Transcription

Société du comte de la Lippe, « Assemblée XLIX. De la dévotion considérée dans le cœur de l'homme », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 18 avril 1744, vol. 2, p. 181-204

XLIX Assemblée.

Du 18e Avril 1744. Messieurs DeBochat Lieutenant
Ballival, Seigneux Bourguemaistre, Polier Professeur, Seigneux
Boursier, Seigneux Assesseur, D’Apples Professeur, Baron DeCaussade,
Du Lignon, De St Germain Conseiller, DeCheseaux le fils y ont as=
sisté.

Messieurs, Dans le Discours de Monsieur DeCheseauxDiscours de Monsieur le Comte.
que nous lumes Samedi dernier, il rechercha quels étoient les moiens
de vivre content. On ne peut être content, nous dit-il, ou qu’en
obtenant tout ce qu’on desire, ou qu’en ne desirant que ce que l’on
peut obtenir. Ce prémier contentement ne dépend pas de nous, puis=
qu’il y a bien des choses dont les hommes font l’objet de leurs desirs,
et qu’ils ne peuvent point se procurer. Il est donc inutile de cher=
cher à être content en se proposant de satisfaire tous ses desirs.

Il ne nous reste pour être contens qu’à ne desirer que des
choses qui sont en notre puissance, et que nous pouvons nous
procurer. Pour cela il faut régler ses desirs. Sur quoi on peut éta=
blir ces deux régles; l’une de ne jamais desirer des objets dont la
possession est trop difficile à aquerir, ou nous rendroit malheureux;
l’autre de modérer tellement nos desirs qu’ils ne soient jamais
assez vifs pour troubler notre repos. Ces deux choses sont en no=
tre puissance; car on ne sauroit nier que nous n’aïons la liber=
té d’examiner les objets qui se présentent à nous, et de nous dé=
terminer à les rechercher, si nous les trouvons dignes de nos soins,
ou à les abandonner, si nous découvrons qu’ils ne méritent pas
notre attachement, supposé même qu’ils eussent gagné nos af=
fections. Je n’entrerai point dans le détail des conseils que Monsieur
/p. 182/ DeCheseaux a donné là dessus. Vous l’avez ouï, Messieurs, et je l’ai
relu avec une grande satisfaction; je dirai seulement qu’il ne
veut pas qu’on se laisse aller à desirer aucun objet, qu’après a=
voir examiné en quoi il peut contribuer à notre felicité, et
qu’après avoir comparé la satisfaction qu’il peut nous procurer
avec les peines qu’il faut prendre pour s’en mettre en posses=
sion. Cette comparaison nous ramenera de beaucoup de desirs
frivoles, auxquels le commun des hommes se livre. Et enfin
qu’il faut réfléchir souvent sur ce que l’on possède, et tacher
d’en sentir le prix et l’excellence: cela servira aussi beaucoup
ou à bannir grand nombre de desirs de notre Ame, ou à les
modérer.

a Mr DeCheseaux le fils.A ces réflexions, Messieurs, vous avez ajouté, Qu’il ne fal=
loit se proposer que de faire son devoir, et pour cela chercher à
nous en rendre la pratique agréable. Ne pas faire consistera Mr le Conseiller De St Germain.
son bonheur dans la possession de quelques agrémens qui nous
sont étrangers, mais dans la perfection de nos Facultés et de nos
sentimens. Qu’il ne falloit s’attacher qu’à des objets qui ne peuventa Mr l’Assesseur Seigneux.
point troubler notre tranquillité, et nous donner des regrets et de
l’ennui, tels que sont ceux qui sont l’objet de quelque passion vi=
olente. Que dans toutes les choses qui ne dépendent pas de nous,a Mr le Professeur Polier.
nous devons nous soumettre à la volonté de Dieu; et aquiescer à
la manière dont il gouverne toutes choses, et tacher de n’avoir rien
à nous reprocher sur notre conduite, en la réglant entierement sur
les Loix de notre Créateur.

Qu’il est utile de réfléchir souvent que telles ou telles chosesa Mr le Lieutenant Ballival DeBochat.
vers lesquelles nous nous sentons portés ne nous procurent aucu=
ne satisfaction, ou même qu’elles troubleront notre repos. Qu’il faut
connoitre le rapport que les objets ont avec nous, et régler notrea Mr le Boursier Seigneux.
conduite sur cette connoissance; qu’il faut souvent comparer nos
malheurs avec ceux que d’autres soufrent, et qui sont plus grands,
et nos biens avec ceux que d’autres possèdent et qui sont moindres,
et sentir par cette comparaison combien la Providence nous a
accordé de faveurs particulières. Enfin qu’il faut s’occuper sura Mr le Baron De Caussade.
tout, à la lecture et à la méditation pour arrêter nos desirs qui
ne sont très souvent que l’effet de l’ignorance et de l’oisiveté.

Voilà, Messieurs, quelques uns des conseils que vous m’avez
donné pour vivre content. Je souhaitte de connoitre par mon ex=
périence combien ils sont bons et utiles.

Après cela Monsieur le Comte a prié Monsieur DeCheseaux le
/p. 183/ Fils de lire le Discours qu’il s’étoit chargé de faire il y a 15 jours.

Monsieur le Comte et Messieurs.

Tout le monde parle de la Dévotion, mais on s’accorde bien mieuxDiscours de Mr DeCheseaux le Fils. De la Dévotion considérée dans le cœur de l’homme, de ses espèces, de ses causes, de ses effets, et des moiens de distinguer la vraie de la fausse.
à se plaindre de la fausse, qu’à faire l’éloge de la véritable; Cela va
si loin que le terme même de la Dévotion simplement dite, se prend
le plus souvent en mauvaise part, comme désignant quelque chose de
faux et d’affecté. Cependant il peut s’apliquer à une Vertu des plus
excellentes, et seroit il permis de faire rejaillir sur elles les mépris que mé=
ritent de fausses vertus, qu’en prennent quelquefois l’apparence. Il est
donc important d’aprendre à les distinguer soit en elles mêmes, soit
dans leurs effets et dans leurs causes, pour être en état en suite d’aqué=
rir tout ce que l’une a d’excellent, et à quoi nous sommes indispensa=
blement obligés; sans risquer de donner dans les écarts des autres.

Pour cela il faudroit peut être donner quelque idée préliminaire
de la Dévotion considérée comme un Devoir et telle qu’elle devroit être.
Il seroit en effet très utile de bien connoitre ses fondemens et ses régles
mais sans négliger ces considérations, je l’envisagerai principalement
sous un autre point de vue, savoir comme une disposition produite par
différentes causes dans le cœur de l’Homme.

Le mot de Dévotion signifie selon son Etymologie Dévouement
et désigne naturellement la disposition d’une personne qui se reconnoissant
obligée de se dévouer à la Divinité en fait l’objet principal de ses affections.
Mais sans se borner à cette idée générale, il faut remarquer que cette dispo=
sition est plus composée qu’elle ne paroit dabord soit en elle même, soit par
raport à son objet. En elle même elle comprend des sentimens et des ac=
tes qui en sont une suite; et par raport à son objet les sentimens qu’elle
renferme varient en autant de manières que les faces différentes sous
lesquelles il peut être considéré. Cette diversité de sentimens mérite prin=
cipalement d’être examinée, parcequ’elle est la source de tout le reste.
1° La Dévotion d’une personne frapée des Attributs physiques et plus
éclatans de la Divinité, comme de sa Puissance, de son Immensité, de
sa Souveraineté, sa grandeur consistera plus en sentimens d’étonnemt;
d’une admiration mélée de fraieur ou de crainte servile. 2° Un autre
qui fera plus d’attention à ses Perfections morales, à sa Bonté, à son
Impartialité, et, s’il est permis de se servir de cette expression, à son Dé=
sintéressement: cette personne sera touchée de sentimens d’admiration
et d’un respect mélé d’amour sans aucune fraieur. Ces sentimens seront
encor plus vifs, si elle porte son attention sur les rélations et la conduite
de Dieu avec les Hommes, sur sa qualité de Père commun, de Protecteur
impartial des Vertueux, des Malheureux, de quel Païs, Condition &c qu’ils
/p. 184/ puissent être, sur les bienfaits auxquels elle ou elle même part, comme Mem=
bre du grand Tout du Genre humain, mais sans aucune distinction particuli=
ère en faveur de son Individu. 3° Enfin un Homme qui considérant la Di=
vinité par les rélations particulières qu’il croit avoir avec elle d’Enfant bien
aimé, d’Elu, d’Objet particulier de sa protection, sentira plusieurs mouvemens
de reconnoissance et de confiance particulière, qui ont sans doute quelque
chose de fort flateur, mais aussi de fort intéressé.

Outre ces sentimens qui ont la Divinité pour objet immédiat, on com=
prend aussi dans la Dévotion ceux qui se raportent à certaines choses ré=
latives à ce prémier Objet, comme le Culte, les Exercices de piété publics
ou particuliers. Ces sentimens sont 4° ou un simple plaisir, fondé sur ce
que ces choses là rapellent l’idée de la Divinité, ou d’autres idées spiritu=
elles, seules agréables par elles mêmes. 5° Ou ces sentimens sont attachés à
l’apparence même du Culte, suivant que ces circonstances extérieures sont
propres à toucher par quelque chose de doux et d’affectueux, ou à fraper
par un certain éclat, ou simplement à mettre la machine en mouvement.

On sera peut être surpris que je ne fasse point mention de quelques
autres sentimens ordinaires à plusieurs Dévots et qui sont même le prin=
cipe de leur Dévotion; C’est le plaisir d’être regardés et admirés des autres
comme des Saints et de se croire tels eux mêmes; Ce plaisir à la vérité
constitue quelquefois lui seul toute la Dévotion de certaines personnes,
mais il lui est si étranger; il la rend si fausse que je ne peux me résoudre
à le mettre au rang des précédens, ni à parler ici d’une hypocrisie, qui
prétend en imposer à Dieu même.

Voilà donc cinq espèces de sentimens de Dévotion assez distincts. La 1e
fondée sur l’idée des Attributs physiques et éclatans de la Divinité. La 2e
sur celle de ses Perfections morales, de ses rélations et de ses Bienfaits en=
vers nous mêmes et nos semblables, les autres considérés comme faisant
un seul tout; La 3e sur celle de quelque prédilection ou distinction par=
ticulière de la Divinité en notre faveur. La 4e sur le plaisir que nous
donnent les Exercices de Piété, lorsqu’ils nous rapellent quelques unes des
idées précédentes. La 5e sur l’impression sensible et l’émotion que les cir=
constances extérieures du Culte peut causer.

On dira peut-être que ces espèces de sentimens de Dévotion ne se
trouvent pas réellement séparés dans le cœur de l’homme, mais se ré=
unissant toujours ils ne forment qu’une même disposition. J’en apelle
pour la preuve du contraire à l’expérience de chacun sur ses propres
sentimens, et aux remarques qu’il aura fait sur les sentimens d’autrui,
autant qu’on en peut juger par les actes extérieurs. On voit des gens qui
sans gout, sans sentiment pour la Vertu, ne laissent pas d’en avoir pour
/p. 185/ certains objets religieux et à peu près conformes à ceux que fait naitre
l’idée des Attributs éclatans de la Divinité, d’une distinction particulière de
sa part, et de l’extérieur du Culte. On les voit sensibles au plaisir de pen=
ser qu’ils sont sous la protection d’un Etre très puissant, et qu’ils ont parmi
eux des marques visibles de sa présence ou de son Culte. Ces sentimens sont
même sincères chez ces gens là; car ils leur donnent une confiance étonnan=
te dans les dangers, les calamités, et un zèle qui va même jusques à sacri=
fier leur vie pour le maintien de ces avantages. Pensera-t-on cependant
qu’une Dévotion de cette nature ait beaucoup de raport à celle qui est
fondée sur des idées et des sentimens raisonnés des Perfections morales de
la Divinité et de ce qui y a raport. Tels étoient ces Juifs à qui Dieu fai=
soit ce reproche par la bouche de Jérémie Chap. VII. Ne vous fiez point
sur des paroles trompeuses, en disant, c’est ici le Temple de l’Eternel, mais
amandez sérieusement vos voies et vos actions et apliquez vous à faire
droit à ceux qui plaident l’un contre l’autre. Ne dérobez vous pas, ne tuez
vous pas, ne commettez vous pas adultère, et toutefois vous venez et vous
présentéz devant moi dans cette maison ci, sur laquelle mon nom est re=
clamé.

On voit au contraire d’autres personnes qu’on ne prendroit nullement
pour Dévotes, qui ne fréquentent pas extraordinairement les exercices, qui
n’y éprouvent pas beaucoup d’émotion, qui ne se sentent pas ces mouve=
mens vifs de reconnoissance ou de confiance particulière pour la Divinité,
comme s’ils en étoient singulièrement favorisés: on ne voit, dis-je, ces person=
nes remplies cependant d’un respect véritable pour les Perfections morales
de Dieu, attentives à le lui marquer par leur soumission à des ordres qui en
portent les caractères remplies de zèle pour le bien des Hommes qu’elles re=
gardent comme les enfans de ce même Dieu, pour les progrès de la
connoissance de la Vérité, de la pratique de la Vertu véritables fondemt
du zèle, pour ceux de la gloire de Dieu. Pourroit-on refuser à ces per=
sonnes le mérite d’une Dévotion fondée sur l’idée des Perfections morales
de Dieu, et de ses rélations avec nous, ou le diminuer en l’attribuant
au même principe que les autres. Ces exemples prouvent donc que les
espèces de Dévotion que j’ai distinguées, différent réellement en elles
mêmes, et non pas simplement par abstraction, et qu’elles peuvent
se trouver souvent séparées dans le cœur de l’Homme. De là il suit
qu’elles peuvent se combiner diversement et former par là encor d’autres
espèces composées. Là dessus je remarquerai en passant que les Senti=
mens que font naitre l’idée des Perfections morales de Dieu, de ses réla=
tions avec nous, et ce qu’il y a de spirituel dans le Culte vont ordi=
nairement ensemble, et avec ceux qu’inspirent l’idée de la Puissance et de
/p. 186/ la Grandeur de Dieu; Les sentimens produits par l’extérieur du Culte,
par l’idée d’une Protection particulière se joignent de même ensemble et
à ces derniers, mais souvent aussi à ceux de l’hypocrisie et de la Supers=
tition.

J’ai vu quelquefois disputer sur cette Question, si la Dévotion doit tou=
jours renfermer des Sentimens, et si elle ne peut pas consister dans de sim=
ples idées suivies d’actes qui leur sont conformes? C’est là, à ce qu’il me
semble, une dispute de mots; car si on définit la Dévotion, l’assemblage
des sentimens d’admiration, du respect, d’amour, qui doivent suivre na=
turellement l’idée que nous avons de la Divinité, la Question est tou=
te décidée. Si on la définit la disposition ou un homme doit être à
l’égard de Dieu, je conclurai que si cet homme est capable de quelques
sentimens, il seroit difficile qu’avec une pareille disposition, la Divinité
fut le seul objet pour lequel il n’en eut point; Sera-ce parcequ’elle
ne frape point nos sens, et que la méditation seule la rend reelle pour
nous? Je conviens qu’il sera plus difficile peut être de sentir au même de=
gré pour ce grand objet, ce que l’on sent pour ceux qui frapent nos
Sens. Mais je croi cependant que la réflexion et l’impression même de
plusieurs objets sensibles, qui nous présentent comme à l’œil les Attributs
de la Divinité produira infailliblement des Sentimens chez un homme
bien disposé à l’égard de Dieu, et capable d’en avoir pour d’autres objets.
Mais pour ces Caractères froids et insensibles, qui n’ont que des gouts
sérieux et pour des choses inanimées, comme pour les affaires, l’étude; ils
ne connoissent que foiblement l’amitié et les autres sentimens affectu=
eux, je crois la chose un peu différente, et qu’on ne devroit pas les ac=
cuser d’être mal disposés à l’égard de la Divinité, parce qu’ils manque=
roient de sentimens affectueux pour elle. Il n’en est pas de nos sentimens
comme de nos idées. Nous avons le pouvoir de rapeller celles-ci toutes les
fois qu’il nous plait, dès qu’elles nous sont connues; et souvent malgré
les causes qui nuisent le plus aux opérations de l’esprit, malgré un
mal de tête violent, une langueur &c. Mais par raport à nos senti=
mens, il n’y en a peut être aucun qui dépende entiérement de nous;
et dont certaines dispositions du corps, ne puissent nous priver abso=
lument; D’ou je tire la conclusion que je viens de raporter. Enfin
si l’on définit la Dévotion, comme je l’ai fait ci devant, La disposition
d’un Homme qui fait de la Divinité le principal objet de ses affections,
ce cas retombera à peu près dans le précédant; puisqu’il est clair que
suivant qu’un homme sera sensible au plaisir d’admirer et d’aimer, ou
qu’il sera d’un naturel froid, indolent, sa Dévotion sera accompagnée ou
dénuée de sentimens.

/p. 187/ Je devrois parler à présent des actes qui entrent dans la Dévoti=
on; mais comme ils sont du nombre de ses effets, je renvoie à les exami=
ner conjointement avec quelques autres dont je parlerai sur la fin; il faut
donc à présent faire connoitre en quoi, non seulement la fausse Dévotion,
mais encor toutes les espèces imparfaites, différent de la véritable et par=
faite, soit en elles mêmes, soit par leurs causes et leurs efforts, considérée
en elle même.

Je dis dabord que la véritable Dévotion doit renfermer des sentimens
conformes à toutes les idées vraies que nous pouvons nous former des Per=
fections & rélations essentielles de la Divinité, qu’elle doit avoir cette Divinité
pour objet principal et immédiat, et qu’enfin elle doit nous donner pour elle
des sentimens au dessus de tous ceux que nous avons.

Cette Proposition me paroit si évidente par elle même que je me fais
presque de la peine de chercher à l’établir. J’en donnerai cependant quelques
preuves. Il est clair par les termes mêmes que la véritable Devotion doit
être conforme à la nature des choses, c’est à dire, à la nature de son ob=
jet et de ses rélations avec nous, et il me paroit sans fondement de ne don=
ner pour caractère de la vraie Dévotion que la sincérité, la vivacité, ou la
nature des sentimens qu’elle renferme, sans faire attention à la nature de
leurs objets. Toutes les dispositions morales, comme l’amour, la haine &c ne
changent-elles pas entiérement, jusques à devenir de vertueuses, vicieuses,
uniquement suivant qu’elles ont différens objets, et quoiqu’elles renferment
toujours de sentimens de même espèce. Il en doit être de même de la Dé=
votion. Que penseroit-on d’un Homme qui auroit pour une Divinité qu’il
croiroit malfaisante et corrompue, le même dévouement, le même attache=
ment, par cela même qu’elle seroit d’un caractère semblable au sien, que
ceux dont le véritable Chrétien est rempli pour le Dieu de la sainteté et de
la Justice. Il s’ensuit donc qu’une Dévotion fondée sur des idées fausses et
imparfaites de la Divinité est très défectueuse, n’aient pour objet qu’un
Etre imaginaire. De même que toute Dévotion qui se raporte principale=
ment à l’extérieur, ou à quelqu’autre objet religieux, que Dieu lui même
est aussi fausse et imparfaite. Enfin une Dévotion qui ne nous porteroit
pas à préférer la Divinité à tous les autres objets de nos affections seroit
si imparfaite qu’elle ne pourroit pas même être apellée Dévotion. Dieu n’é=
tant plus dans ce cas là l’objet principal de nos affections, suivant que l’em=
porte la définition que j’ai donnée. Une telle disposition seroit même con=
traire à la nature d’un Dieu et de ses rélations avec nous, puisque l’un
et l’autre méritent des Sentimens de respect, de reconnoissance, et d’atta=
chement supérieurs à ceux que tout autre objet pourroit nous inspirer.

Pour faire mieux sentir toutes ces vérités, j’entrerai dans quelque détail
/p. 188/ de ces Dévotions défectueuses, et je raporteroi tout d'un tems quelques uns
de leurs effets particuliers à chacune d'elles. Si je les réservois pour la fin avec
les effets généraux de la Dévotion, je me verrois obligé à des répétitions que
j'ai cru devoir éviter.

J'ai dit dabord que toute Dévotion qui renferme des sentimens opposés
ou simplement différens de ceux qui suivent de justes idées de la Divinité, de
ses Attributs et de ses Rélations avec nous, qu'une telle Dévotion, est imparfai=
te; il me semble même qu'on pourroit l'appeler fausse, puisqu'elle est con=
traire à ce qu'elle devroit être. De cette remarque suit la fausseté de la
3e espèce de Dévotion. Car quoi de plus opposé à la nature de Dieu, que
d'en faire, comme quelques personnes, un Etre partial, occupé à les combler
de ses faveurs en suite d'une prédilection arbitraire, de croire que le reste
des hommes lui est indifférent, que de se faire un mérite de sacrifier, pour
ainsi dire, à la justice partiale de cet Etre, tous ceux qu'elles ne croient
pas élus comme elles. Telle étoit la Dévotion des Juifs et de quelques uns
même devenus Chrétiens dès les prémiers tems du Christianisme, et de la
conversion des Gentils.

Quand cette Dévotion n'iroit pas jusques à un tel excès, dans lequel
donnent certainement quelques Personnes, elle produiroit toujours ce mau=
vais effet de sanctifier, pour ainsi dire, l'amour propre, je veux dire, de
faire croire aux Dévots de cette espèce que ce vice et la plupart de ses
effets ne sont point des vices pour eux: Ainsi ils se laisseront aller à la
vanité, à l'intérêt, ils négligeront l'examen d'eux mêmes: acte cependant
des plus nécessaires pour se perfectionner, et se permettront bien des cho=
ses qu'ils défendront aux autres, comme moins parfaits qu'eux.

De même encor une Dévotion fondée sur l'idée que la Divinité est
sensible (qu'il me soit permis de m'exprimer ainsi) par principe d'amour
propre, aux marques de respect, aux formalités dont on l'honore, qui nous
fait croire qu'elle aime qu'on les rende à sa Souveraine Autorité, à sa
Grandeur infinie, plutôt qu'à ses Perfections morales, une telle Dévo=
tion nous portera à remplir exactement tous les Actes du Culte, et
à croire qu'après avoir satisfait la Divinité de cette manière, elle nous
pardonnera quelque relachement dans la pratique des Devoirs de Morale.

Une autre espèce de Dévotion très imparfaite, est celle qui ne ren=
ferme qu'une partie des sentimens qui conviennent aux Perfections
et aux Rélations essentielles de la Divinité. Une telle Dévotion peut
même devenir fort dangéreuse. C'est ainsi qu'un homme qui ne con=
sidérera Dieu que du coté de sa Puissance infinie et de sa souveraine
Autorité pourra se livrer à des craintes excessives, à l'occasion des moin=
dres fautes, se croira obligé à des mortifications et chaque jour en inven=
tera /p. 189/ de nouvelles. Ne joignant point à ces idées de la Toute puissance
et de la Souveraineté de Dieu, celle de ses Perfections morales, ou n'en
aiant que d'imparfaites, il ne jugera de ses Devoirs que sur des principes
outrés, par leur côté le plus difficile, et ne se croira obligé à les pratiquer,
qu'à proportion de ce qu'il lui en coutera. Les Vertus dont l'exercice ne
renferme rien que d'agréable, celles qui se trouveront conformes à ses in=
clinations même raisonnables comme la Charité, l'Amitié pour des Pro=
ches, des Amis, ces vertus lui deviendront suspectes, il craindra de déplaire
à ce Maitre difficile en se livrant au plaisir de les pratiquer: Si ce mê=
me homme joint à cela quelque idée outrée sur la nécessité de connoi=
tre la vérité en matière de Religion, il n'en faudra pas davantage pour
le rendre persécuteur de bonne foi, de tous ceux qu'il croira dans l'erreur
sur cet article.

De même un Homme qui ne considérera la Divinité que par des
idées générales et abstraites de Perfection, de Bonté, sans faire attention
au détail des rélations particulières que ce grand Etre a avec lui, qui ne
se le représentera pas comme faisant attention à toutes ses actions parti=
culières, et à tout ce qui lui est arrivé, ou qui le croira indifférent pour
toutes ces choses, cet Homme ne prendra jamais une reconnoissance, un
amour, ni un attachement bien vif et particulier pour la Divinité, elle
lui paroitra toujours comme un Etre étranger avec lequel il est impossi=
ble d'avoir aucune liaison, elle sera pour lui un Bien comme ceux d'Epicure.

Je ne saurois mieux faire connoitre les défauts de toutes ces espèces
de Dévotion qu'en y opposant quelques traits de celle qui est fondée sur
des idées justes et complettes de la Divinité, puisque le caractère le plus
beau de l'Etre Suprême résulte de ses Perfections morales, et s'il est permis
de parler ainsi, Sociables. Il s'ensuit que la véritable Dévotion le consi=
dère principalement par ce côté là; elle nous fait desirer de pouvoir
jouïr de son commerce, d'avoir part à son approbation & à son amour,
comme à celle d'un Etre infiniment aimable, qu'en considération des avan=
tages étrangers qui nous reviennent de la protection d'un Maitre très
puissant, elle nous fait envisager dans son indifférence ou son mépris la
perte d'un Ami et d'un Père, plus encor qu'elle ne nous fait craindre
les suites de la colère d'un Juge; elle nous rend la pensée que nous a=
vons manqué ou mal répondu aux bontés infinies de cet Etre adorable
plus affreuse que l'idée de ses vengeances, elle nous remplit de respect,
d'estime, de vénération, sans mélange de fraieur. En pourrions nous avoir
pour un Etre dont la colère et le mépris partent des principes même
des Vertus que nous admirons chez lui; elle adoucit tout ce que une Dé=
votion fondée sur l'idée de Dieu considéré uniquement comme Souverain
/p. 190/ Maitre trouve de dur dans quelques uns de ses commandemens, elle nous
en fait découvrir la justice et la convenance avec la nature des choses et
les Perfections de Dieu; ce ne sont presque pas des sacrifices, mais des actes
de justice, auxquels nous aquiesçons par connoissance.

Enfin une Dévotion qui se tourne sur le simple accessoire, ou sur
ce qu’il n’est qu’un moien d’arriver à l’essentiel, comme sur l’extérieur
du Culte et sa pratique exacte, une telle Dévotion est encor très défec=
tueuse, elle nuit même en nous faisant illusion, et nous empéchant
de reconnoitre que nous manquons au principal, auquel nous attri=
buons des sentimens que nous n’avons réellement que pour l’accessoire.

Une Dévotion tournée seulement du côté de ce qu’il y a d’écla=
tant, de magnifique dans les objets de la Religion, comme la Grandeur,
la Puissance de Dieu, et sur tout l’extérieur d’un Culte pompeux, une
Dévotion purement contemplative, me paroit moins méritoire, que
celle qui a pour objet le côté moral de la Religion, comme les Perfec=
tions morales de Dieu, la beauté, l’excellence de ses préceptes, et qui
influe sur la pratique. Il n’est pas difficile en effet d’avoir une admi=
ration et un amour passif pour des objets, pour ainsi dire, de specta=
cle, réellement très admirables et très aimables, qui même frapent
les Sens, il n’y a qu’à se laisser aller. Notre Ame est d’ailleurs très
exercée à former des sentimens de cette nature, à l’occasion des objets
sensibles; mais il n’y a guères qu’un desir sincère de faire son devoir,
qui puisse nous porter à aquerir ces sentimens moraux, d’amour
pour la beauté de la Vertu, et de celui en qui elle réside souve=
rainement.

Je ne dirai rien ici de ces personnes qui n’ont pour la Divinité
que des Sentimens inférieurs, à ceux que leur donnent les objets de
leurs passions, ce n’est plus une Dévotion, mais au contraire une
indévotion. Il suffit de remarquer que cette disposition est très con=
traire à la nature des choses, criminelle, d’une influence dangereuse
pour les mœurs, et qu’elle ne peut venir que de mauvais principes.
Ces articles importans demanderoient un discours à part.

Concluons donc qu’il n’y a qu’une Dévotion fondée sur une idée
vraie et complette de tous les Attributs essentiels et sur tout des
Perfections morales de la Divinité, une Dévotion tournée principa=
lement sur son objet immédiat et remplie pour lui des sentimens supérieurs
à ceux que nous avons pour tout autre objet, qui soit propre à nous pér=
fectionner et à nous rendre agréables à un Etre parfait et utile aux au=
tres Hommes, et qu’il soit bien méritoire, et par conséquent qu’une telle Dé=
votion peut seule porter le nom de véritable et de parfaite.

/p. 191/ Voilà en peu de mots ce que j’avois à dire sur les différences de la Dé=
votion vraie ou fausse, parfaite ou imparfaite considérée en elle même. Je
vais essaier d’examiner en 2d lieu la diversité qui résulte de celle de leurs
Causes. Il me semble qu’on peut réduire à quatre les Causes qui portent
le Cœur de l’Homme à la Dévotion. 1° Des idées distinctes et vives de son
objet. 2° Le tempérament et la disposition du Corps. 3° Certains événemens
et certains objets sensibles qui frapent. 4° Certains gouts particuliers, l’exem=
ple et l’habitude.

Que les idées de l’Entendement puissent exciter des sentimens, c’est
un fait éprouvé par la plupart des personnes exercées à la méditation,
lorsqu’elles s’y appliquent assiduement et dans un desir sincère de se per=
fectionner. Il est vrai qu’elles n’éprouveront pas toujours ces sentimens à
la suite de leurs réflexions; plusieurs Causes étrangéres et entr’autres la
disposition du Corps pouvant les en empécher: mais elles les éprouveront
cependant plus constamment, plus fortement, que s’ils naissoient chez elles
de tout autre Cause. Elles auront plus de facilité à les rapeller dans les
occasions ou ils sont réellement nécessaires; elles ne risqueront pas d’en
être privées aussi fréquemment, l’impression des objets sensibles, les passi=
ons et la disposition du Corps, aiant moins de prise sur de pareils senti=
mens. L’influence des idées de l’Entendement sur les sentimens du cœur
en fait de Dévotion est encor confirmée par le but même de la priére.
Les Théologiens les plus sensés conviennent qu’elle nous est ordonnée
principalement pour nous faire penser aux objets de la Religion; pour
nous les rendre familiers. En aiant pris de cette manière des idées vives et
distinctes, elles produiront en nous des Sentimens durables, qui nous portent
ensuite aux actes de Vertu qui y répondent. Cela fait voir en passant
et la nécessité de la Priére, et celle de s’en aquitter comme il convient à des
Etres intelligens et sensibles, et non en simples machines, et comme d’une
formalité.

J’ai dit qu’une 2de Cause de la Dévotion étoit le tempérament et la
disposition du Corps et j’ajoute même que c’est elle qui agit le plus fré=
quemment et le plus vivement chez bien des Gens. Elle me paroit pour
cette raison et par ses conséquences bonnes ou mauvaises mériter un exa=
men particulier. C’est un fait d’expérience que toutes les Sensations mora=
les, comme la joie, la tristesse, l’admiration, l’amour, l’indifférence, la crainte,
l’inquiétude, le contentement &c sont souvent excitées dans notre Ame par
la seule disposition de notre Corps, sans avoir été précédées d’aucune idée pro=
pre à y donner lieu, et sans que la présence d’aucun objet sensible et qui
y réponde y ait contribué. Les personnes un peu mélancholiques, des
femmes et certains tempéramens l’éprouvent très souvent sans y faire
/p. 192/ réflexion. Ces personnes sont surprises des effets particuliers que cette Cause
à elles inconnue produit chez elles. Il y a même des tems ou cette disposi=
tion du Corps donne lieu à des sentimens si vifs qu’elles sont inquiétes, jus=
ques à ce que quelque objet propre à les fixer se présente. Elles s’imagi=
nent alors qu’il en est la Cause. Mais en vain prétendriez vous les dé=
pouiller de ces sentimens en les détournant de l’objet qui semble les pro=
duire, celui là éloigné, ils se fixeront bientôt sur un autre et ce sera tou=
jours à recommencer. On a vu des personnes et peut être plus souvent des
femmes d’un tempérament porté à la tendresse passer successivement des
mouvemens les plus passionnés, de cette affection, à ceux d’une Dévotion
extraordinaire et très sincère, et retomber ensuite dans les précédens.
On a vu chez d’autres une pareille alternative entre des sentimens de
chagrin, de colère, de dureté, et ceux d’une Dévotion austère accompa=
gnée d’une sorte d’humilité et de mécontentement d’elles mêmes. Et de
même de plusieurs autres exemples, qu’il seroit trop long de raporter.

Mais une remarque à faire sur les personnages dont la Dévotion vient
de cette seconde Cause, c’est que leurs Sentimens ne durent qu’autant que
la disposition du Corps qui y contribue, qu’elles risquent de les voir très
souvent renversés par des sentimens qui ont des objets tout opposés, aux=
quels cette disposition les porte également, qu’elles risquent de descendre,
pour ainsi dire, en Enfer immédiatement après s’être crues élevées au
troisième Ciel, de s’en voir quelquefois abandonnées dans les occasions ou
ils leur seroient le plus nécessaires, comme dans certaines tentations.

Ces personnes se confient dailleurs sur l’expérience qu’elles font de
cette Dévotion machinale croient pouvoir s’en servir à leur gré, et s’i=
maginent qu’elle seule leur rendra tous leurs devoirs faciles, elles négli=
gent les autres secours et par là deviennent quelquefois les plus foibles
et les plus sujettes à tomber, incapables de faire leur devoir dès que ces
sentimens leur manquent. Et combien de devoirs cependant à la pratique
desquels il est impossible de les appliquer, lorsqu’ils ne viennent que de la
disposition du corps ou d’autres Causes involontaires, tels sont l’humi=
lité à l’égard du prochain, le désinteressement, la complaisance, le par=
don des injures &c. Aussi voit-on bien des Dévots qui ne le sont que
machinalement fort réguliers à toute autre chose, et manquer préci=
sément à tous ces points.

Une troisième Cause de la Dévotion sont certains événemens,
certains objets qui frapent beaucoup, tels que des malheurs, des maladies,
l’extérieur du Culte public. L’effet des prémiers est si connu qu’il seroit
inutile de s’y arrêter; il suffira de remarquer, que pour l’ordinaire il
dure peu, et que l’événement passé la Dévotion qu’il croit produire
/p. 193/ s’évanouit bientôt. On en doit dire autant de celle qui ne doit sa naissan=
ce qu’au son des Cloches, à la beauté d’un Temple, à la Musique, à la Poésie
des Chants sacrés, au ton et à l’Eloquence vive d’un Prédicateur, à l’appa=
rence respectable de la célébration des Sacremens. Une Dévotion qui
n’est excitée que par de telles Causes doit être mise à bien des égards dans
le même rang que celle qui vient du tempérament.

Enfin je crois qu’il y a des personnes dont on doit attribuer la Dévo=
tion à un certain gout particulier, qu’il seroit difficile de définir en peu
de mots. Ce gout se forme lorsqu’on lit des Livres ou qu’on pratique des
exercices de Religion dans certaines circonstances agréables. Telles sont cel=
les des lieux et des tems qui nous plaisent, de la compagnie des personnes
chéres dans laquelle nous avons lu ces Livres ou pratiqué ces exercices, et
de plusieurs autres de différentes espéces, & ce qui regarde sur tout les Ec=
clésiastiques. De pareilles circonstances nous font joindre aux idées de la Re=
ligion, mille autres idées accessoires toutes différentes, mais qui leur prétent
tout leur agrément. Nous nous imaginons alors de trouver du plaisir
dans les prémiéres par l’effet d’une Piété véritable, tandis que nous le de=
vons uniquement à celle-ci. Si quelcun vient à les séparer, à dépouiller
les objets de notre Dévotion de ces agrémens étrangers, nous sommes éton=
nés de ne les plus trouver tels qu’auparavant; nous ne sentons plus pour
eux que de l’indifférence & de l’ennui. On se convaincra de la réalité de
cet effet, si l’on fait attention que l’influence si vantée de l’exemple et de
l’habitude consiste principalement dans l’union des idées et des sentimens
accessoires, et que par conséquent elle doit être comprise dans ce que j’ai
apellé gout. L’habitude nous fait joindre une idée vive de réalité, d’im=
portance à ce dont nous entendons parler souvent, comme des choses né=
cessaires, elle nous fait joindre mille idées agréables à tous les usages de
notre Patrie et un sentiment d’aise à la régularité de certaines choses, com=
me si elles étoient nécessaires à notre repos: Effets auxquels il me semble
qu’on peut bien donner le nom de gout particulier.

Je ne sai si l’on ne doit point attribuer à une pareille Cause l’attache=
ment sincère de tant de Peuples pour la Religion de leur Païs, tant il est
vrai qu’elle peut avoir une grande influence sur notre Dévotion. Il me
semble qu’on doit plus compter sur cette Cause que sur les deux précéden=
tes, par la raison qu’agissant presque continuellement, elle produit une
Dévotion plus constante, et plus égale, mais il faut la diriger.

Un grand inconvénient de la Dévotion qui nait de Causes involontai=
res, comme les trois dernières, c’est qu’elle remplit l’esprit de prejugés et le
cœur de sentimens très faux en matière de Religion et de morale. Elle
nous fait joindre une idée de sainteté et d’obligation particuliere à tout
/p. 194/ ce qui a du raport à ses objets en comparaison duquel les Vertus humai=
nes les plus importantes nous paroissent indifférentes: Quelquefois même
elle nous fait regarder comme légitimes des choses réellement mauvaises,
parce qu’elles se trouvent liées avec les sentimens de cette Dévotion machi=
nale. C’est ainsi qu’un Homme se croira permis de s’emporter contre celui
qui viendroit le détourner, sans le savoir, de ses exercices de Piété: un autre
se croira permis de faire de concert avec un Ecclésiastique, ce qu’il n’auroit
jamais osé faire avec un Séculier, et ainsi des autres.

Le mérite de cette Dévotion dépendante de la disposition du Corps ou
des circonstances extérieures me paroit fort peu de chose, à moins que dans
la vue des usages qu’on en peut quelquefois retirer on n’ait volontaire=
ment travaillé à s’y rendre sensible.

De là je conclurai que ceux qui le sont par quelqu’autre endroit,
n’ont aucun sujet de se glorifier, et que ceux qui en manquent ne doivent
pas se faire des reproches. Au contraire si après avoir travaillé inutilement
à l’aquerir dans la vue que je viens de dire, nous ne laissons pas que de
persévérer dans la pratique de tous les devoirs, dans laquelle cette Dévotion
machinale auroit pu nous aider; s’ils surmontent les difficultés que sa pri=
vation nous fait essuier, nous en avons d’autant plus de mérite que nous
manquons d’une telle Dévotion.

Mais si cette Dévotion machinale ou dépendante des objets extérieurs
n’est d’aucun mérite, lorsqu’on n’a point travaillé à se rendre susceptible,
elle peut en avoir beaucoup lorsqu’on l’a recherché, qu’on a profité avec
empressement des Causes qui la produisent en vue de ses utilités, et lors
sur tout qu’on la dirige par les idées de l’Entendement. Dans ce cas là elle
est non seulement méritoire, mais encor fort utile, elle peut nous porter
à faire des actions dont nous serions incapables sans son secours. Telles sont
le renoncement à nos passions, à nos plaisirs, la résignation dans les maux et
les pertes. Il n’y a que des Sentimens vifs qui pussent nous soutenir dans ces
occasions, et jamais des idées toutes seules ne tiendroient contre la forte
impression de ces objets ou de ces événemens; Mais ces sentimens comme il
a été dit au commencement ne dépendent pas entiérement de nous, il faut
que la disposition du Corps ou l’impression des objets concourent avec nos
réflexions pour nous les procurer. D’où suit l’utilité d’une Dévotion machi=
nale lorsqu’elle est bien dirigée.

Quel sera l’usage de cet examen des Causes de la Dévotion? Ce se=
ra de nous aprendre que les idées de l’Entendement sont absolument
nécessaires pour produire une Dévotion pure, complette; constante, d’in=
fluence sur les mœurs, et pour tourner en bien l’efficace des trois au=
tres Causes; qui sont  celles ci, Tempérament, Extérieur du Culte, Evéne=
mens, /p. 195/ Gout particulier, Habitude lorsqu’elles agissent seules ne produisent
qu’une Dévotion aveugle, irréguliére, souvent inutile, que le hazard seul ren=
dra conforme à la nature de son objet, mais que dirigées par la 1ere elles
peuvent avoir de grandes utilités.

Pour passer présentement au moien de distinguer les différentes espéces
de Dévotion par leurs effets, je réduirai ces derniers à 3 classes, Actes religi=
eux, Pratique des Devoirs envers Dieu et le Prochain, et Plaisir intérieur
de l’Ame.

Les Actes religieux sont l’effet que l’on croit ordinairement le plus
immédiat de la Dévotion, comme une de ses parties essentielles; Il est certain
qu’entant qu’ils servent à exciter chez nous des sentimens, ou à en exciter
chez les autres, ils doivent nécessairement y entrer, non seulement parce
que nous y sommes obligés, ou entant que Dieu nous a ordonné de les cé=
lebrer comme les Sacremens, mais encor parcequ’une Dévotion véritable
ne peut absolument manquer d’en produire des actes de cette espèce, mais
pour tous ceux qui manquent de l’un ou de l’autre de ces deux usages, on ne
sauroit les regarder que comme des suites de la Superstition ou de l’hypo=
crisie. De là je conclus 1° Que la véritable Dévotion porte principalement
à des Actes religieux exercés dans le secret, auxquels l’esprit a le plus de part,
les moins chargés de cérémonies, elle porte, dis-je, à ceux là beaucoup plutôt
qu’aux Actes publics. Dans ces derniers on est plus distrait, l’on craint d’en
diminuer le mérite par quelque motif étranger, l’on s’y porte plutôt pour
l’édification, (je parle ici des personnes qui ont d’autres moiens de s’instruire
que les exercices publics,) que pour toute autre raison. Il est vrai que cette
raison est de conséquence, mais elle ne nous engagera jamais à rien d’outré.
D’où je conclus enfin qu’une assiduité extraordinaire, une apparence de zè=
le véhément dans les exercices publics est assez souvent l’effet de l’hypocri=
sie ou de la Superstition, et l’expérience le confirme.

La pratique des Devoirs non seulement envers la Divinité qui est
l’objet même de la Dévotion, mais encor envers le Prochain, me paroit de=
voir être un effet pour le moins aussi naturel de la vraie Dévotion que le
précédent, quoique bien des gens pensent le contraire. Voici mes raisons.

Puisque la véritable Dévotion est principalement fondée sur l’idée des
Perfections morales de Dieu et de ses rélations générales avec tous les
Hommes, puisqu’elle consiste principalement à les admirer et à les
aimer à cause de leur raport avec les principes de la beauté morale, il s’ensuit qu’el=
le nous portera naturellement à aimer, à estimer tout ce qui leur res=
semble, à nous orner nous mêmes de toutes les vertus morales par les=
quelles seules nous pouvons ressembler à la Divinité l’objet de cette Dévo=
tion, et par l’endroit qui nous a le plus frapé; Puisque la véritable Dévo=
tion /p. 196/ consiste à aimer Dieu principalement, parce qu’il aime lui même la
Vertu, parcequ’il en sent tout le prix et toute l’horreur du vice, elle doit pro=
duire en nous de pareils sentimens, ou plutot, il en est, pour ainsi dire, un
effet nécessaire. Après avoir aimé et admiré dans l’idée des Vertus morales
des Etres de raison nous sommes charmés de les voir réalisées dans la
Divinité, et nous nous attachons à elle, comme à l’Original parfait de
ce Tableau admirable des Vertus. Comment accorder de pareils sentimens
avec la négligence de leur pratique, avec celle des vices contraires? Aussi
c’est ici à ce qu’il me paroit la touche de la véritable Dévotion; et com=
me dit l’Ecriture, La crainte de l’Eternel c’est de haïr le mal.

Puisque encor la véritable Dévotion aime admirer la Divinité en
qualité de Pére de tous les Hommes, de Bienfaiteur, de Protecteur impar=
tial, elle nous porte naturellement à les aimer aussi nous mêmes, à leur
procurer selon notre état les biens que la Divinité se plait à répandre
sur eux par une Bonté qui fait le principal objet de notre admiration,
par conséquent encor nous serons portés à remplir envers les Hommes tous
les Devoirs qu’exigent leurs besoins et leurs rélations avec nous.

Une seconde preuve que la véritable Dévotion doit nous porter à la
pratique des Devoirs qui regardent le Prochain, c’est qu’il est impossible
qu’un Homme insensible à l’amitié, à la compassion pour ses semblables
fut capable d’amour pour Dieu. On dira peut être que la différence des
Sentimens de cet Homme, ne vient point de lui, mais de leurs objets. Il
voit ses semblables couverts de défauts qui lui déplaisent; il en voit mê=
me chez lui qui le rendent insupportable à lui même; mais il ne voit
rien que de parfait dans la Divinité. J’avoue que cela peut avoir lieu
dans quelques cas, lors qu’on se trouve avec des personnes pleines de dé=
fauts bien sensibles, de dureté, de fierté, d’impureté &c. Mais que cela
se puisse toujours, et qu’outre les dispositions d’amour, de reconnoissance
que demande la véritable Dévotion, l’on puisse en censurer d’insensibilité,
d’indifférence pour des Amis, des Parens estimables, c’est ce qui paroit im=
possible. Le Createur nous à fait de manière que les objets sensibles quoi=
que imparfaits nous frapent toujours plus que le spirituel; il a mis dans
notre cœur certaines dispositions affectueuses, que les qualités sensibles, les
manières, les liaisons, les actions des Hommes touchent beaucoup plus que
les idées spirituelles. On ne sauroit venir à bout de détruire ces effets de
notre nature animale sans un fond de dureté, d’insensibilité qui influera
nécessairement sur les Sentimens les plus Spirituels de la Dévotion. L’A=
potre St. Jean me paroit raisonner sur ce principe, lorsqu’il dit que celui
qui n’aime pas son frère qu’il voit, ne peut pas aimer Dieu qu’il ne voit
pas, 1. Jean IV. 20.

/p. 197/ Enfin puisque cette véritable Dévotion n’est point inégale, ni bornée à
certain tems et à certains lieux, elle produira aussi en nous une pratique
constante de tous ces Devoirs. Par raport à ceux qui regardent la Divinité
il seroit inutile de faire voir qu’une Dévotion véritable en entraine néces=
sairement la pratique après elle. Il suffira de remarquer que ces Dévots
doivent se ressentir des sentimens qui nous portent à les pratiquer: ils doi=
vent exprimer par des actes l’idée que nous avons d’un Etre désintéressé
qui méprise de simples hommages, et qui ne reçoit pour tels qu’une
exactitude à suivre tous les préceptes de la Vertu et de la Raison qu’il
nous a lui même donné; ils doivent exprimer l’idée que nous avons de
sa Présence continuelle, et l’impression de respect qu’elle fait continuellement
sur nous en tout tems, en tout lieu, sans que jamais aucune disposition
au badinage, à la joie, ou à quelque autre chose nous la fasse perdre de vue.

La satisfaction intérieure est une des marques qui distingue le plus
la véritable Devotion de la fausse; celle-ci peut au plus tranquiliser dans
certains tems, ou l’esprit frapé de ses fausses idées croit les avoir toutes rem=
plies; mais bientôt il reprend ses prémiéres inquiétudes, il ne se porte à
rien malgré lui, avec une espèce de tristesse, ou s’il a trouvé quel=
que plaisir il est purement machinal; il faut qu’il bannisse la réflexion
parcequ’elle ne lui donne de la Religion que des idées incompatibles avec
les sentimens secrets que tous les Hommes ont naturellement de ce qui
est juste et convenable. Dans les malheurs il se livrera à une entière
superstition, il les attribuera à la négligence de quelques formalités du
Culte extérieur, et n’y verra que les effets de la colère de Dieu.

Mais celui dont la Dévotion éclairée est l’effet d’un cœur porté à aï=
mer la Vertu et à l’admirer, celui-là aquiescera à tous ses Devoir. Il
voit dans Dieu un Pére parfaitement raisonnable, équitable, plein de
condescendance, et dont il croit découvrir toutes les vues et les raisons dans
les ordres qu’il nous a donné, il trouve dans ces sentimens un dédomma=
gement continué des sacrifices qu’il fait à ce grand Etre, il est plus gai,
plus sociable, bien loin d’avoir rien de triste ou de Sauvage. Enfin les maux
auxquels la vie humaine est exposée lui paroitront des chatimens ou des
épreuves envoiés par un bon Pére et ne lui feront jamais perdre la con=
fiance en sa Bonté, ni imaginer des crimes et des expiations chiméri=
ques. Je pourrois pousser ce parallelle plus loin, s’il n’étoit déjà com=
pris en partie, dans quelques endroits de ce que j’ai dit ci devant.

Je conclus donc en 3e lieu, Que l’Homme véritablement Dévot est ce=
lui qui exerce les actes du Culte religieux d’une manière raisonnable, vé=
ritablement propre à le perfectionner lui même, à porter les autres à en
faire de même, et jamais par envie de paroitre, celui qui pratique exac=
tement /p. 198/ ses Devoirs par amour pour la Vertu dont la Divinité lui paroit le
modèle, et par amour pour les Hommes dont elle est le Pére, celui enfin
chez qui les idées de la Religion produisent la tranquillité, la sérénité, la
joie, bien éloignée de la mauvaise humeur de plusieurs prétendus Dévots.

Voilà, Messieurs, ce que j’ai cru pouvoir prendre la liberté de vous
proposer sur les principes de la vraie et de la fausse Dévotion, il faudroit
pour en achever la description voir les effets de leur combinaison; mais ils
sont infinis, et je serois trop heureux si j’avois pu réussir dans l’examen
que je viens de faire de chacun d’eux considéré à part. Il faudroit aussi
y ajouter des recherches sur les fondemens et l’obligation de cette dispositi=
on considérée comme une Vertu morale, et cela joint à ce que je viens
de dire sur les causes qui la produisent en nous, nous conduiroit à re=
chercher les moiens de l’aquerir. Mais en voilà assez ou plutôt trop pour
une personne qui a l’honneur de parler devant des Supérieurs dont elle
implore le secours et l’indulgence.

Monsieur DuLignon n’a pas voulu dire son avis.à Mr DuLignon.

Sentiment de Mr le Conseiller DeSt Germain.Il y a plusieurs Causes qui ont contribué à établir la fausse Dé=
votion, et à rendre ce nom méprisable, je raporte les réflexions de
Monsieur DeSt Germain; 1° Quelque éloignées que soient la vraie et la
fausse Dévotion, elles produisent des effets communs, retraite, attachement
aux actes extérieurs, éloignement des plaisirs bruians &c, cette ressemblance
les a fait confondre par ceux qui ne les connoissent pas à fond; dès
que quelcun aura été la dupe d’un faux Dévot, il prendra la Dévoti=
on en aversion, parcequ’il jugera que tous ceux qui font profession de
Dévotion ressemblent à celui qui l’aura trompé.

2° Une 2e Cause ce sont les Livres de Dévotion. Quoique ces Li=
vres soient faits dans une autre vue, on y trouve cependant pour l’or=
dinaire grand nombre d’idées outrées auxquelles on ne peut aquiescer,
et ils exigent des sentimens qu’on ne peut faire naitre chez soi. On con=
clut de là que la Dévotion n’est pas faite pour l’homme, ou qu’il y
a de la Charlatanerie dans le portrait qu’on en fait. Je donnerai pour
exemple de ces sortes de Livres les Ouvrages de Mr De LaPlacette, et
entr’autres sa Communion dévote. Voici un trait de ce dernier Livre
qui se présente à me mémoire. L’Auteur dit qu’il faut tout quitter,
toutes les affaires mondaines le jour avant la Communion, cette
maxime est certainement outrée, et elle s’oppose directement avec
la pratique de nos Devoirs.

3° On peut mettre pour une 3e Cause les Satyres qu’on a fait con=
tre la fausse Dévotion.

4° Une 4e Cause c’est que la Dévotion a été une affaire de mode:
/p. 199/ par exemple, Louis XIV étant venu dévot, il fallut l’être pour lui fai=
re sa Cour. Voilà les principales Causes qui ont rendu méprisable le titre
de Dévot et le nom de Dévotion.

Il faut bien distinguer entre les principes et les effets de la vraie
et de la fausse Dévotion. La 1ere est fondée sur la connoissance de la Di=
vinité et de ses rélations avec nous, et elle est accompagnée d’une conduite
qui s’y raporte. On pourra connoitre si on a une vraie Dévotion en exa=
minant les effets qu’elle produit chez nous.

Voici les réflexions de Monsieur l’Assesseur Seigneux. Quand on aSentiment de Mr l’Assesseur Seigneux.
de la prévention contre la Dévotion, c’est plutôt contre les personnes qui
en font profession que contre la véritable Dévotion, contre les personnes
qui affectent de faire paroitre des sentimens qu’elles n’ont point. Car
quand on fait un portrait d’une Dévotion fondée sur la connoissance
de Dieu et de ses rélations avec nous, et des sentimens que ces idées font
naitre dans le cœur d’un homme, ceux qui sont le plus opposés à la Dé=
votion n’y trouveront rien de ridicule, ils souhaitteront même de ressem=
bler à ce portrait et d’avoir de la Dévotion.

Il est plus aisé de sentir les Sentimens de la Dévotion dans le par=
ticulier que lorsqu’on est en public, il faut pourtant se joindre aux au=
tres pour les animer par son exemple.

Je remarquerai encor sur ce que Monsieur DeCheseaux a dit que la
Dévotion est une suite de la Réflexion sur les Perfections morales de Dieu,
qu’il faut réfléchir sur toutes les Perfections de Dieu absolument pour
avoir une Dévotion entiére et parfaite, qu’il ne faut pas se contenter de
réfléchir sur quelques unes seulement.

Sentiment de Mr le Bourguemaistre Seigneux.Monsieur le Bourguemaistre Seigneux a dit que l’idée de la Dévo=
tion est simple, elle comprend la connoissance de la Divinité, celle des
Devoirs qu’elle exige de nous, et le desir affectueux de les remplir. Quoi=
qu’on confonde la vraie et la fausse Dévotion on peut pourtant les
distinguer aisément. 1° La sérénité accompagne la vraie Dévotion. 2°
Elle produit toujours la Charité, dont un des principaux traits est cette
disposition à couvrir les défauts du Prochain, disposition que n’ont
pas pour l’ordinaire les faux dévots, on le voit au contraire déchirer
impitoiablement la réputation du Prochain, et être toujours pret à
publier ses défauts, souvent même les aggraver pour pouvoir les
condanner avec plus de force. Si l’on trouve dans ces deux caractères
réunis la Sérénité et la Charité on peut se confier à lui.

Il n’est pas extraordinaire, c’est l’avis de Monsieur DeBochat, qu’onSentiment de Mr le Lieutenant Ballival DeBochat.
ait confondu la vraie et la fausse Dévotion, on les a embrouillé dès le
commencement du Monde, et dès la publication de l’Evangile qui avoit
/p. 200/ cependant donné de justes idées sur ce sujet, on a commencé à les
confondre. Rien n’est plus misérable que les Ouvrages qu’on a fait de=
puis le prémier Siécle du Christianisme jusqu’à la Réformation. C’est de=
puis cette dernière Epoque qu’on a repris quelques idées saines là dessus,
quoiqu’on y ait encor laissé bien des préjugés: la lumière n’est venue
sur ce sujet que de la bonne Philosophie.

Rien n’est plus interressant que de se faire de justes idées de la
vraie et de la fausse Dévotion. Pour s’en convaincre qu’on examine
seulement les influences que la Dévotion vraie et fausse a sur le bon=
heur de la Société. Peut-on concevoir quelque chose de plus affreux
que les effets funestes que la fausse Dévotion a produit dans chaque
Société; elle a été la Cause des persécutions; c’est elle qui a armé les hom=
mes les uns contre les autres dans tous les tems, et qui a fait trouver
de la douceur à verser le sang de ceux qu’on devoit chérir avec le plus
de tendresse; ce n’est pas seulement chez les Peuples idolâtres et aveu=
glés qu’elle a produit ces désordres, c’est sur tout parmi les Chrêtiens
qu’elle a déploié sa barbare fureur, et on ne peut lire sans frémir tout
ce que l’Histoire nous récite des cruautés qu’ils ont exercé les uns con=
tre les autres par ce principe. Ainsi chacun doit travailler avec soin
à ramener la lumière sur ce sujet.

Je me bornerai, a dit Monsieur le Boursier Seigneux, à ces deuxSentiment de Mr le Boursier Seigneux.
Articles 1° Je ferai voir l’utilité de la Dévotion, et 2° J’en marque=
rai les caractères. I. On doit regarder la Dévotion comme l’expression
des sentimens que la Religion inspire, chacun sent de quelle utilité est
une bonne Religion, et quel est le malheur de ceux qui en ont une fausse
mais si une bonne Religion est infiniment utile, et s’il est important
de savoir si celle qu’on professe est la bonne, la Dévotion n’est pas moins
utile, et il n’est pas moins important d’en avoir de justes idées, puisque si
la Dévotion est vraie et bonne, c’est une preuve que la Religion
qu’on suit est bonne et raisonnable. L’essentiel est que la Dévotion Sai=
sisse ce que la Religion a de véritablement important, qu’elle en suive
exactement la lumière, et qu’elle en exprime au dehors ce qu’un sen=
timent éclairé, vif et soutenu ne sauroit cacher.

Il est d’autant plus important d’avoir de justes idées sur ce sujet
que sans cela il est très facile de donner dans la fausse Dévotion & de s’y
laisser entrainer, comme on s’en convaincra par l’examen que je vais faire
de ce qui s’est passé dans le Monde à cet égard. A peine les Patriarches
eurent fermé les yeux, que les Hommes donnérent dans une fausse
Dévotion; parce que les idées de la Religion & de la Divinité s’étoient
corrompues. En Assyrie Abraham se sépara de ses Compatriotes, et
/p. 201/ abandonna sa Patrie par ordre de Dieu, pour ne pas se laisser entrai=
ner à l’exemple de ses Concitoiens corrompus. On choisit à la vérité
les créatures les plus parfaites pour en faire l’objet du Culte, mais on
multiplia les Divinités. Les Prétres s’arrogérent de l’autorité, ils pré=
tendirent qu’on devoit s’en raporter à leurs idées au sujet de la Religi=
on; les Philosophes eux mêmes quoique plus éclairés que les Prétres cor=
rompirent encor ces idées, ce qui produisit des désordres honteux, et
rendit nécessaire une réformation sur les idées qu’on devoit avoir de
la Divinité & sur la conduite que l’homme devoit tenir à son égard.
Le Fils de Dieu est venu nous donner des idées plus pures, il a dissi=
pé nos préjugés, il a éclairci nos doutes, il a purifié nos lumières: mais
cette Doctrine sainte ne se conserva pas longtems épurée, elle se corrom=
pit bientôt après. Les Solitaires de la Thébaïde ne crurent pas que la
Dévotion fût complette s’ils ne s’éloignoient de tout commerce avec le
reste du Genre humain; les intérêts des Ecclésiastiques multipliérent
ces fausses idées, ils joignirent à l’idée simple de la Dévotion bien des Su=
perstitions, de menues observances, qui accablent par leur nombre, et qui
détournent l’attention de ce que la Dévotion a de solide et d’important.
On voit par là la nécessité d’une Religion pure, et on doit voir avec
une extrème reconnoissance le changement que la Reformation a ap=
porté au monde, en dissipant la superstition et les vaines pratiques
dont on avoit chargé la Religion, et en ramenant la Religion que le
Fils de Dieu avoit enseigné.

II. Voions à quel coin & à quel caractère on peut marquer la véri=
table Dévotion. Quelques uns préféreroient le caractère d’indévotion en pu=
blic à cause du ridicule qui est généralement répandu sur la Dévotion;
d’autres donnent dans la bigoterie par haine pour l’indévotion. Ces deux
caractères ne doivent pas être séparés, la Dévotion a son siége dans le
cœur, mais elle doit se produire au dehors, non seulement dans le public,
mais aussi dans le particulier, ou elle a Dieu seul pour témoin, comme
elle n’a que lui pour objet. Il est utile de la témoigner en Public, et cha=
cun doit et peut l’y faire paroitre; plus l’on est élevé en dignité et plus
aussi on y est obligé, à cause de l’influence plus grande que l’exemple
peut avoir. Le Prince et le Peuple doivent marquer au dehors et en toute
occasïon du respect pour la Religion. 2. Le Prince doit tenir la main à
ce qu’on observe les Loix qui ont été faites pour soutenir la Religion
il ne doit jamais autoriser les abus à cet égard, ni permettre qu’on
fasse des railleries sur ce sujet. 3. Il doit en toute occasion marquer
le cas qu’il fait de ceux qui ont de la Dévotion. 4. Enfin dans les Assem=
blées publiques il ne doit rien faire qui puisse donner de mauvais exemples.

/p. 202/ S’il y a quelqu’un, a dit Monsieur le Professeur D’Apples, quiSentiment de Mr le Professeur D’Apples.
blame la Religion, c’est qu’il ne la connoit pas; ceux qui la connoissent
l’honorent. J’en dis de même de la Dévotion. Quand on s’en forme des
idées justes, on est convaincu qu’elle mérite l’approbation des personnes
qui croient une Divinité. La 

Il y a quelques traits qui montrent la différence de la vraie et
de la fausse Dévotion. 1. Les faux Dévots ont de l’ostentation. 2. Ils
s’attachent à des bagatelles, à de menues observances qu’ils regardent
comme essentielles et nécessaires. 3. Ils se persuadent qu’il n’y a que
eux qui aient de la Dévotion. Tels étoient les Pharisiens dont notre
Seigneur condanne le caractère imposteur dans l’Evangile. Le vrai
Dévot au contraire n’a point de vanité, il vit avec les autres, il ne dé=
prime personne, sévère pour lui même, il est plein d’indulgence pour
les autres et disposé à excuser ou à pallier les fautes de son Prochain.

Sentiment de Mr le Professeur Polier.Les caractères que Monsieur DeCheseaux a donné de la Dévo=
tion, a dit Monsieur le Professeur Polier, sont très bons, mais ils
sont plus propres à découvrir si l’on a soi même cette Vertu, que si
les autres la possédent. La Dévotion, a-t-il dit, vient des idées de l’es=
prit, des sentimens du cœur et de la conduite; les sentimens ne dé=
pendent pas de nous, il n’y a que la conduite que nous soions les
maitres de régler. Cependant il a ajouté que pour exciter ces sentimens
il faut réfléchir sur les idées de Dieu et sur ses bienfaits.

On peut objecter que les plus Savans n’ont pas toujours des sentimens
qui répondent à l’étendue de leurs lumières, que les génies bornés ont des
sentimens qui l’emportent en pureté, et en beauté sur les personnes qui
ont le plus de connoissance. Je réponds que cela vient de la réflexion
qu’ils font sur les bienfaits de Dieu qu’ils éprouvent, ce qui produit en
eux des sentimens plus vifs que ne le font de simples idées. D’ou je
conclus qu’on ne doit pas juger de la Dévotion d’une personne par les
lumières qu’elle a: mais quand on joint les lumières, les sentimens,
la conduite, cela fait une Dévotion parfaite.

Je ferai une remarque sur ce que Monsieur DeCheseaux a dit
contre ceux qui se croient être les objets particuliers de la prédilecti=
on de Dieu. C’est que Dieu est libre dans la distribution de ses gra=
ces mais quoiqu’il soit libre, il ne les accorde cependant pas sans
raison. A l’égard du peuple Juif, ce n’étoit pas pure prédilection sans
aucune raison, si Dieu le combloit de faveurs; je n’entrerai pas dans
le détail de ces raisons. Il en est de même des Particuliers. Celui qui
/p. 203/ est l’objet de ces faveurs doit les reconnoitre, mais non pas s’en énor=
gueillir. Les Chrétiens aussi ont été privilégiés d’une façon particu=
lière; mais ce doit être pour eux un motif de se consacrer plus par=
ticuliérement au service de Dieu.

Si les hommes ont attaché une idée de mépris à la Dévoti=
on, cela ne doit pas détourner d’en remplir les devoirs; au con=
traire cela devroit les y animer plus fortement. Car les indévots
sont encor plus criminels que les faux dévots; puisque les actes de la
Dévotion imparfaite ont encor quelque usage pour celui qui les
pratique, à qui ils fournissent bien des occasions de s’éclairer et de s’a=
vancer dans la piété, soit pour les autres sur la conduite de qui ces ac=
tes influent: mais dans les indévots il n’y a rien de bon, ni l’intérieur,
ni l’extérieur.

Il y a cependant un inconvénient chez les faux Dévots, c’est qu’ils
ne remplissent que ce qu’il y a de plus aisé dans la dévotion savoir
les actes extérieurs. Mais à quelque point qu’on porte l’exactitude à
cet égard, tout cela est plus aisé à remplir, qu’il n’est aisé de vaincre
ses passions. D’ou je conclus qu’on doit faire plus de cas de ceux dont
la conduite est toute régulière, mais qui n’ont pas l’extérieur de la
Dévotion que des Dévots imparfaits. Les uns et les autres n’ont pas
une Dévotion complette, mais les prémiers s’attachent à l’essentiel et né=
gligent l’accessoire; les seconds s’attachent à l’accessoire et négligent l’essentiel.

De ces principes on peut tirer deux conséquences. La 1ere c’est que
nous avons là une regle pour juger si nous avons une véritable Dévo=
tion. Quand on a quelque devoir intérieur à remplir, on peut et on
doit le préférer aux devoirs extérieurs; mais quand on n’en a point
il vaut mieux préférer les devoirs extérieurs que de demeurer dans
l’inaction, puisqu’ils peuvent nous avancer dans les sentimens intérieurs.

La 2e Conséquence. On ne doit pas juger de la bonne Dévotion,
par l’exactitude qu’on a à remplir les actes extérieurs, mais aussi
par sa conduite. Celui dont la conduite est réglée, qui assiste à l’ex=
térieur de la Religion; qui est exact à en pratiquer tous les actes, je
jugerai que sa Dévotion est bonne, mais je jugerai que celui qui n’a
que l’extérieur sans la bonne conduite n’a qu’une Dévotion fausse et
imparfaite. Celui qui n’a ni l’extérieur ni la bonne conduite man=
que à tout.

La véritable Dévotion, c’est Monsieur DeCaussade qui parle,Sentiment de Mr le Baron DeCaussade.
consiste dans une disposition constante
de faire la volonté de Dieu autant qu’elle nous est connue par
sa parole et par nos réflexions. La Dévotion intérieure est préfé=
rable /p. 204/ à l’extérieure; il ne faut pourtant pas les séparer, comme font
les Piétistes qui négligent tout l’extérieur, et qui gatent par là la Dévo=
tion; il ne faut pas non plus pousser l’extérieur jusqu’à la Superstition, com=
me on a fait après le refuge. La coutume p. e. de chanter le Pseautier
tout de suite autorise la Superstition; il est vrai qu’il a été tout écrit
par des Auteurs inspirés, mais il faut convenir aussi qu’il y a quantité
de choses qui se raportent à des circonstances qui ne nous regardent plus.
Il faudroit que les Ministres représentassent au Peuple que les Assem=
blées publiques ne sont qu’un moien de s’avancer dans la Dévotion, mais
que la fréquentation de ces Assemblées ne constitue pas la Dévotion.
La Musique des Assemblées religieuses des Catholiques engage à aller
aux Assemblées, ce n’est pas alors Dévotion, c’est Superstition, c’est plai=
sir.

Note

  Public

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Etendue
intégrale
Citer comme
Société du comte de la Lippe, « Assemblée XLIX. De la dévotion considérée dans le cœur de l'homme », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 18 avril 1744, vol. 2, p. 181-204, cote BCUL 2S 1386/2. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/490/, version du 24.06.2013.
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