitude des régles, qui n’ont fait que fixer
ce que l’expérience et souvent un heureux hazard avoit découvert.
Il en est ainsi des diverses épreuves qui devoient régler l’emploi et
la direction prudente et du génie et des forces. C’est en formant et
/p. 337/ réitérant cette expérience sur soi même, qu’on aquiert cette habileté
si utile aux autres.

Enfin de la connoissance de soi même résulte la modestie, cette
Vertu charmante qui assaisonne et qui relève toutes les autres, comme
l’ombre relève l’éclat et l’agrément de la lumière; cette vertu qui couvre
presque tous les défauts, et qui fait suporter aux cœurs les plus jaloux
les talens supérieurs et les Vertus éminentes qui les blessent. Avec cette
vertu si voisine de l’humilité chrétienne, rien ne revolte l’amour pro=
pre des autres, toujours si promt à se réveiller, et à s’allarmer de tous
nos succès; elle assoupit leur orgueuil et tranquillise leur vani=
té à laquelle elle ne dispute rien.

Quelle qualité plus essentielle à la Prudence, et résulte plus im=
médiatement de la connoissance de soi même? Ceux qui sont vains
se connoissent-ils? ou du moins connoissent-ils assez cette partie défec=
tueuse d’eux mêmes qui doit à chaque instant humilier l’autre? Met=
tent-ils en balance ce qu’ils possédent avec ce qui leur manque, et ce
qu’ils ont de louable, avec ce qu’ils ont encor à changer?

Cette vertu est trop belle pour ne se trouver que dans les Ames
vulgaires, ou dans un rang médiocre. Si les Génies distingués l’unis=
soient à leurs talens, si les Princes et les Grands en faisoient leur
appanage, cette vertu seroit à sa place, parce qu’elle seroit sur le trone.

Je finis ici ce que j’avois à dire sur cette partie de la Pruden=
ce qui consiste à se faire des idées justes de Dieu, des autres
hommes et de soi même.

Sentiment de Mr le Professeur Polier.Monsieur le Boursier, je raporte les réflexions de Monsieur Po=
lier, s’est formé un plan très étendu qui renferme la Religion et la
Morale. Il a prévenu l’objection qu’on pourroit lui faire sur ce sens
étendu, et l’a soutenu de l’autorité respectable de Mr Thomasius: il a
fait entrer dans son plan une grande partie des devoirs envers Dieu,
envers le Prochain, envers nous mêmes, ou pour mieux dire, il les y
renferme tous: Sur tout cela Monsieur le Boursier nous a donné beau=
coup de très bonnes régles et d’excellentes réflexions. Mais j’aurois
souhaitté qu’on eût donné des régles simples, et en petit nombre,
que chacun, de ceux là même qui n’ont pas poussé leurs connoissances
fort loin, pût aisément se rappeller, et qu’on pût suivre dans la
pratique avec une égale facilité. Chacun pourroit se demander après
la lecture de cet ouvrage que dois-je faire pour remplir ce devoir
qui est prescrit à tous. Entre ces régles générales dont je parle on
auroit pu donner celles-ci. De deux maux qui sont inévitables pour
nous, il faut préférer le moindre; de deux biens dont nous pouvons
/p. 338/ nous procurer la possession, il faut toujours choisir le meilleur: de deux
moiens qui se présentent pour exécuter quelque plan, quelque projet, il
faut prendre le plus simple. Au reste j’ai trouvé le Discours de Monsieur
Seigneux fort beau, et si on envisage les principes qu’il a posé comme des devoirs
que la Prudence exige je les trouve bien déduits.

Il seroit à souhaitter, a dit Monsieur le Juge, que dans chaqueSentiment de Mr le Juge Seigneux.
circonstance ou l’on peut se rencontrer la Prudence nous fournit des ré=
gles sures à suivre, mais cela est difficile, peut être même impossible
parceque les circonstances variant à l’infini, et chaque circonstance
demandant de nouvelles attentions et de nouvelles précautions, il seroit
impossible de prévoir tous ces différens cas, et de les combiner exactement.
On pourroit cependant donner quelques régles générales applicables à
tous les cas, et celle-ci seroit de ce nombre; De ne point se livrer
trop tôt aux objets qui se présentent, et avantque de les avoir mure=
ment examiné pour découvrir s’ils méritent nos empressemens. L’ima=
gination nous sollicite à nous y livrer, mais la Prudence nous est
donnée pour nous arrêter, et pour empécher nos démarches jusques
à ce que nous aions mieux connu les objets. Des régles générales va=
lent mieux que des régles particuliéres pour tous les cas, ces derniéres
étant, comme nous l’avons dit presque impossible, et d’une longueur
excessive.

Je pense comme ces Messieurs, a dit Monsieur le Bourguemaistre,Sentiment de Mr le Bourguemaistre Seigneux.
qu’il est très embarrassant d’entrer dans le détail des régles de la Pru=
dence, qu’il faut s’en tenir à des régles générales: car pour trouver des
régles particulières pour tous les cas de la vie, cela est si compliqué,
qu’il est difficile de les donner, d’autant plus qu’il se présente chaque
jour des cas nouveaux. Cela étant il est utile de donner des régles
générales qui soient applicables à tous les cas, et qui nous aident à
nous conduire avec prudence dans toutes les circonstances ou nous pour=
rons nous rencontrer; et c’est à quoi seront, à ce qu’il me paroit, très
propres les régles que Messieurs Polier et Seigneux viennent d’indiquer.

Monsieur le Lieutenant Ballival a dit que le mot de PrudenceSentiment de Mr le Lieutenant Ballival DeBochat.
dans un sens général & sans en déterminer l’objet peut s’appliquer
à toutes les Sciences, c’est ainsi qu’on peut dire la Prudence de la
Théologie, la Prudence du Droit &c. Ainsi de donner toutes les régles
de la Prudence prise dans ce sens vague, cela meneroit trop loin.

Les regles générales sont difficiles à trouver. Celle qu’a donné Mon=
sieur le Juge est bonne, mais elle a cet inconvénient c’est qu’elle ne
détermine pas le moment dans lequel on peut se livrer aux objets; on
répondra qu’il faut avoir bien examiné, mais cela même est difficile à
/p. 339/ pratiquer, cela demande un jugement sain, bon œil, la vue perçante, des
connoissances de l’expérience, et bien d’autres choses. Si l’on manque de ces
choses, il est bien à craindre que l’on n’examine pas solidement les objets,
et que l’on ne se laisse surprendre.

La Prudence, a dit Monsieur le Professeur D’Apples, est le sage etSentiment de Mr le Professeur D’Apples.
juste discernement de sa situation et des rélations que l’on soutient, qui
nous met en état de nous conduire d’une manière convenable à ces rélati=
ons. Monsieur le Boursier a dit que la Prudence se raporte à Dieu,
au Prochain et à nous mêmes, je crois que la Prudence se forme de
ces connoissances, et qu’il faut les avoir avantque de pouvoir être prudent.
Je n’ajouterai plus rien aux remarques qui ont été faites, d’autant plus
que je n’assistai pas à la Société ou Monsieur Boursier lut son pré=
mier Discours sur la Prudence, dont celui-ci n’est qu’une suite.

Note

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Etendue
intégrale
Citer comme
Société du comte de la Lippe, « Assemblée LXVI. Sur la prudence (2e partie) », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 03 octobre 1744, vol. 2, p. 328-339, cote BCUL 2S 1386/2. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/522/, version du 24.06.2013.
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