Transcription

Société du comte de la Lippe, « Assemblée LIII. Lecture d'un extrait du "Spectateur" sur l'utilité des voyages », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 16 mai 1744, vol. 2, p. 228-233

LIII Assemblée

Du 16e May 1744. Présens Messieurs DeBochat
Lieutenant Baillival, Baron DeCaussade, DuLignon, Seigneux Assesseur,
D’Apples Professeur, DeCheseaux le fils.

Messieurs, Pour faire le précis de votre Conférence deDiscours de Monsieur le Comte.
Samedi dernier, je vais vous rapporter les principaux traits des trois
Caractères qui ont fait le sujet du Discours de Monsieur le Professeur
/p. 229/ D’Apples et de vos réflexions.

L’impie est celui qui n’a point de principes, ou s’il en a qui n’y
fait aucune attention, il n’a point d’aversion pour le mal, ni aucun gout
pour le bien, il n’a d’autre régle de sa conduite que ses passions, il n’a
point d’idée juste de la Divinité, il ne cherche point à s’éclairer au
contraire il ecarte de son Esprit tout ce qui pouvoit le tirer de son
ignorance, il parle de Dieu sans respect, et d’une manière qui fait
connoitre qu’il souhaitteroit qu’il n’y en eût point. Ses actions ne sont
pas mieux réglées que les idées de son Esprit; et les sentimens de son
coeur, il se livre à ses passions sans retenue, et il ne cherche unique=
ment qu’à les satisfaire.

L’homme vertueux est celui qui aiant de solides connoissances, les
suit dans sa conduite; il est convaincu de l’existence de Dieu, il connoit
ses Perfections, il les a présentes à l’Esprit, il aime à y réfléchir, il en
parle avec satisfaction, il reconnoit qu’il est l’ouvrage de Dieu, qu’il
tient tout de lui, qu’il se doit tout à lui. Plein d’admiration pour les
Perfections de cet Etre suprème, il tache de les imiter dans sa conduite,
il lui marque son amour et sa reconnoissance, en s’attachant à faire
tout ce qu’il lui commande. Il compare ses actions avec les préceptes de son
Créateur, pour les y conformer; avant que d’agir il examine si, ce qu’il va
entreprendre est bon; s’il le trouve juste; il le fait; s’il lui paroit mau=
vais, il s’en abstient; s’il est dans le doute, il suspens ses actions, jusqu’à
ce qu’il ait aquis plus de lumières. Il aime les Hommes ses semblables,
enfans de Dieu comme lui, et par respect pour Dieu, il est attentif à
leur faire tout le bien dont il est capable.

L’hypocrite est celui qui paroit honnête homme au dehors, mais
qui ne l’est point au dedans, il y en a de deux sortes. Les uns connois=
sant combien la Vertu est estimable, en prennent les dehors pour s’attirer
l’affection des Hommes; et pour les tromper plus surement. Il en est d’au=
tres en beaucoup plus grand nombre; qui sentant l’obligation indispen=
sable ou ils sont d’obéir à Dieu, mais ne voulant pas faire les ef=
forts qui sont nécessaires pour vaincre leurs passions, se contentent
de l’extérieur de la Religion, ils veulent accommoder Dieu et le Monde.
Il paraît de là que les hypocrites n’ont pas des idées justes de Dieu, puisqu’ils
croient qu’on peut lui plaire, sans être attaché à la Vertu.
L’Impie aussi ne se livre à ses passions, que parce qu’il ne connoit pas
son Créateur; mais les uns et les autres reviendront de leur hon=
teux égaremens, s’ils s’attachent à s’instruire, et s’ils ont quelque
Ami fidèle qui leur donne ses conseils à propos, et qui leur fasse
remarquer le faux de leurs préjugés, et ce qu’il y a d’odieux dans leur
conduite.

/p. 230/ Autant que ces deux caractères sont détestables, autant celui de
l’Homme vertueux est beau et aimable; il fait son propre bonheur et ce=
lui des personnes avec lesquelles il vit en société. Ce caractère est la perfection
de l’Homme.

On a lu le XIV Discours du IV Tome du Spectateur qui traite deLe XIV Discours du Spectateur. De l’utilité et du but des Voiages sujet de la Conférence.
l’utilité des voiages; On en trouvera l’abrégé dans le Discours de Mon=
sieur le Comte.

On peut tirer parti du Discours de Mr Addisson sur les Voiages; a ditSentiment de Mr le Lieutenant Baillival DeBochat.
Monsieur le Lieutenant Baillival DeBochat, parce qu’il a voiagé. Pour y
joindre mes remarques je dirai dabord qu’il est certain qu’on a des voiages
des idées différentes de celles qu’on devroit en avoir: et cela tant ceux qui
les ordonnent; les Péres et les Tuteurs, que ceux qui les dirigent, les Gou=
verneurs &c.

Il me semble que Mr Addisson cherche à jetter du ridicule sur les voiages, mais
on s’apercevra bientôt que ce n’est pas son but; il n’a en vue que la tendresse
des Péres et des Méres portée à l’excès, et aveugle.

Je n’appelle pas voiager que d’aller demeurer longtemps hors de chez soi,
pour s’élever, Voiager c’est passer d’un Païs dans un autre.

On fait mal de faire voiager les jeunes gens, avant que d’avoir jetté dans
leur esprit de solides fondemens de toutes les Sciences, auxquelles on veut qu’ils
s’appliquent dans la suite. Il ne faut voiager qu’après avoir connu sa Patrie,
à l’utilité de laquelle il faut tout raporter; il faut être instruit de ses coutumes,
de ses moeurs, des Loix qui y sont établies, on doit ensuite les compa=
rer avec celles des autres Païs qu’on voit, et reformer ensuite de cette compa=
raison ce qu’il y aura de défectueux dans les Loix et les moeurs de son Païs.
Quand on voiage trop jeune on perd un tems précieux, qu’on devroit emploier
à apprendre; dailleurs quand on est jeune on fait des liaisons et des connois=
sances avec des jeunes gens de son âge, et ce n’est pas avec les jeunes gens
qu’on peut profiter, mais avec des personnes d’âge et d’expérience; avec les
jeunes gens qu’on voit on n’apprend que ce qu’il ne faudrait pas apprendre.
Il faut voiager le plus tard que l’on peut, parce qu’alors on a plus de
maturité dans l’esprit, plus de solidité dans le jugement, et plus de connois=
sances aquises. Si l’on entroit dans le détail des choses nécessaires à une
personne qui veut voiager, soit que ce soit un Politique, un Physicien, un
Medecin, &c. on se convaincroit encor mieux qu’un homme d’âge peut
beaucoup plus profiter qu’un jeune Homme. Mais d’ailleurs un jeune
Homme dépend d’un autre qui souvent n’a pas les connoissances suffisantes,
ou qui a de mauvaises vues.

Ce que dit Mr Addisson qu’il faut examiner les lieux sont parle
l’Histoire, que cette vue anime, et porte à faire des efforts pour ressembler
/p. 231/ aux personnes qui se sont rendues illustres dans ces divers endroits, cela est
certain; mais il faut avoir ces endroits des Historiens bien présens à l’esprit.
Mr Addisson a voiagé dans ce gout.

J’ai fait l’expérience de ce que je dis, a ajouté Monsieur DeBochat, j’ai
voiagé à l’âge de 35 ans et j’ai profité plus considérablement dans ce voiage
que dans les précédens que j’ai faits, j’ai tiré plus d’avantag de 15 jours de ce
dernier, que de quelques mois des précédens.

Je pense comme Monsieur DeBochat, a dit Monsieur le ProfesseurSentiment de Mr le Professeur D’Apples.
D’Apples, qu’il faut distinguer un voiage d’un séjour qu’on fait dans un lieu
pour y recevoir une éducation meilleure qu’on ne l’auroit chez Soi, ou pour
apprendre quelque langue vivante. Je me range aussi à son opinion au su=
jet du tems dans lequel il faut voiager, et je crois qu’il faut voiager tard,
il est  vrai qu’on ne peut pas fixer un âges précis pour cela, cela dépend
de l’esprit formé, des sentimens du coeur, des études qu’on a fait, ce qui vient
plutot ou plus tard; car il faut voiager pour connoitre les Hommes et non
les batimens. Dailleurs il est dangereux de faire voiager un jeune Homme
trop tôt, parce qu’il pourroit se laisser gater l’esprit ou le coeur.

Les voiages procurent un grand nombre d’utilités. 1. Ils mettent en état
de comparer les moeurs et les Loix de son païs avec celles des païs ou l’on voiage.
2. On examine les lieux, leur situation, leur fertilité, &c. on s’oriente. 3. Ils
servent à former l’esprit et le coeur. 4. On prend des manières, on aquiert de
la politesse.

Mais pour en tirer tous ces usages, il est utile de voiager avec un
Gouverneur, habile, honnête homme, et qui a voiagé lui même.

Le ridicule que Mr Addisson présente dans ce Discours, c’est Monsieur leSentiment de Mr le Baron DeCaussade.
Baron DeCaussade qui parle, tombe sur cette Mére, qui remplie d’une tendres=
se aveugle pour son fils applaudissoit à toutes ses démarches et qui étoit
résolue à l’accompagner dans ses voiages. Si un Pére voiageoit avec son Fils
on ne le blamerait pas. On voiage en Angleterre dans des vues bien minces;
pour l’ordinaire, c’est pour pouvoir entrer plus facilement dans la Chambre
des Communes, ou pour se marier. Du reste, je pense comme Monsieur De=
Bochat, qu’il faut voiager tard. Il faut dans ses voiages éviter un in=
convénient qui est très ordinaire, c’est de se faufiler avec ceux de sa Na=
tion, ce qui est très commun parmi les Anglais et les Allemands; il faut
aussi avoir avec soi une personne entendue; on tire par ce moien plus de
parti de ses voiages, par exemple en Italie; et sans ces secours quelque bon=
ne intention et quelque application qu’on eut, on passeroit bien des choses
curieuses sans les voir, parce qu’on ignore qu’elles existent.

Sentiment de Mr De Cheseaux le fils.On s’accorde assez sur l’utilité des voiages a dit Monsieur De Che=
seaux le fils, quoiqu’on ne conoisse pas assez en quoi elle consiste. Je
/p. 232/ vais les détailler ces utilités. Les voiages apprennent à connoitre les Hommes,
ils nous font découvrir les secrets de la Nature, ils nous procurent la con=
noissance des Arts, ils fournissent bien des secours pour les Sciences, pour
l’Histoire; par exemple, secours qu’on ne peut pas trouver chez Soi. Ils nous
donnent de l’activité, en excitant notre curiosité, et en nous fournissant les
moiens de la satisfaire: ils nous procurent des occasions de fraper notre
esprit par la vue des choses, dont les idées toutes seules ne nous auroient
pas donné des sentimens assez vifs. Enfin il sont d’une nécesité absolue
pour la connoissance des Antiquités.

Mais pour connoitre à quel point ils sont utiles à tous ces égards, il
faut bien distinguer les temps; il y a eu des tems ou on n’avoit aucun au=
tre moien de connoitre les hommes; aujourd’hui on a plusieurs secours
pour parvenir à ce but, il ne faut donc voiager que quand on a aquis
toutes les connoissances qu’on peut aquerir chez Soi. Je remarquerai encor
qu’on ne peut profiter dans ses voiages qu’en prenant de grandes précau=
tions: enfin qu’on court de grands risques pour les moeurs, parcequ’on n’est
pas sous les yeux de ses Parens, et qu’on a beaucoup de liberté.

Sentiment de Mr DuLignon.J’ai voiagé à l’âge de 24 ans et étant formé, a dit Monsieur Du=
Lignon
, et j’ai tiré du profit de mes voiages. Je remarquerai comme on l’a
déjà fait, qu’il ne faut pas beaucoup fréquenter les personnes de son Païs,
quand on voïage, mais ceux du Païs ou l’on est: ces personnes nous instrui=
sent de leurs mœurs et des coutumes qui sont en usage chez eux: la con=
noissance de ces coutumes et de ces usages peut beaucoup nous servir pour
savoir comment il faut nous conduire dans différentes circonstances ou
nous pouvons nous rencontrer, et nous faire éviter des facheux accidens
que nous nous serions infailliblement attiré, si nous les eussions ignoré.
Voici ce que j’ai vu l’an 1700 que j’étais à Rome; Mylord Huntington pas=
soit en carosse avec un de ses Amis qui étoit Breton, leur cocher prit que=
relle avec celui du Prince Vaini; le Breton sortit du carosse et frappa le
Cocher du Prince, qui en avertit son Maitre: le Prince envoia des gens pour
assassiner Mylord et son Ami; ils étoient alors chez la Princesse des Ursins,
on aperçut les mouvemens que faisoient les gens du Prince autour de la
Maison: la Princesse en étant informée envoia dire au Prince Vaini de
ne faire faire aucune insulte ni à Mylord ni à son Ami, que Mylord
étoit un des prémiers Seigneurs d’Angleterre et qu’il ne devoit pas être
responsable des vivacités de son Ami; que cet Ami d’ailleurs n’avoit point
connu l’équipage du Prince, et qu’enfin il se repentiroit du mal qu’il
leur feroit faire. Le Prince de Monaco pour lors Ambassadeur de
France à Rome se mêla aussi d’appaiser cette quérelle, malgré toutes
ces médications on aperçut constamment tous les Soins des gens du Prince
/p. 233/ autour de la maison ou logeoit Mylord Huntington, ce qui engagea ses
amis à le reconduire toujours chez lui, et nous ne l’abandonnames point
pendant tout le séjour qu’il fit à Rome. Si l’Ami de Mylord eut su qu’à
Rome on ne prend jamais parti dans les quérelles des Cochers ni des Do=
mestiques, il n’auroit pas été exposé au danger qu’il courut.

Les Gens du Païs ou l’on voiage instruisent aussi les Etrangers qui
sont parmi eux de plusieurs particularités de leur Païs qu’on n’aprendra
point avec ses Compatriotes. Etant à Rome je pris comme les autres un An=
tiquaire qui nous conduisait vers les antiquités; mais le peu de temps qu’ils
donnent à cette démonstration est trop court pour voir rien à fond, dail=
leurs tous ces Antiquaires à gages sont pour l’ordinaire assez ignorans, et
ne connoissent que ce qu’il y a de plus commun, et ne sont pas à même de
faire connoitre les solides beautés, ni de rendre raison de ce qu’ils montrent,
je fis connoissance avec un Jurisconsulte, qui m’apprit plusieurs choses dont
je n’avois point entendu parler jusques là, & je profitai plus par le commerce
que j’eus avec ce Monsieur là, que par tout ce que m’avoient dit et montré
les Antiquaires. Pour profiter donc du séjour de Rome; il faudroit être forcé
a y travailler, n’être point abandonné à sa paresse ou à son indolence,
avoir de bonnes connoissances, voir les bonnes compagnies, et y mettre du
tems; car le peu de séjour que les étrangers font pour l’ordinaire à Rome,
ne sert qu’à leur apprendre les noms des belles choses que renferme cette
grande Ville, sans leur procurer rien de plus.

Il faut voyager tard, a dit Monsieur l’Assesseur Seigneux, pour saSentiment de Mr l’Assesseur Seigneux.
propre réputation, quand on est jeune, on ne donne pas grande idée de son
savoir, cependant cette idée reste; il en est tout autrement quand on est
formé & qu’on a la prudence de prendre garde à tout ce qui peut nous
faire mépriser et qu’on sait le taire et les cacher. Dailleurs quand on est
formé et qu’on est capable de réflexion on aquerra plus aisément toutes
les manières de politesse, que quand on sera plus jeune. Ajoutez à cela que
quand on est jeune on ne porte sa curiosité que sur des objets qui ne le
méritent pas, habits, frisure, révérence, débauche, voila tout le profit, et
voilà ce dont on fait parade lorsqu’on est de retour chez soi, ce qui met le com=
ble à la fatuité. Je n’ai que ce peu de mots à ajouter à vos solides remarques Messieurs.

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intégrale
Citer comme
Société du comte de la Lippe, « Assemblée LIII. Lecture d'un extrait du "Spectateur" sur l'utilité des voyages », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 16 mai 1744, vol. 2, p. 228-233, cote BCUL 2S 1386/2. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/495/, version du 24.06.2013.
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