Transcription

Société du comte de la Lippe, « Assemblée XLVIII. Sur l'art de vivre content », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 11 avril 1744, vol. 2, p. 163-181

XLVIII Assemblée.

Qui s’est tenue le 11e Avril 1744, et à laquelle se sont ren=
contrés Messieurs DeBochat Lieutenant Ballival, Polier Professeur,
Baron DeCaussade, Seigneux Boursier, DuLignon, Seigneux Assesseur,
De St Germain Conseiller, DeCheseaux le fils.

Messieurs Voici l’idée que je me suis fait de l’InstinctDiscours de Monsieur le Comte.
sur les réflexions que vous fites à ce sujet dans votre dernière
Conférence.

L’Instinct est un penchant machinal qui porte à faire de
certaines choses sans le secours du raisonnement.

L’Instinct se trouve dans les Hommes et dans les animaux,
sans exception d’aucun individu. Les choses auxquelles l’Instinct
porte, ont pour but la conservation de chaque individu: c’est l’é=
loignement du mal et la possession de quelque bien.

Quelques uns d’entre vous, Messieurs, ont donné plus d’étendue
à l’Instinct des hommes qu’à celui des animaux, et ils ont regar=
dé comme un effet de l’Instinct la curiosité ou le desir de connoitre,
et le desir de l’immortalité.

De là vous avez tiré ces deux conséquences, c’est que l’Instinct
se trouvant dans tous les Hommes sans exception, c’est une preu=
ve qu’il vient de Dieu, qui a par là pourvu très efficacement à
notre conservation, ce qui est une preuve de sa Bonté pour nous.

La 2e c’est que tout ce à quoi l’Instinct nous porte est bon,
/p. 164/ cependant comme l’Instinct est un mouvement machinal, c’est à
la Raison à le diriger, c’est à dire, à marquer jusqu’où il faut le
suivre, où il faut s’arrêter, et quels moiens il faut emploier pour
satisfaire l’Instinct, c’est à dire, pou éviter ce que l’Instinct nous
porte à faïr, ou pour nous procurer ce qu’il nous porte à re=
chercher.

Après ce Discours Monsieur le Conseiller DeCheseaux nous a
lu  une Dissertation sur l’Art de vivre content, matiere qu’il s’é=
toit chargé de traiter, comme il n’a pas pu se rencontrer à l’As=
semblée Monsieur DeCheseaux le fils en a fait une lecture.

Discours de Mr le Conseiller DeCheseaux qui a pour titre Recherches sur l’Art de vivre content.Monsieur le Comte et Messieurs. L’Homme ne sauroit a=
querir un parfait contentement que par l’un ou l’autre de ces
deux moiens; qui seroient ou d’obtenir tout ce qu’il desire, ou de
ne desirer rien au delà de ce qu’il possède. Ce 1er n’est point en
sa puissance, mais il peut faire en partie usage du 2d.

Par le contentement de la seconde espèce, je n’entends pas
une simple exemption de desirs, tel que l’état d’un homme indolent,
ou d’un animal, qui ne réfléchissent point. Car dans ce sens on pou=
roit dire de ce dernier qu’il est plus capable de contentement que
l’Homme, puisqu’il est pour l’ordinaire plus exemt de desirs. Mais
j’entends une exemtion de desirs accompagnée de réflexion sur ce
que nous possédons, et sur les dispositions de notre ame, ce qui for=
me deux sources de contentement.

Sous le terme de desirs je comprends toutes les passions et les
affections de l’Ame. Car il n’en est aucune qui n’en soit accompa=
gnée. L’amour desire la possession de son objet. La haine, la co=
lère, sa destruction. La crainte, la douleur, les chagrins, l’envie,
les remords desirent l’éloignement de ce qui les cause. L’inquiétude
d’esprit, et l’ennui ne sont que des desirs vagues d’un autre état,
qui n’ont point d’objet déterminé.

Si l’Homme pouvoit se procurer dans cette vie un état dans
lequel il ne desirât absolument rien, il seroit sans doute parfai=
tement content. Mais comme cela est impossible, il doit travailler
à regler ses desirs. En quoi il peut avoir deux vues. L’une de ne
les tourner jamais vers les objets qu’il ne peut obtenir sans peine,
ou dont la possession le rendroit plus malheureux que leur pri=
vation. La 2e de les modérer de façon qu’ils ne soient jamais
assez vifs, pour troubler son repos.

Pour remplir la 1ere de ces vues, si j’avois des avis à donner à
un jeune homme, qui n’auroit encor que peu ou point de connois=
sance /p. 165/ du monde, je devrois lui faire une énumeration de tous les ob=
jets dont il doit détourner ses desirs, pour ne pas s’exposer à des trou=
bles et des inquiétudes, tels que sont les Hommes, les Richesses et les
Plaisirs d’une certaine espèce. Mais comme les objets de nos desirs sont
infinis, et que ces matieres sont déjà connues, et ont été traitées une
infinité de fois, mieux que je ne pourrois faire, je les passerai sous si=
lence et reduirai ce petit discours à remplir ma 2e vue, qui est de
modérer ses desirs.

Ce seroit assurément un grand secret & sans prix, que celui
de rendre son Ame insensible à tous les chagrins, et exemte de tous
desirs inutiles et dangereux. Mais si cette Faculté et cet état n’est
pas le partage des hommes dans ce monde, je croi du moins qu’il
n’est pas absolument impossible d’y parvenir en partie, vu l’experi=
ence que nous avons de l’influence de notre attention et de notre
volonté sur nos affections, pour en augmenter ou diminuer la vi=
vacité.

Personne ne disconviendra qu’avant que de tourner tous nos
desirs vers un objet, nous avons le pouvoir d’examiner s’il les mérite.

Que nous pouvons envisager les évenemens de la vie sous diffé=
rentes faces, et fixer notre attention sur celle qui nous paroit la
plus agréable.

Que nous avons même le pouvoir de diminuer les douleurs
du corps et les chagrins de l’Ame par la diversion & la réflexion.

Si ce que je viens de dire est vrai, je puis en conclure que le
fond de notre contentement réside plus dans nous mêmes, et dépend
plus des Facultés de notre Ame que des objets extérieurs.

La difficulté est de faire usage de ces Facultés jusques à un
certain point, et c’est dans les moiens qui peuvent y servir que je
fais consister l’Art d’être content. Je vais les proposer sous la for=
me de Maximes, en suivant cependant un ordre pour en oublier
le moins qu’il me sera possible.

Comme notre contentement peut être troublé et par les desirs
qui naissent en nous indépendamment de notre commerce avec
les autres hommes, et par ceux que nos liaisons avec eux occasion=
nent, je rechercherai les moiens de les modérer à ces deux égards.

Au 1er je parlerai dabord des desirs qui se portent vers les ob=
jets que nous ne possedons point encor. En 2d lieu de ceux qui
naissent à l’occasion des pertes que nous avons faites. Ce qui se
rapporte à la 1ere source de notre contentement, qui est la réflexi=
on sur ce que nous possédons.

/p. 166/ Au 2d j’examinerai quelles dispositions nous devons aporter dans
la Société pour y vivre contens. Enfin quels procédés nous devons te=
nir avec les autres hommes dans tout ce qui se passe entr’eux et nous.
Et ceci revient à la 2e Source qui est l’état de notre Ame.

Dans tout ceci je ferai abstraction des devoirs moraux, et je
raporterai tout au seul contentement de l’Homme.

Sur le 1er regard.

Comme la nouveauté d’un objet qui s’offre à nos desirs en
augmente la violence, dès que cela nous arrive nous devons en sus=
pendre la recherche pour quelques tems, jusques à ce que l’impression
de sa nouveauté soit affoiblie, et que nous soions dans une assiette
assez tranquille pour juger de ce qu’il vaut.

Notre Imagination servant beaucoup à fortifier nos desirs en
grossissant les avantages de leurs objets, nous devons nous en défier,
et nous rappeller les occasions ou elle nous a trompé, on nous te=
nant beaucoup moins qu’elle ne nous avoit promis.

Nous devons réfléchir souvent et particuliérement dans ces
tems là sur la promtitude avec laquelle ont passé ces prémiers mo=
mens de contentement que nous avoit causé l’aquisition d’une chose,
et sur la legereté avec laquelle nous l’avons oublié pour en desirer
une autre.

Faire attention aux exemples des personnes qui aiant obtenu
ce qu’elles desiroient, n’en ont pas été plus heureuses, et sont au
contraire bien souvent tombées dans un état plus désagréable, par
un mariage, l’élévation à quelque emploi, l’aquisition de quelque bien.

Sur les peines et les soins qu’elles se sont données pour parvenir
à leurs fins, les mauvais procédés auxquels la violence de leurs de=
sirs les a engagées. Sur les suites de ces soins et de ces procédés, tel=
les que la perte de leur santé, de leur réputation; avantages fort
supérieurs à ceux auxquels elles les ont bien souvent sacrifiés.

L’indifférence pour ce que nous possédons est une cause ordi=
naire de nos desirs inquiets, et occupés à chercher des objets qui nous
piquent et nous touchent davantage. Pour les prévenir il faut
s’accoutumer à sentir le prix de ce que nous avons, nous représen=
ter quelles seroient les suites de sa privation. Anticipans de cette
manière sur les regrets que nous causeroit sa perte nous nous en
rendons la possession plus chère, et nous tirerons notre Ame de
cette insensibilité qui la force à s’égarer ailleurs.

L’on jouit quelquefois d’un bien avec plus de plaisir, par la rai=
son qu’on est seul à le posséder. C’est trop restreindre et borner
/p. 167/ notre contentement. Au lieu que si nous faisions une habi=
tude de jouir d’un bien en commun, et de partager notre jouissance
avec les autres, nous doublerions notre satisfaction par la leur.

Si l’oisiveté comme on le dit est la mére des vices, c’est sans dou=
te parce qu’elle l’est de l’ennui et des desirs. Un homme oisif cherche
à se tirer de l’ennui que lui cause le désoeuvrement. L’impatience
fait qu’il s’attache au prémier objet qui le frape sans l’examiner, et
souvent il fait un choix funeste à son repos. Il faut donc pour évi=
ter cet éceuil s’accoutumer de bonne heure à se faire des occupati=
ons auxquelles on retourne avec plaisir, et qui remplissent le vide
de notre Ame et de notre tems. C’est une maxime des plus impor=
tantes à la jeunesse. C’est l’occupation qui fait le contentement de
tous les gens de métier; témoin le Savetier de La Fontaine qui
abandonna volontiers l’or qu’il possédoit pour retourner au sien.

Ne pourroit-on point encor prévenir bien des desirs inquiets,
des ennuis, des passions, par un gout dominant pour quelques amu=
semens, tels que l’Agriculture, quelques Sciences curieuses,
la Musique, la Peinture. Quand les Devoirs auxquels nous sommes
apellés sont remplis, nous avons besoin de quelque délassement, et
il vaut mieux les trouver chez soi, que de les chercher ailleurs, ou nous
courrons risque d’en prendre de funestes à notre repos, notre santé
et nos intérêts.

Notre gout a bien souvent plus d’influence sur nos plaisirs
et nos sentimens, que la nature et la qualité des objets. Cette vé=
rité me paroit si importante que je croi devoir l’appuier par deux
témoignages. Celui des Habitans de ces Climats glacés et presque ou=
bliés de la Nature, qui meurent d’ennui et ne peuvent vivre dans des
Païs plus riants et plus favorisés d’elle. Et celui des personnes qui,
aiant eu des Nourices louches, trouvent je ne sai quel agrément
dans les regards qui en tiennent un peu. Si l’on forme de bonne
heure son gout à la simplicité, dans les habits, les meubles, les
équipages, les alimens, l’on n’aura que de l’indifférence pour la somp=
tuosité et la délicatesse des uns et des autres. Si l’on goute la
variété et le beau desordre de la Nature, on recherchera moins l’uni=
formité et la simmetrie de l’art. Cette remarque peut être d’un grand
usage aux personnes que la Fortune n’a pas mis en état de faire
des dépenses pour ces choses, et qui sont obligées de laisser à la
Nature le soin et les fraix de leurs plaisirs.

Le desir des choses superflues et de pure fantaisie, est un
des plus contraires à notre repos; car comme elles sont sans nombre,
/p. 168/ il est aussi sans borne, et renait tous les jours. Pour l’éteindre il faut
à la 1ere occasion, & sans renvoi faire un effort pour lui résister,
& ne point marchander avec lui. Si ce 1er refus nous coute,
un 2d nous coutera moins, et peu à peu nous en prendrons
l’habitude.

Voila pour ce qui regarde les desirs des objets que nous
ne possedons point encor, je vai dire deux mots sur ceux dont
nous regrettons la perte.

Comme l’inquiétude que donne l’incertitude du parti que
nous avons à prendre est un état des plus incommodes, il faut
travailler à s’en tirer dabord, en se déterminant sur ce qu’il
nous convient de faïre.

Si la perte que nous avons fait est irréparable, détournons
en au plutot notre attention; car l’attention la rend toujours pré=
sente, et par conséquent aussi sensible qu’au 1er moment. Au
lieu qu’en la perdant de vue, son impression l’affoiblit, sur tout
si nous y substituons quelqu’autre objet.

Si elle peut se reparer, cherchons en incessamment les moi=
ens, et les mettons en œuvre. L’Esprit qui a pris son parti, en
faisant ce que lui conseille la Raison, est content de soi, et ce
contentement le console.

Si cette perte nous a été causée par la friponnerie ou le lar=
cin d’autrui, nous en avons un double chagrin, qui nait de notre
perte et de notre ressentiment. Pour calmer l’un et l’autre, en=
visageons ce malheureux comme un effet de la nécessité qui l’a forcé
à cette action. Cette réflexion nous la rendra plus excusable, et
nous fera moins regretter un bien dont un malheureux profite.
S’il n’est pas dans le cas, diminuons la mortification d’avoir été
dupés, par cette considération que c’est notre bonne foi qui y a don=
né lieu, et qu’il y a beaucoup moins de honte à être dupe que fripon.

Dans les maladies et les autres événemens facheux de la vie
cette persuasion qu’ils ne sont point de purs effets du hasard et
du simple concours des Causes secondes, mais que la Providence les
dirige pour le bien des hommes, cette persuasion, dis-je, sera d’un
grand secours pour les rendre plus supportables. Un de mes amis m’a
assuré, que cette idée l’avoit bien des fois rendu plus content dans de
violens accès d’Asthme, auquel il étoit sujet, qu’il ne l’étoit dans sa
pleine santé.

Je mets au nombre des pertes celle de l’espérance du succès dans
ce que nous avions entrepris. Pour prévenir le mécontentement qui
/p. 169/ en résulte, il ne faut jamais se flater trop dans les commencemens
d’une entreprise: on doit toujours supposer qu’elle peut manquer; fai=
re réfléxion que nous sommes à cet égard peut être moins malheu=
reux que beaucoup d’autres; enfin se servir des secours indiqués dans
l’article précédent, et de la résignation à la volonté de Dieu:

Les deux Articles suivans peuvent encor être mis au rang des
pertes.

Comme nous sommes très souvent appellés à quelque genre de
vie dont les fonctions peuvent être mélées d’agrémens et de désagré=
mens, il faut prendre son parti, et ne les envisager, autant qu’il est
possible que par ces 1ere. Sans cela la vie nous deviendroit amère,
sur tout si elles sont journalières.

L’on tombe quelquefois dans l’indifférence et l’ennui de toutes choses,
ni la lecture, ni la musique, ni la beauté de la Nature, ni le com=
merce de nos Amis, rien ne nous affecte et ne nous touche. Nos de=
sirs n’ont aucun objet déterminé. Cet état peut être causé par quel=
que indisposition corporelle à laquelle il faut des remèdes physiques;
ou par une habitude de ne s’appliquer à rien, et de parcourir simple=
ment la superficie des choses. A cette dernière cause, il faut remédier
par un effort d’attention sur le 1er objet qui se présente, sur le 1er Li=
vre, p. e., qui nous tombe sous la main. Si sa lecture nous fatigue
dans le commencement et refait naitre en nous que peu d’idées, ne
nous rebutons pas pour cela, insensiblement nous en éprouverons
un heureux succès. Je l’avance sur mon expérience et celle d’autrui.
Dans les mélancholies et l’ennui de soi même rien ne sert autant
qu’une forte occupation si on en est capable.

Sur l'homme considéré en Société.

S’il est nécessaire au contentement de l’homme considéré in=
dépendamment de la Société de modérer ses désirs, il lui importe
infiniment plus encor, dès qu’il entre en commerce avec les autres
hommes: parce que ses affections se multiplient et deviennent plus
vives; son amour propre se trouvant souvent blessé dans ce commerce.

Pour le rendre agréable il est nécessaire d’y aporter certaines dis=
positions de cœur, et un jugement sain qui nous mette à l’abri des
préjugés.

Nous devons d’abord nous garantir de celui, Que les autres hom=
mes nous doivent beaucoup; parce que dans cette idée leurs manque=
mens à notre égard nous offensent bien plus que si nous les
regardons comme nos égaux.

L’on doit aporter dans la Société un esprit de tolerance et disposé
/p. 170/ à envisager les hommes par leurs bons endroits. On se fait par là une
Société agréable. Si elle n’est pas toujours réelles, du moins cette illusion
nous rend elle plus susceptibles de contentement, plus disposés à la com=
plaisance, à la bienveuillance, sentimens agréables et propres à nous
rendre heureux.

Un Esprit chagrin et misanthrope qui n’envisage les hommes que
par leur mauvais côté, se donne au contraire un triste spectacle. Il
enlaidit à ses yeux tout le monde moral. Il ne vit, il ne commerce
qu’avec des gens fiers, intéressés, injustes, trompeurs, médisans. Quelle
Société pour lui! S’il veut se guérir de cette facheuse disposition qu’il
se représente quelquefois les yeux de tout le monde tournés sur lui,
et ne l’envisageant que par ses ridicules et ses défauts; il sentira sans
doute l’injustice quon lui fait, et peut être celles qu’il fait aux autres;
il viendra à changer ses idées sur leur compte et à les prendre tel=
les qu’il souhaitte qu’on en ait de lui.

L’esprit soupçonneux et défiant accompagne ordinairement l’es=
prit misanthrope. L’idée peu avantageuse qu’il a des autres lui fait
juger qu’ils pensent de même de lui, et lui fait craindre de mau=
vais procédés de leur part. Dans cette inquiétude il est impossible
qu’il vive content. Pour la dissiper, il doit changer d’opinion sur les
autres hommes, et réfléchir sur le nombre d’occasions ou ses soupçons
ont porté à faux, et sur le ridicule qu’il s’est donné par là.

L’esprit pointilleux est une suite de l’esprit soupçonneux, il croit
toujours qu’on a voulu manquer d’égards pour lui. Toujours mor=
tifié de la prétendue offense qu’on lui a fait. Tel qu’un Valétudinai=
re que la moindre intempérie d’air incommode et dérange. Comme
cette disposition est encor l’effet d’un amour propre excessif, qui croit
qu’on lui doit beaucoup, il doit le réduire à ses justes bornes. S’il
fait attention sur les manières dont il se plaint, il trouvera qu’el=
les sont les mêmes à l’égard de tout autre.

Pour diminuer cette trop grande sensibilité, rapellons nous les
procédés obligeans qu’on aura eu pour nous en différentes occasi=
ons; ils serviront de contrepoison à ceux dont nous nous plaignons.

L’esprit d’envies est de tous le plus funeste à notre contente=
ment: c’est un poison lent qui le corrompt sans cesse; il rend l’hom=
me mécontent, non parce qu’il est privé d’un bien, mais parce qu’un
autre en jouit, et qu’il l’en voudroit voir aussi privé. Un desir de
cette nature ne peut jamais être satisfait, à moins qu’il ne voie
tous les hommes misérables. Si le sentiment d’un état si triste et si
facheux ne porte pas celui qui le souffre à s’en défaire, je ne sai quel
/p. 171/ conseil lui donner. J’en hasarderai cependant quelques uns. Si son
envie a les Dignités et les Richesses pour objet, ignore-t-il qu’elles
sont des presens de la Fortune, souvent du caprice, et de l’injustice
des hommes, et non des récompenses du mérite. Que nombre de Gens
en jouissent avec lesquels il ne voudroit pas entrer en comparaison.
S’il a en vue les Talens naturels, il doit considérer qu’ils sont dispen=
sés et partagés par la Providence, qu’aucun homme ne peut les avoir
tous, et que lui même en possède dont plusieurs autres sont privés.
Si c’est la Réputation, que rien n’est plus frivole ni plus changeant,
Qu’aujourd’hui tel fait l’admiration de la Société ou il vit qui sera
oublié demain et supplanté par un autre. Que comme un rien
l’établit, un rien peut aussi la détruire.

Le desir de briller nous expose encor à bien des mécontentemens.
S’il paroit trop, nous essuions des mortifications de la part de ceux
qui en sont choqués, ou du moins n’obtenons nous jamais ce que
nous en attendions. Eussions nous l’aprobation du plus grand nombre,
elle nous donnera moins de satisfaction que la critique d’un seul ne
nous causera de chagrin. Accoutumons nous à marcher de pair avec
les autres, et à ne nous proposer jamais nous mêmes, ou du moins
nous seuls dans ce que nous faisons.

Nous prenons quelquefois, sans pouvoir nous en défendre, de
l’éloignement pour certaines personnes qui ne nous en ont donné
aucun sujet, mais simplement parce que leur figure et leurs maniè=
res ne nous reviennent pas. C’est un sentiment très incommode dans
la Société, sur tout si nous sommes obligés à commercer avec elle.
Je croi qu’un moien de se défaire de ce sentiment, seroit de les voir
de plus près et de faire un effort sur nous pour tenir à leur égard
quelques procédés obligeans. Peut être nous paieroient-elles d’un re=
tour qui flateroit notre amour propre, et nous serions ensuite plus
disposés à rendre justice à leurs bonnes qualités; et faire grace à
ces défauts qui nous avoient dabord indisposé contre elles.

Si notre éloignement ou notre haine est fondée sur des injus=
tices ou des offenses réitérées de leur part; il est presque impossible
de la vaincre. Mais du moins ne devons nous pas entretenir dans
notre cœur une passion si ennemie de notre contentement. Si l’on
ne peut l’éteindre il faut du moins l’affoiblir, en évitant de voir ces
personnes, de commercer avec elles, de nous entretenir avec qui que
ce soit, de nos sujets de plainte, et ne parler d’elles que le moins
qu’il nous sera possible.

L’amour, quoique plus difficile à guérir que la haine, parcequ’il
/p. 172/ est toujours accompagné d’une espérance agréable peut cependant l’être par
les mêmes remèdes, auxquels on pourroit ajouter celui d’épier le mo=
ment ou quelque désagrément, quelque défaut de corps ou d’esprit
dans l’objet de notre passion viendroit à nous fraper, s’éloigner
de lui sur cette impression désagréable, la rapeler souvent à no=
tre imagination, et faire si bien qu’elle vint à afoiblir, ou même
à prendre la place des 1eres impressions que nous avons receues.
Mais

Facilis descensus Averni,
Sed remeare gradum; hoc opus, hic labor est.

Le pié glisse en ce chemin là.
S'en tirer, c'est un Opera.

Sur nos Procédés

Si dans ce que nous exigeons des autres, et ce qu’ils exigent
de nous, nous les mettions à notre place, et nous à la leur, nous
rabatrions bien souvent de nos prétentions. Cet échange n’est
pas si difficile à faire; un peu de bonne foi et quelque atten=
tion suffisent. Nous éviterions par là bien des regrets sur nos per=
tes, et des ressentiments sur leurs procédés.

Pour vivre content dans la Société, il faut n’avoir rien à
se reprocher sur le compte d’autrui. Quel malaise et quelle con=
fusion n’éprouve-t-on pas à la vue des personnes que l’on a of=
fensé; au lieu que l’on se présente avec confiance et avec plai=
sir dans une Assemblée ou l’on sait qu’il n’est personne qui puisse
se plaindre de nous. Pour éviter ce désagrément, on doit être fort
retenu dans ses Discours, sur le compte d’autrui, et ne s’ingérer point
dans ses affaires, si l’on n’y est appellé.

Un homme haut peut-il être content, en présence de ceux qu’il a
blessé et qu’il blesse actuellement par ses airs et ses manières, sans
compter les fréquentes mortifications auxquelles elles l’exposent? Qu’il
essaie de descendre et d’entrer pour quelques momens dans un com=
merce plus liant et plus affectueux, je me persuade qu’il en goutera
les agrémens.

Un cœur bien placé est plus inquiété et troublé des offenses
qu’il a eu le malheur de faire aux autres que de celles qu’il en
a receu. Quand il n’en auroit qu’un simple soupçon, il doit s’en
éclaircir dabord pour désabuser ou faire l’aveu de sa faute à la
personne offensée. Cette démarche lui mettra l’esprit en repos.
La Bruyere dit que Rien ne rafraichit si fort le sang, que d’a=
voir évité de faire une sottise; je voudrois ajouter, Si ce n’est
de reparer celle qu’on a fait.

/p. 173/ Le ressentiment d’une offense est un état de mécontente=
ment dont on peut se tirer en pardonnant.

On essuie quelquefois des importunités, des soupçons injustes,
des contradictions, des railleries, des picoteries sans y avoir donné
lieu, et sans pouvoir les prévenir par sa conduite. Il faut se faire
un calus, et s’y rendre insensible: car il n’y auroit point de fin à
répondre à tout, et à rendre raison de tout.

Si l’on nous a négligé dans une occasion ou l’on devoit na=
turellement nous apeller, on peut l’avoir fait par oubli, nous de=
vons toujours présumer que cet oubli n’a rien d’offensant. Si l’on
en a eu l’intention, ce seroit la remplir que de s’en plaindre.
Il vaut mieux garder le silence, et tirer parti de la liberté qu’on
nous a donné de nous affranchir en pareil cas: ou pour faire
mieux, ramener la personne qui nous a voulu mortifier, par
une conduite opposée à la sienne.

L’on trouve quelquefois des personnes brusques et désobli=
geantes, qui bien loin d’être ramenées par vos bons procédés en
prennent occasion de vous ménager moins. Si l’on veut éviter
les sentimens désagréables et incommodes que nous cause cette in=
justice, il faut être avec elles sur la reserve, s’en tenir simplement
aux égards qui leur sont dus, et soutenir son Droit dans l’occasi=
on avec fermeté, mais toujours avec politesse.

On doit plutot travailler à se faire aimer qu’à se faire craindre,
le 1er est plus facile que l’autre. Cette différence est déja un avantage.
Mais ce qui est essentiel, c’est que l’on ne peut être aimé pour l’ordi=
naire sans aimer à son tour: et c’est un sentiment agréable. L’on se
fait de même rarement craindre, sans craindre aussi quelque chose
de son côté; et c’est un sentiment qui ne peut que troubler notre repos.

Dans les Traités et les marchés que les Hommes font entr’eux,
ils s’arrêtent souvent à des bagatelles, moins par un principe d’intérêt
que de fierté: ils sentent qu’elles ne méritent pas leur attention; ils
persistent cependant dans une opiniatreté désagréable et incommo=
de pour eux mêmes; au lieu que s’ils s’accoutumoient à gouter le
plaisir de lacher quelque chose pour la paix, ou pour faire quel=
que douceur à une personne indigente, ils en retireroient une
double satisfaction.

Quelquefois et pour l’ordinaire, on regarde plutot à la finan=
ce qu’on retire d’un Traité, qu’à d’autres avantages infiniment
plus propres à nous procurer du contentement. Si c’est un mariage,
l’intérêt prévaudra sur une alliance avec d’honnêtes gens, et sur
/p. 174/ le caractère de la personne, qui contribueroit beaucoup plus à la douceur
de cette Société qu’une dot plus considérable. On préférera à la rente
d’un gros louage que l’on retirera de gens incommodes, à la satisfacti=
on de vivre avec des personnes d’un commerce aimable, et qui procu=
reroit mille douceurs. L’on devroit s’accoutumer à faire ces compen=
sations, sans lesquelles on se trouve fort souvent bien loin de ce conten=
tement que l’on avoit en vue.

Les sacrifices que nous faisons aux autres de nos gouts et de
nos fantaisies nous procurent bien souvent un contentement fort
supérieur à celui de les avoir satisfait. L’habitude de céder à pro=
pos est la source d’un grand repos d’esprit.

Nous sommes obligés dans la vie à bien des devoirs de biensé=
ance, qui le plus souvent sont des sujets d’inquiétude. Il faut tacher
de se les rendre moins pénibles, par la considération qu’ils servent à
nous lier avec les autres hommes, à nous procurer leur affection, et
nous fournissent quelquefois des occasions de leur rendre service. Nous
pouvons même nous les rendre agréables, par la conversation, la con=
noissance des différents caractères, celle des faits que nous pouvons ap=
prendre, et sur tout par le plaisir que l’on sent à se donner des
marques réciproques de considération & d’égards.

Ce sont là tous les moiens qui me sont venus dans l’esprit les=
quels j’ai cru propres à établir notre contentement. Je n’ai pas parlé que
des dispositions qui par elles mêmes y contribuent, sans faire mention
des penchants et des actions qui peuvent nous attirer des chagrins
par leurs suites, tels que l’intempérance, les mauvais commerces, les
médisances, les violences, les actes de mauvaise foi et semblables;
parce qu’en embrassant ces derniers, j’aurois été obligé de faire un
cours entier de Morale.

J’ajouterai seulement ici deux réflexions sur l’Art que je
viens de chercher.

I. Si l’étude en est utile à toute sorte de personnes, elle l’est par=
ticuliérement à la jeunesse, qui n’aiant formé que peu ou point
l’habitude de satisfaire ses desirs, et de se revolter contre tout ce
qui les gène est encor à tems de prendre celles que j’ai indiqué.

Elle est par conséquent nécessaire à ceux qui sont chargés du
soin de cette Jeunesse, puisqu’ils doivent connoitre et pratiquer les
moiens de vivre content, pour être en état de leur en donner les le=
çons et les exemples.

Cette étude est encor utile aux Grands, et à toutes les personnes
élevées en dignité; parce qu’elles sont hors de la portée des conseils, qui
/p. 175/ pourroient les aider à modérer leurs desirs, que personne n’osant s’y
opposer, rien ne les gène, ni la crainte, ni les égards.

Aux personnes riches, qui aiant plus de facilité à se procurer tout
ce qu’elles desirent, ne sont point retenues par les difficultés ou l’im=
puissance de se satisfaire.

IIe Réflexion. C’est que le contentement d’esprit est suivi d’autres
avantages pour celui qui en jouït. Il n’a de borne pas même à lui seul,
& se communique à ceux qui l’environnent, et peut avoir une gran=
de influence sur le bonheur des autres.

Un jeune homme content en est beaucoup plus disposé à rece=
voir des avis, et les mettre en pratique. Son esprit est beaucoup plus
libre et sa conception plus promte. Ceux qui ont soin de son éducati=
on sont plus en état de faire recevoir leurs conseils (s’ils sont eux
mêmes contens) par cet air de sérénité qui regne sur leur visage,
au lieu que l’air sombre et chagrin d’un Pére, d’un Gouverneur, d’un
Vieillard indispose la jeunesse, et la rend sourde à leurs conseils.

Les Grands, ceux qui dominent sur les autres hommes sont d’un
abord plus facile, sont plus disposés à leur rendre justice, à leur accor=
der des graces, et à faire passer chez eux ce contentement dont ils
jouissent eux mêmes. L’ambition, l’amour du plaisir et du luxe étant
plus modérés chez eux, ils sont moins tentés de faire ces dépenses ex=
cessives qui ruinent leurs Peuples par des impôts. D’un autre côté les
derniers sont plus obéissans et plus soumis à leurs ordres, quand ils
ont lieu d’en être contens.

Les Riches, ceux qui vivent dans l’abondance s’élargissent et se ré=
pandent en bienfaits beaucoup plus volontiers. Le pauvre, le Laboureur,
l’Artisan travaillent avec plus d’ardeur et de succès, au lieu que le cha=
grin rend les mains lâches et paresseuses. Tout homme de quel âge et
condition qu’il soit est plus disposé à la paix, et remplit mieux sa vo=
cation et ses devoirs quand il est content de son sort.

Enfin l’on peut dire que le contentement d’esprit embellit à
nos yeux toute la Nature, nous rend plus agréables les lieux que nous
habitons, et les personnes avec qui nous vivons plus aimables.

Une petite Recapitulation de tous les moiens que je viens d’indi=
quer nous conduira naturellement à une conclusion et une véri=
té des plus importantes. C’est qu’il n’est point de solide et véritable
contentement sans la Vertu.

J’ai dit que pour vivre contens nous devions modérer nos desirs.
Retranchez ceux des choses superflues et qui nous engageroient
dans de mauvais procédés. Se faire un plaisir de jouir en commun:
/p. 176/ Eviter l’oisiveté. Recevoir les maladies et les événemens facheux de la vie
comme étant dispensés par la Providence et avec résignation. Envisager
les Hommes comme nos égaux et par leurs bons endroits. Apporter
dans leur commerce un esprit de tolérance et de bienveuillance. Se dé=
fendre du desir de briller, de l’esprit chagrin, soupçonneux, pointilleux,
et sur tout de l’Envie. Se mettre à la place des autres pour leur ren=
dre justice. Eviter de les offenser par ses manières, ses discours, ou sa
conduite. Si on l’a fait, reparer l’offense. Si nous en avons reçeu, la
pardonner. Interpréter favorablement leurs procédés. Ramener ceux qui
en ont tenus de désobligeans par de tout opposés. Relacher de ses
droits pour gain de paix, ou par un principe de charité. Enfin sacri=
fier aux autres nos gouts et nos fantaisies.

Voilà si je ne me trompe un portrait à peu près achevé de
l’homme vertueux tiré d’après celui de l’homme content, que j’ai eu
seul devant les yeux dans tout ce discours. Avec des dispositions et des
procédés de cette nature, je crois qu’un homme peut avoir la Conscien=
ce tranquille, sans laquelle le contentement ne sauroit trouver pla=
ces dans le cœur. Mais si elle se faisoit encor quelques reproches, et
éprouvoit quelques remords, les seuls moiens de les calmer, sont de
l’éclairer, de former une vive résolution de se conduire suivant ses
lumières, et s’attendre à la miséricorde de Dieu. Une telle conduite
nous assurera l’espérance d’un heureux avenir qui mettra le com=
ble à notre satisfaction.

Je serai trop content si dans les recherches que j’ai fait sur
l’Art de le devenir, j’ai pu trouver celui d’être utile à Monsieur le
Comte, que nous devons toujours avoir en vue dans tous nos dis=
cours, et à qui je souhaitte de tout mon cœur tout ce qui peut pro=
curer un contentement parfait.

Je crois qu’on peut reduire à ces quatre conseils les principes qu’ilSentiment de Mr DeCheseaux le fils.
faut suivre pour être content: c’est le sentiment de Monsieur DeChe=
seaux le fils: 1° D’avoir un gout dominant pour quelque chose
d’innocent, par exemple, pour quelque Science, la Physique, la
Géographie & l’Agriculture, la Peinture, la Musique &c. 2° D’en=
visager tout ce qui nous arrive philosophiquement, sans passion.
De cette manière on se détache de ses intérêts, on n’est plus sensible
à leur perte, et on regarde sans aigreur, sans chagrin, sans trouble
ceux qui nuisent à nos intérêts; on conserve sa tranquillité quelque
événement qu’il nous arrive. 3° De ne se proposer rien que de
faire son devoir, excepté qu’on se permette quelques délassemens.
4° De se rendre ses devoirs agréables: On le peut en réfléchissant
/p. 177/ sur la beauté de nos devoirs, sur la justice qu’il y a à les remplir, sur
les avantages que nous procure leur observation; sur diverses circonstan=
ces qui les accompagnent et qui en rendent la pratique satisfaisante.

J’ajoute à tout ce qui à été dit, c’est Monsieur le Conseiller DeSentiment de Mr le Conseiller De St Germain.
St Germain qui parle, un conseil général tiré de l’expérience que nous
faisons que nous sommes heureux à proportion que les objets qui nous
environnent sont agréables. Une maison riante, des équipages lestes &c.
l’agrément de ces objets qui sont toujours près de nous, nous satisfait
à proportion qu’il est plus grand; voilà aussi par ou on cherche à se
rendre content. Il y a un autre objet qui nous accompagne toujours,
duquel nous ne pouvons pas nous éloigner, qu’il faudroit orner, et dont
l’ornement nous procureroit une satisfaction des plus grandes et qui se=
roit continuelle, c’est notre ame, c’est nous mêmes, c’est là ce qu’il fau=
droit orner pour le contempler toujours avec plaisir.

J’aurois souhaitté que Monsieur DeCheseaux eut ajouté dans son
discours quelque chose sur l’état d’un homme qui ne desire rien.

Sentiment de Mr l’Assesseur Seigneux.Voici quel a été le sentiment de Monsieur l’Assesseur Seigneux. Le
contentement est une situation de notre ame à la vue des objets dont
nous sommes en possession: il est rélatif à l’Ame et non au Corps: il
consiste à jouïr de certains objets. Il faut donc s’attacher aux objets
qui peuvent donner à l’Ame cette quiétude qui fait son bonheur.
Les objets des violentes passions ne procurent point à l’Ame cette
tranquillité, ils lui causent au contraire des regrets et de l’ennui.
Il n’y a donc que la Vertu à laquelle il faille s’attacher.

On ne peut pas éteindre tous ses desirs, ils nous ont été don=
nés par l’Auteur de notre Etre. Mais il ne faut tourner nos desirs
que vers des objets utiles, combattre tous les autres qui ne peuvent
nous procurer qu’une satisfaction passagère. Quand on s’est ainsi
fait violence, on aquiert une force qui nous met dans la suite en
état de résister aux passions.

L’Art de vivre content, a dit Monsieur le Professeur Polier,Sentiment de Mr le Professeur Polier.
est un grand Art. Heureux qui peut y parvenir! Mais il embrasse
bien des choses. Monsieur DeCheseaux le fait consister ou à n’avoir
point de desirs, ou à modérer ses desirs. Le 1er n’est pas pratiquable
et ne peut l’être, parce qu’il est de la nature de l’homme, créature
bornée d’avoir toujours quelque chose à souhaitter. Dieu lui-même
qui est infini a des desirs; il veut, il souhaitte que les hommes
soient sauvés, il est jaloux de sa gloire, il est vrai que ces desirs
qui sont en Dieu ne sont accompagnés d’aucune inquiétude. Il
faut donc suivre le second conseil que Monsieur DeCheseaux a
/p. 178/ aussi expliqué. Le fond des conseils qu’on peut donner pour modé=
rer ses desirs est infini et très varié, comme le sont les desirs. Il
seroit à souhaitter qu’on donnât une régle applicable à tous les
cas. Cette régle pourroit se prendre de la définition de l’homme,
ou de l’objet de notre contentement.
Le contentement signifie quelquefois l’état d’un homme qui
ne souhaitte rien au dessus de ce qu’il possède des biens de ce monde;
mais ce n’est là qu’une branche du contentement, nos desirs
embrassent tous les biens.

On parviendroit à être content si tous les sujets de mécon=
tentement que nous pouvons avoir étoient enlevés. Or tous les
mécontentemens viennent de ces deux sources. 1° De ce que les
choses ne vont pas à notre gré. Le remède à ce mécontentement
c’est d’aquiescer à tout ce qu’il a plu à Dieu d’ordonner; quand
nous nous soumettrons ainsi à la volonté de Dieu, nous serons con=
tens, nous participerons au contentement de Dieu. Le 2d Mécon=
tentement vient de ce que nous ne sommes pas contens de notre
conduite. Le remède c’est de suivre les mouvemens de notre Consci=
ence éclairée, qui nous aprendra ce à quoi nous devons renoncer,
et ce que nous devons faire; en suivant ces mouvemens nous serons
contens: nous ne manquerons à aucun des devoirs auxquels nous se=
rons obligés; par là nous n’aurons point de reproches à nous faire, nous
n’aurons aucune crainte, ni pour le présent, ni pour l’avenir, ainsi
nous serons contens.

Comme le contentement est une disposition de l’Ame qui coincide
avec d’autres dispositions, il auroit été à propos de les distinguer. Le
contentement qui vient de l’indolence ou du tempérament est un con=
tentement de bête, plutôt que d’homme raisonnable. 2° Le pares=
seux est aussi content, parce qu’il aime mieux rester dans son repos
que de travailler, cet état ne doit pas être apellé un état content. 3°
Il y a encore un contentement blamable, c’est celui d’un homme qui
est toujours content de soi: il vient d’un grand fond, d’amour propre.

Diverses choses peuvent troubler notre contentement. 1° Les
maux que nous voions soufrir aux autres hommes. Mais notre
soumission à la Volonté de Dieu rétablira le calme dans notre
Ame, quand nous considérerons que Dieu gouverne tout, et qu’il
fait tout pour le bien. Une autre chose qui peut encor troubler
notre satisfaction, c’est 2° Le Sentiment de nos péchés. Mais la
repentance ramenera la tranquillité, lorsque nous nous serons cor=
rigés, et que nous nous ferons une Loi de suivre les mouvemens de
notre Conscience.

Sentiment de Mr le Lieutenant Ballival DeBochat./p. 179/ Monsieur DeCheseaux, a dit Monsieur DeBochat, a traité le con=
tentement en Philosophe, et Monsieur Polier en Théologien, l’un n’ex=
clut pas l’autre, au contraire ils se lient très bien. Mais on pourroit
examiner quelle de ces deux méthodes seroit la plus propre pour faire
impression sur l’esprit d’un jeune homme. La dernière tirée de la Re=
ligion seroit plus courte et accompagnée de plus d’espérance de réussir.
Mais comme cette méthode ne seroit pas accompagnée d’une lumiè=
re assez vive pour contrebalancer les passions, elle pourroit n’avoir
pas tout le succès qu’il semble qu’on pouvoit s’en promettre. Au lieu
que l’expérience journalière et des réflexions sur chaque événement,
cela dispose le cœur des jeunes gens à sentir plus vivement les preuves
que la Religion y ajoute et les Devoirs qu’elle prescrit. Dans la Jeu=
nesse l’Ame est purement passive: il faut donc commencer à faire sen=
tir aux jeunes gens que telles ou telles choses troubleront leur repos,
cela fera plus d’impression sur eux que de leur dire tout simplement
de s’en abstenir. Si l’on joint donc ces préceptes à ces réflexions l’on
parviendra au contentement autant qu’il est possible d’y parvenir.

Il est impossible de définir le contentement que d’une manière
négative: parce que les Ames sont différentes, qu’elles ont des inclina=
tions différentes, et qu’elles dépendent plus ou moins du corps. Il
faut donc préparer les Ames à réfléchir qu’il y a des choses qui pro=
curent plus ou moins de contentement.

On peut aprocher de définir le contentement en examinant lesSentiment de Mr le Boursier Seigneux.
diverses branches qui les composent, c’est le sentiment de Monsieur le
Boursier que je raporte, et on pourroit dire que c’est une tranquilli=
té réfléchie qui vient de ce qu’en considérant les choses qui nous en=
vironnent, nous nous trouvons dans l’état que nous souhaittons ou à
peu près. La joie qui vient d’un bon succès, l’hilarité, la bonne humeur
& d’autres le contentement les renferme toutes.

Quoiqu’il semble que ce devoir ne se commande pas, & qu’on ne
puisse pas dire Soiez contens, cependant en donnant quelques conseils,
si on les suit cela produit quelque effet. On peut donc donner des
conseils là dessus et on peut en profiter. Il est agréable de considé=
rer ces conseils dans la Philosophie Payenne avant que de les envi=
sager dans la Chrétienne, mais toutes deux réunies font une beau=
té parfaite.

Mr Mandevil dit qu’une source de mécontentement c’est la con=
noissance. S’il entend par là, la connoissance des objets qu’on ne
puisse pas se procurer, il a raison, mais s’il parle de la connois=
sance de soi même il juge très mal. Ce qu’il dit qu’un Artisan est
/p. 180/ plus content qu’un Roi, est vrai, pourvuque l’Artisan connoisse ce qui
le regarde. Et à cette occasion on peut établir cette maxime, qu’il ne
faut pas étendre les connoissances du commun des hommes, ni les
pousser au delà des objets qui portent sur leur état, et qui leur sont
nécessaires.

Pour être contens il faut connoitre le raport que les objets
ont avec nous, et régler nos actions sur cette connoissance, dans les
alimens, par exemple dans les exercices, les études, le commerce, les
richesses; l’ignorance ou l’erreur de l’homme à cet égard est ce qui
le rend mécontent, parce que s’il ne connoit pas ce raport ou s’il
se trompe, il derangera sa santé en prenant des alimens & des exer=
cices qui ne lui conviennent pas, il entreprendra des études, ou un
commerce pour lequel il n’a point d’aptitude et dans lesquels ses
travaux ne seront pas recompensés par le succès, il mettra plus de
confiance en ses richesses qu’elles n’en méritent, dans laquelle il
sera trompé tot ou tard. C’est l’ignorance à cet égard qui fit
soupirer César à Gades en voiant le portrait d’Alexandre, et qui
arracha des larmes à Alexandre même de ce qu’il n’y avoit pas
d’autres mondes à conquerir. S’ils avoient connu l’un et l’autre le
raport que les conquêtes, la grandeur de la Puissance, et l’éten=
due de la Domination ont avec nous, ils n’auroient pas eu de re=
gret, ni d’inquiétude sur ce qu’ils n’en avoient pas encor fait, ou
sur ce qu’ils n’en pourroient pas faire assez.

Pour être contens, il faut encor comparer nos malheurs avec
d’autres qui sont plus grands, et nos liens avec ceux qui sont moin=
dres; nous aurons honte de nous plaindre de nos maux et du peu
de biens que nous avons; puisque nous voions d’autres personnes
supporter tranquillement des maux plus grands que les nôtres, et
être contens d’une portion de biens moindre que celle dont nous
jouissons. C’est là un bon conseil pour être content.

Le contentement est comme une lumière qui embellit et
éclaire tout ce qui l’environne, il nous fait trouver plus d’agré=
mens dans tous les objets qui sont autour de nous.

Monsieur DuLignon n’a pas voulu opiner.Mr DuLignon

Sentiment de Mr le Baron DeCaussade.Monsieur DeCaussade a gouté le conseil de Monsieur DeChe=
seaux le fils, qui est de se faire une occupation à laquelle on
revienne avec plaisir, ce conseil convient sur tout aux jeunes Gens,
la meilleure occupation à laquelle on puisse s’attacher, c’est la
lecture de bons Livres. 1° Cela les éclaire, les remplit de connois=
sances, orne leur esprit. 2° Cela les tire de la débauche, leur en
/p. 181/ ote le gout, en les attachant à des plaisirs plus dignes d’un Etre
raisonnable. Monsieur DeCaussade conseille beaucoup comme l’a
fait Monsieur l’Assesseur de combattre toujours sa passion favo=
rite, c’est le moien d’éviter bien des regrets et des repentirs. Un bon
conseil encor pour parvenir au contentement, c’est de reconnoitre
les graces de Dieu & d’y réfléchir, de considérer avec attention les
soins paternels de la Providence envers nous, cela nous portera à
devenir plus gens de bien, cela nous fait remonter à
Dieu & nous rend beaucoup plus contens.

Note

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Etendue
intégrale
Citer comme
Société du comte de la Lippe, « Assemblée XLVIII. Sur l'art de vivre content », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 11 avril 1744, vol. 2, p. 163-181, cote BCUL 2S 1386/2. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/489/, version du 24.06.2013.
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