Transcription

Société du comte de la Lippe, « Assemblée XXV. Du bon et du mauvais usage des sociétés (2e partie) », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 11 mai 1743, vol. 1, p. 271-294

XXV. Assemblée

Du 11e May 1743. Présens Messieurs Seigneux Bour=
guemaistre, Polier Recteur, Seigneux Boursier, Seigneux Assesseur,
DeCheseaux Conseiller, Baron DeCaussade, Du Lignon, De Saint
Germain Conseiller, DeCheseaux fils, Turrettin fils de Monsieur
le Syndic Turrettin.

Discours de Monsieur le Comte.Messieurs. Dans ce que vous lutes Samedi des Ou=
vrages de Mr De St Pierre, vous vous arrétâtes à cette Proposi=
tion: L’Avarice est un gout qui n’est blamable qu’à proportion
qu’il est injuste; et l’Oeconomie est une vertu très utile pour les
Particuliers et pour l’Etat.

L’Auteur ne s’attache pas à prouver que l’Avarice est un
vice, et l’Oeconomie une vertu, cela est hors de doute; mais il veut
examiner le rapport que l’avarice et l’oeconomie ont avec le bon=
heur de la Société.

Il dit là dessus que l’avare manque de sagesse, en ce qu’il
mène une vie désagréable, dure, et qu’il se prive des douceurs
et des plaisirs innocens; et qu’il est toujours tourmenté de sou=
cis, d’inquietudes et de craintes. Il manque encor d’habileté pour
travailler au bien de la Société, parce qu’il est uniquement oc=
cupé du soin d’amasser du bien. Enfin l’avare n’est bienfaisant
ni pour lui même, ni pour les autres, et celui qui n’est pas bien=
faisant, qui n’a pas en vue l’avantage des autres ne sauroit
être un grand homme; il est un membre inutile à la Société
au bien de laquelle il ne pense et ne travaille point.

L’oeconome prudent n’a ni crainte, ni espérance excessive,
il cherche à augmenter son bien, pour procurer plus de douceurs
et à soi et aux autres; mais en travaillant pour l’avenir, il
jouït aussi du présent, il dépense son bien, je veux dire, ses
revenus, à propos, il se procure les commodités et les agrémens
de la vie, il met au nombre de ses plaisirs celui de faire du
bien aux autres; il est donc utile à soi même et à ses Con=
citoiens, de même qu’à l’Etat qui trouve dans son épargne
une ressource dans ses besoins.

Le prodigue est un des vicieux les plus funestes à la Soci=
été; il ruïne sa santé, il dissipe son bien, il dépense celui d’autrui,
il entraine dans de folles dépenses ses Concitoïens, et il n’est d’aucu=
ne /p. 272/ ressource à l’Etat.

Vous m’avez bien montré en quoi consiste le crime de l’avare;à Mr le Boursier Seigneux.
il se défie de la Providence; il n’use pas de ses biens selon les vues de
Dieu, qui sont de pourvoir à nos besoins et à ceux des autres hom=
mes; qu’ainsi l’avare est injuste envers Dieu et envers le Prochain.

Vous m’avez dit que l’avarice est injuste parcequ’elle priveà Mr le Lieutenant Ballival De Bochat.
les autres hommes du soulagement qu’ils pouvoient attendre de nous;
mais que de plus elle est ridicule, parcequ’elle attache nos affections
à des choses qui n’en méritent point par elles mêmes, mais uniquement
par l’usage qu’on en fait.

Comme vous regardez la bienfaisance comme une partie deà Mr le Conseiller De St Germain.
la justice, vous m’avez dit que l’avarice qui empêche de faire du bien
aux hommes est injuste par la même.

Vous m’avez montré que l’avare est toujours fou; et mauvaisà Mr le Professeur D’Apples.
membre de la Société, et qu’il est aussi injuste, quand il emploie de
mauvais moïens pour augmenter ses biens. Mais que l’oeconome est
un membre de la Société, utile et agréable, parcequ’il fait usage
de ses biens pour lui et pour les autres.

L’avare est celui qui amasse pour le plaisir d’amasser. Sonà Mr DeCheseaux le fils
plaisir ne réside que dans l’imagination, il n’a aucune réalité, par ce
qu’il ne vient que de la haute idée qu’il s’est fait de l’argent, idée
qui est fausse. Toute sa conduite est donc fondée sur l’erreur.

Vous pensez que le Prodigue est plus nuisible à la Sociétéa Mr DuLignon.
que l’avare; parce que quand il aura épuisé tout son bien; il aura
recours à des injustices pour continuer ses folles dépenses.

L’avarice et la prodigalité sont deux vices contraires au biena Mr le Bourguemaistre Seigneux.
de la Société, mais cependant l’avarice lui est moins nuisible que
l’autre; parceque l’avare peut être porté dans certains cas à faire
du bien à ceux qui sont misérables, et que dailleurs son épargne
est une ressource pour les besoins de l’Etat: au lieu que le prodigue
dissipant ce qu’il a sans discernement, ne fait aucun bien, outre
que par ses débauches, et son mauvais exemple il entraine ses com=
pagnons dans les mêmes dérèglemens.

A tous les traits qu’on a rapporté contre l’avarice, vous avezà Mr l’Assesseur Seigneux.
ajouté celui-ci qui en fait sentir le ridicule, c’est qu’elle rend prodi=
gues, un avare préférant pour l’ordinaire un gain considérable, mais
peu assuré, et ou il risque encor de perdre ce qu’il a, à un gain
assuré, mais moins considerable.

Ce que répondit Aristippe à celui qui le reprenoit de ses follesà Mr le baron De Caussade.
/p. 273/ dépenses, ne servoit pas tant à l’excuser qu’à faire connoitre son
extravagance, et l’aveuglement ou le jettoit sa passion pour la pro=
digalité.

à Mr le Recteur Polier.Vous avez ajouté que l’avarice engage souvent à emploi=
er de mauvais moïens, des voïes injustes pour amasser du bien, et
qu’elle la racine de tous maux: Qu’ainsi c’est un vice odieux et
qu’on doit l’éviter avec un très grand soin.

Monsieur le Recteur a lu ensuite la seconde partie de son
Discours sur l’abus des Sociétés; mais comme la prémiére avoit
été lue depuis quelque tems, il en a fait une recapitulation,
ou il a deplus inséré quelques observations qui ne sont pas dans
son prémier Discours.

Monsieur le Comte et Messieurs. La matièreDiscours de Mr le Recteur Polier, Du bon et du mauvais usage des Sociétés, et des regles pour eviter les abus, et tirer avantage des Sociétés.
dont je dois vous entretenir aujourdhui, c’est l’usage établi depuis
plusieurs années d’avoir des Sociétés composées d’un certain nom=
bre de personnes, qui s’assemblent à un certain jour marqué,
pour se voir en particulier et s’occuper ensemble de diverses cho=
ses conformes à leur gout.

Cet usage a tellement prévalu aujourdhui, que depuis l’âge
ou les enfans commencent à s’entretenir les uns avec les au=
tres de leurs jouets ou de leurs occupations journalières, jusques
à celui ou l’on commence presque à radoter l’on veut avoir sa
Société particulière. Il y en a non seulement de tout âge, mais
encor de tout rang, de toute condition, de tout sexe, de toute
langue, de tout métier, de toute profession, de tout caractère,
de toute humeur, et de toute Science.

Un usage aussi généralement répandu, suivi et autori=
sé par l’exemple de gens sages, a sans doute quelque chose
de bon, et ce bon en est peut être le prémier fondement: mais
comme l’esprit humain abuse des meilleures choses, et que cel=
le-ci est autant susceptible d’abus, qu’aucune autre que ce
soit; il ne faut pas s’étonner qu’une institution très louable
dans son origine ait produit autant de travers, de bizarre=
ries et de déréglemens que l’on en remarque dans plusieurs
de ces Sociétés.

Un célèbre Auteur Anglois, dont les ouvrages sur les
moeurs de ce siècle ont été généralement applaudis, emploïe
plusieurs de ses Discours à décrire sous des noms empruntés, ce
qu’il y a d’abusif et de ridicule dans la plupart de ces Assemblées,
/p. 274/ dans les réglemens qu’on y observe, dans les occupations qu’on s’y donne,
et les affaires qu’on y traitte: par ou il a eu sans doute en vue de corriger
les écarts & les abus sans nombre dans lesquels l’on est tombé et l’on tombe
tous les jours à cet égard.

Quand p. e. il entretient son Lecteur de la Cotterie des gras et des
maigres, de celle des Nigauds, des Tranches de bœuf, de la Biere d’Octobre,
de celle des Duellistes et des Cannibales, de la Cotterie Amoureuse, de l’Eter=
nelle, des Nouvellistes, et de plusieurs autres dont il indique les Loix, et
les occupations toutes assortissantes au nom qu’il leur donne; que veut
il nous apprendre par là, si ce n’est que l’homme né pour la Société
en fait souvent un usage tout opposé à sa destination; que la plu=
part de celles que les Hommes forment entr’eux sont fondées sur des
convenances inutiles ou nuisibles au Genre humain; telles que sont
des conformités de nom, de taille, de nourriture, de demeure, de dé=
fauts et de vices; et qu’elles n’ont pour objet que des amusemens
puériles, des occupations frivoles, des plaisirs sensuels, des pratiques dé=
raisonnables et pernicieuses.

Ce sont ces mêmes abus, qui regnent peut être parmi nous au=
tant qu’ailleurs, qui m’ont fait naitre la pensée de vous entretenir
aujourdhui de ce qu’il y a de bon et de mauvais dans ces sortes de So=
ciétés particulières, et de vous donner quelques régles de conduite à
la faveur desquelles l’on puisse non seulement éviter ces abus, mais
encor tirer de ces Sociétés tous les avantages que l’on en peut raison=
nablement espérer.

Le sujet est assés important pour me flatter que vous voudrez
bien accorder à mon Discours quelque degré d’attention; je souhaitte
de pouvoir la soutenir et la mériter jusqu’au bout.

I. J’ai déja insinué que l’institution de ces Sociétés est fondée sur
quelque chose de bon et d’utile en lui même: Par là j’ai voulu
entendre ce penchant naturel que presque tous les Hommes ont
pour la Société: Penchant que l’on ne sauroit attribuer qu’au divin
Auteur de notre nature, si l’on fait les réflexions suivantes.

1° Il est comme imprimé dans le cœur de tous les Hommes de
quelque Nation, de quelque Climat et de quelque Siècle que ce soit.

2° Il est comme la source et le principe de la multiplication
du Genre humain, ordonnée de Dieu dabord après la naissance du
prémier Homme, et renouvellée encor à Noé après le Déluge.

3° Il convient parfaitement à l’Etat et aux besoins de l’Homme,
qui demandent nécessairement, qu’il cherche chez les autres, les se=
cours /p. 275/ et les avantages qui lui manquent et qu’il ne peut se procurer
par lui même.

4° Ce penchant est encor très conforme aux diverses Facultés
dont Dieu nous a enrichis, qui semblent toutes faites pour la Société:
mais en particulier au don de la parole, qui distingue l’Homme des
autres créatures, et dont l’usage unique paroit être de communiquer
aux autres hommes les pensées de son esprit et les sentimens de
son cœur.

5° Ce penchant est de plus fondé sur un grand nombre de
Devoirs qui nous sont imposés, et que les Hommes ne sauroient
remplir, s’ils ne vivent en Société; Comme sont tous ceux qui se
rapportent au Prochain et qui sont tellement liés avec tous les au=
tres, qui se rapportent plus directement à Dieu et à nous mêmes,
que St Paul ne fait pas difficulté de dire, qu’en pratiquant les
prémiers, l’on accomplit toute la Loi.

Enfin les avantages sans nombre que l’Homme peut retirer
de ce penchant pour la Société, font assez sentir que c’est un des
moïens que la sage Providence de Dieu a établi pour son bonheur.

I. L’on ne peut donc douter qu’il ne soit bon, louable, raisonnable,
approuvé de Dieu et convenable à l’état de l’homme dans ce monde
par conséquent que l’on ne puisse en suivre les mouvemens, comme
on le fait, en cherchant à former des Sociétés avec les autres hom=
mes nos semblables.

II. Ces Sociétés particulières sont encor utiles, en ce qu’elles peu=
vent servir à lier entr’eux plus étroitement les divers Membres
de la Société civile, dont l’union ne peut que contribuer à la paix,
à la tranquillité, à la sureté, au bon ordre, au bien être et à la pros=
périté de tout le Corps. Plus il y a de rélations qui nous unissent
les uns avec les autres, plus aussi cette union doit être ferme, du=
rable, utile à chacun et avantageuse à tout le Corps. En voici
quelques exemples qui rendront la chose plus sensible.

Le Laïque et l’Ecclésiastique Membres d’une même Société,
et aïant par là plus d’occasions de se voir et de s’entretenir de
leurs affaires communes ou particuliéres, reviendront insensible=
ment des préjugés qui éloignent leurs Corps respectifs les uns
des autres, et pourront lier entr’eux une correspondance très
utile à chacun de ceux auxquels ils sont attachés, et très propre
à parvenir au but que chacun doit se proposer.

Le Magistrat et l’homme privé se regardant réciproquement
/p. 276/ sous des idées d’égalité par un commerce plus libre et plus fréquent
qu’ils auront l’un avec l’autre; le prémier en sera plus disposé à
rabattre des sentimens de présomption et de vaine gloire qu’il at=
tache à son autorité; et le second en tirera des secours pour bien
des cas qu’il ne sauroit discuter, applanir ou décider par lui même.

L’Homme de qualité et le simple Bourgeois, soutenant des
liaisons qui les mettent comme de niveau, auront plus de fami=
liarité entr’eux, moins d’éloignement pour les gens d’un état diffé=
rent du leur, et plus de disposition à se rendre mutuellement de
bons offices dans l’occasion.

L’Homme du monde et le Savant s’accoutumant à se voir fré=
quemment prendront l’un pour l’autre des sentimens plus justes,
plus doux et plus raisonnables qu’ils n’ont d’ordinaire. Celui là n’at=
tribuera plus à rudesse et pédanterie ce qui peut éclairer son esprit,
augmenter ses connoissances, et lui donner des principes de vertu; ce=
lui-ci par contre ne traittera plus d’impertinence et de vanité des
manières qui sont de pure civilité et politesse mondaine.

La fausse prude et la Coquette étant d’une même Cotterie,
quitteront peu à peu ce qu’il y a de plus outré dans leur carac=
tère pour se rapprocher davantage et pour lier leurs humeurs
par quelque endroit.

La prodigue et la ménagère par leur fréquentation pouront
se donner réciproquement des avis ou des leçons, qui tendront à
établir chez elles une louable oeconomie qui ne tienne d’aucun
de ces défauts.

La causeuse et la taciturne y auront plus d’une fois occasion
de s’apercevoir que pour se rendre agréable dans ces Sociétés, il
ne faut pas s’emparer seule de la conversation, ni garder un
silence dont personne ne profite; mais que pour soutenir entr’el=
les la communication de pensées et de sentimens qui fait tout
le but et la douceur de leur commerce, il faut que chacun y
parle et s’y taise tour à tour.

La vivacité des unes pourra être tempérée et retenue par le
flegme des autres: La bonne joueuse enfin, (cas il n’y a guére de ces
Sociétés sans jeu) comparée avec celle qui ne l’est pas, sera propo=
sée pour modelle aux autres, et servira de frein à celles qui vou=
droient s’écarter des régles.

En un mot les différens ordres de personnes qui forment ces
Sociétés particuliéres, semblables aux cordes ou aux voix dont un
/p. 277/ Instrument, ou un Concert est composé, se mettant, pour ainsi dire,
à l’unisson, par le commerce qu’ils auront les unes avec les autres,
pouront sans doute produire et produisent souvent un accord des
plus agréables et des plus utiles.

Mais si ces Sociétés sont composées de personnes de même ordre,
de même gout, de même caractère, de même profession, comme cela
arrive d’ordinaire, il y a lieu d’en espérer une union encor plus
forte, un commerce encor plus doux, et des avantages pour tous
encor plus considérables: s’il n’y a rien dailleurs dans leurs vues,
et dans leurs assemblées qui ne soit dans les régles de l’honnète=
té, du savoir vivre, de la Raison, et des bonnes mœurs.

Supposons en effet que chacun des Membres y apporte une dis=
position d’esprit, et des sentimens qui tendent au bonheur des au=
tres, aussi bien qu’au sien propre; que chacun y cherche à se pro=
curer et à procurer aux autres des secours reels dans les différens
besoins auxquels la nature humaine est sujette; que chacun y exer=
ce les Facultés dont il est doué, de manière à en faire toujours un
usage conforme aux fins pour lesquelles elles nous ont été données
par notre Créateur; que chacun enfin n’emploïe, pour parvenir à
ces fins que des moïens honnêtes, justes et raisonnables: Qui pouroit
douter qu’un nombre de personnes d’un âge compétent, de quelque
sexe, de quelque condition, et de quelque Nation que ce soit, unies, ou
rassemblées en Société de cette manière, pour jouïr d’une conversati=
on honnête, s’occuper à quelque ouvrage utile; et faire quelques
lectures conformes à leur gout, ou pour travailler à avancer leurs
intérêts communs; ou pour cultiver leurs Talens; ou pour augmenter
leurs connoissances; ou pour faire part de leurs lumières aux au=
tres; ou pour se fortifier dans des sentimens de vertu; ou même
pour se délasser de quelques fatigues, et dissiper l’ennui par quel=
que jeu, quelque amusement, ou quelque musique agréable; ou
enfin pour prendre quelque récréation innocente, quelque repas fru=
gal, qui tende à renouveller les forces du corps et de l’esprit; Qui
pouroit, dis-je, douter que de telles Sociétés ne soïent fort utiles,
qu’elles ne rendent le commerce de la vie très doux et très agré=
able, qu’elles ne conviennent à des Créatures raisonnables et soci=
ables, et qu’elles ne soient conformes aux vues toutes sages et bien=
faisantes de notre Souverain Créateur, à qui il nous importe infini=
ment, et pour notre repos présent et pour notre bonheur à venir de
nous rendre aprouvés par une conduite qui réponde à sa Bonté?

/p. 278/ Quelques rares que soient de telles Sociétés dans le monde, le peu
d’exemples qu’il y en a parmi nous, suffira pour nous faire connoitre les
précieux avantages qui en pouroient revenir et au Public et aux Par=
ticuliers, s’ils etoient en plus grand nombre.

Mais peut on dire, sans s’écarter de la vérité que ce soit sur de tels
principes que sont fondées la plupart de ces liaisons et de ces compagnies
qui nous sont connues sous le nom de Sociétés? Combien n’y en a-t-il
pas ou l’on suit des vues, des maximes et des pratiques tout opposées?
Combien de fausses idées ne se fait-on pas tous les jours, sur les commer=
ces et les occupations de la vie qui nous conviennent, ou ne nous con=
viennent pas? Combien d’illusions sur les besoins faux ou réels qui
nous font rechercher le secours et la compagnie des autres hommes?
Combien d’abus dans la manière dont on cultive les Talens qui nous
ont été confiés? Que de défauts dans l’usage des moïens que l’on em=
ploïe pour parvenir aux fins que l’on s’y propose? A combien d’égards
enfin les Hommes abusent-ils du privilège que Dieu leur a accordé de
vivre en Société pour leur propre bonheur et celui des autres, et de l’ins=
tinct qui les y porte? Pour le mieux sentir entrons dans quelque détail
de ce qui forme le plus souvent ces sortes de Sociétés particulières, de ce
qui s’y passe, et de ce qui en résulte, afin d’en montrer, et corriger,
s’il se peut, tous les abus, et de rendre ces liaisons plus agréables, plus
utiles, et plus dignes de créatures raisonnables.

Ce n’est dabord qu’avec peine et avec honte pour le Genre humain
que je mets au prémier rang des abus que l’on fait d’un si beau privi=
lège ces associations criminelles faites dans la vue de troubler la tran=
quillité et la sureté publique, d’attenter à l’honneur, à la réputation, à
la liberté, au repos, aux biens et à la vie de son prochain, de se procurer
réciproquement des plaisirs illicites ou d’autres avantages que l’on ne
peut posséder sans crime, ou enfin de s’agrandir et de s’enrichir par des
voïes illégitimes et condannées aux préjudice manifeste de ceux qui
composent avec eux et nous la grande Société du Genre humain.

Ces sortes de Sociétés dont le fonds et le plus fort lien est l’envie
de faire tort à leur prochain, par les voïes qui peuvent le mieux con=
courir avec leurs passions brutales ou leurs vices honteux, sont si visi=
blement contraires aux vues de Dieu, aux lumières de la Raison, et au
bonheur du Genre humain, que la plus legère connoissance de notre
destination, de nos Devoirs et de nos véritables intérets devroit suffire
pour nous détourner à jamais de pareilles énormités: quoiqu’il s’en com=
mette tous les jours et en public et en secret, par les grands et par les
/p. 279/petits qui pour être couvertes de noms moins odieux ne laissent pas
d’avoir beaucoup d’affinité avec celles dont je viens de parler.

Par cette raison l’on pouroit presque mettre dans ce rang ces Soci=
étés de parti, ou l’on ne s’unit ensemble que pour affoiblir, contrarier,
et détruire le parti contraire: ou l’on sacrifie toujours le bien public, à
l’intérêt ou à la passion des particuliers; ou l’on a bien plus en vue de
faire triompher le parti auquel on est attaché, que les avantages
qui en pouroient revenir à toute la Société dont on est membre;
ou l’on fait servir toute son habileté, sa capacité et ses Talens
non pas tant à se procurer à soi même un véritable bonheur, qu’à
troubler celui des autres; ou le mensonge, la duplicité, la fraude, l’in=
justice, la violence, la médisance, la calomnie, la vengeance, l’impu=
reté et mille autres moïens infames ne coutent rien, pourvuque
l’on parvienne à ses fins: De là enfin les cabales, les conjurations,
les dissensions, les revoltes et les guerres civiles ou étrangéres dans
les Etats; et des haines perpétuelles entre les familles. Effets funes=
tes à la Société qui n’auroient jamais eu lieu, si chacun en y en=
trant avoit eu autant à cœur le bonheur d’autrui que le sien pro=
pre, et s’il avoit placé ce bonheur dans le bon usage et la perfec=
tion des Facultés qu’il avoit receues de son Créateur.

Cet esprit et cet attachement de parti, qui fait la base de ces
sortes de Sociétés, m’en rappelle une autre espèce, ou cet abus joint
à bien d’autres, regne d’une manière bien sensible, au grand scan=
dale des bonnes ames et au préjudice manifeste de l’Etat et de la Reli=
gion: je veux parler de ces Sociétés, Confrairies, ou Compagnies religi=
euses très répandues dans tout le Monde sous différens noms, mais
principalement dans les Etats Catholiques.

Ce n’est pas mon dessein d’en parcourir les différentes constitutions
les dénominations bizarres, les vues secrettes, les statuts cachés ou connus,
les engagemens réciproques des Membres qui les composent, leurs occu=
pations ordinaires et leur conduite publique et particulière, pour y
faire remarquer tout ce qui s’y passe de contraire au bien public, aux
devoirs de la sociabilité, et au bonheur commun du Genre humain:
Outre que tout cela ne m’est pas assez connu pour en parler sciem=
ment, je ne pourrois m’engager dans cette recherche sans une lon=
gueur excessive. Je me contenterai d’indiquer deux abus généraux
manifestement préjudiciables à toute Société civile et chrétienne,
et d’autant plus condannables, qu’ils sont autorisés par ce qu’il y a
de plus sacré dans leur Religion. L’un est le vœu et l’état du Célibat
/p. 280/ dont la plupart de ces Confrairies ou Sociétés font profession; et l’autre, l’usage
qu’elles font des biens qu’elles aquièrent, ou qu’elles possédent en Commu=
nauté.

Le prémier de ces abus prive l’Etat d’un grand nombre de bons Ci=
toïens et de fidèles Sujets, qui auroient pu le rendre plus riche, plus puis=
sant et plus florissant à divers égards: il prive l’Eglise d’enfans qui
pouvant être instruits par des Péres plus éclairés sur leurs Devoirs que
le commun des Hommes, auroient aussi pu donner une génération plus
vertueuse que celle du commun peuple; il prive enfin la Société de
mille bons exemples d’amour et de fidélité conjugale, d’attention et
de soins paternels pour l’éducation d’une famille, de douceur et de pa=
tience dans le domestique, que les personnes attachées par vœu au Cé=
libat auroient pu donner, si elles avoient eu la liberté de se marier.

Mais de plus combien de familles utiles à l’Etat subsisteroient
encor sans ce vœu, qui leur a oté le moïen de se perpétuer? Combien
de Devoirs mieux remplis? Combien de soins mieux appliqués? Com=
bien de scandales enlevés? Combien de désordres et de crimes prévenus,
si la profession du Célibat n’avoit jamais été établie?

L’autre abus qui regarde la destination et l’usage des biens mis
une fois en Communauté pour l’entretien d’un certain nombre de per=
sonnes, consacrés par leur état à emploïer une bonne partie du jour
et quelquefois de la nuit, au chant des Pseaumes et des Hymnes et
à des priéres de toutes sortes, et à passer le reste du tems dans une
parfaite oisiveté, au moins par rapport à ce qui pourroit être utile
au Public; Cet abus, dis-je, péche aussi à divers égards contre les
régles de la Sociabilité. 1° En ce qu’il borne les soins de ces Religieux
et Religieuses à des œuvres de dévotion, utiles à la vérité, mais
qui pourroient se faire en beaucoup moins de tems, pendant que
pour l’ordinaire ils en négligent de plus importantes, la justice, la
misericorde et la bonne foi, et que sous prétexte de faire de longues
priéres, ils dévorent les maisons des Veuves, qui sont les Dupes de
leur Dévotion, comme le reprochoit déja Jésus Christ aux Pharisiens
de son tems. Il péche encor contre ces régles, en ce que le tems qu’ils
perdent et les revenus qu’ils consument dans l’oisiveté, pourroient
être emploïés beaucoup plus utilement à soulager leur Prochain dans
leurs diverses nécessités, comme le font d’autres Compagnies: De plus
en ce que demeurant attachés à leurs maisons et à leurs dévotions
extérieures, ils ont beaucoup moins d’occasions de donner de bons
exemples de charité, de débonnaireté, de patience, et d’autres vertus
/p. 281/ chrétiennes, que s’ils étoient plus répandus dans le monde. Ils péchent
enfin contre ces régles de sociabilité, en ce que les fonds qu’ils ramassent
de tous côtés, qu’ils héritent, qu’ils aquiérent, et qu’ils possédent, ne
rentrant plus dans le commerce ordinaire, il en résulte un prejudi=
ce considérable à tout l’Etat et à tout le Genre humain, dont le
bonheur doit être le principal objet de l’homme considéré comme
sociable.

Si dans les Sociétés religieuses, établies, ce semble, pour le salut
et la perfection de l’homme, il se trouve cependant tant d’abus con=
traires au bien public, Serons nous supris qu’il s’en trouve aussi
dans des Sociétés, dont les vues sont beaucoup moins nobles et
l’objet beaucoup moins étendu: telles que sont les Compagnies, Confrai=
ries, Corporations, Cotteries et Confraternités des gens de chaque mé=
tier, de chaque profession, ou de chaque Science particulière, unis
ensemble par des engagemens mutuels pour leur intérêt commun,
pour le bien de leurs Sociétés respectives, et pour l’avantage parti=
culier de chacun de ses Membres.

Je n’aurois jamais fait, si je me proposois d’en rappeller ici le
nom, le nombre, les fins qu’elles se proposent, les divers réglemens,
les conditions ou les qualités requises dans les membres qui les com=
posent, les manières de se conduire entr’eux, ou avec ceux qui ne
sont pas du métier; les avantages ou les inconvéniens qui s’y
trouvent, les abus enfin qui y sont autorisés ou qui s’y glissent: Il
y auroit sur tout cela d’excellentes réflexions à faire, auxquelles
je ne veux pas m’arrêter, parce qu’elles ne sont pas tout à fait mon
but: seulement remarquerai-je que chacune de ces Compagnies, ou de
ces Corps Laïques, Ecclésiastiques, Politiques, Militaires, de Bourgeois,
de Marchands & d’Ouvriers étendant d’ordinaire ses privilèges, et
l’opinion qu’il a de son utilité et de son influence sur le bonheur
public, au delà des régles de la justice et de la Raison; il nait de
là très souvent des conflits, des haines, des jalousies, des usurpati=
ons, des violences, qui ne peuvent qu’être très préjudiciables à
l’Etat et à la Religion: au lieu que si chaque Corps Laïque ou Ec=
clésiastique se regardoit comme faisant partie de la grande Soci=
été du Genre humain, au bonheur de laquelle tout doit se rapor=
ter, l’on verroit aussi entre les hommes plus d’œuvres de justice, de
charité, de fidélité, de bénéficence, de douceur, de modération qu’il
n’y en a; d’où résulteroit assurément un Tout plus accompli
et plus heureux.

/p. 282/ Mais entre ces différentes Confrairies, je ne puis m’empécher d’ajou=
ter un mot sur une d’entr’elles qui se distingue autant par la singularité
de son origine et du nom qu’elle porte, que par le nombre et la qualité
de ses Membres, qu’elle prend dans tous les Etats et dans tous les autres
Corps, et qui sont répandus, à ce qu’elle prétend, dans toute la surface
de la Terre.

Je ne prétens point entrer dans ses mistères, dont il n’y a que les
Initiés et les Maitres qui puissent parler avec pleine connoissance. Je
n’en jugerai pas non plus, sur ce qu’on en a publié pour ou contre, de
peur d’encourir le blâme de crédulité, ou de critique mal fondée. Ce
qui en paroit aux yeux du Public n’offre d’ailleurs rien que de bon,
d’utile et d’innocent: Quantité de pauvres en ont été soulagés: quel=
ques dérèglés en ont été corrigés: Ses Membres s’assistent mutuellement
et s’intéressent les uns pour les autres dans le besoin: Cette attention
réciproque à leur intérêt commun n’empéche pas qu’ils ne soïent
sociables, bons amis, fidèles Sujets, et je crois, bons Chrétiens.

Mais ce qui les a rendu suspects avec quelque raison aux Puis=
sances Séculières et Ecclésiastiques et à un grand nombre d’autres
personnes de poids et de mérite, c’est le secret impénétrable qu’ils gar=
dent, sous la religion d’un serment, ou d’un engagement des plus
sacrés, sur les cérémonies de leur admission, sur ce que l’on exige des
Membres de la Confrairie, et sur ce qui se passe dans leurs delibéra=
tions. Serment et Secret qui ne peut en effet être regardé que com=
me un abus des plus visibles de la Sociabilité: Car l’on ne peut guè=
re l’attribuer qu’à l’une de ces trois Causes, ou à la crainte que le
Public ne blâmât leurs engagemens, leurs maximes et leur conduite, si
elles venoient à être révélées; ou à la peine qu’ils se font de produire
des riens cachés sous les apparences les plus respectables, ou à la satis=
faction secrette de profiter seuls des avantages particuliers attachés à
leur Confrairie, et d’être seuls les dépositaires des bonnes actions qui
s’y font.

Quelle que ce soit de ces raisons, l’Etat et la Religion n’y sont, à
la vérité, pas intéressés directement, comme ils l’assurent; mais s’ils
avoient véritablement à cœur le bonheur de la Société civile ou chré=
tienne, dont ils sont également Membres, sous des engagemens tout
aussi forts et aussi sacrés, il sentiroient bien qu’il leur importe, et
qu’il est de leur Devoir, d’un côté de s’abstenir de tout ce dont ces Socié=
tés pouroient être justement scandalisées, et d’un autre de faire part
au Public, de tout ce qu’ils croient avoir par devers eux de saines idées,
/p. 283/ ou de bonnes actions: Et ne le faisant pas, ils peuvent être méritoi=
rement soupçonnés d’être moins bons amis de la Société Civile ou Chré=
tienne, qu’ils ne le sont de leur confraternité.

Je viens enfin aux abus qui se remarquent dans ces Sociétés plus
Civiles, s’il m’est permis de parler ainsi, plus usitées, plus privilégiées,
et plus autorisées par lusage du monde, dont cette Ville, comme
bien d’autres, fournit une multitude d’exemples.

L’on peut raporter les principaux abus qui s’y commettent à
ces 5 Chefs généraux; savoir l’âge auquel on commence ces Sociétés,
le but qu’on s’y propose, les secours ou les avantages que l’on y
cherche, les Facultés qu’on y exerce, et les moïens que l’on emploïe
pour se procurer ce qu’on desire.

Le prémier abus qui se présente à mon esprit regarde l’âge
auquel l’on commence à former ces Sociétés ou à y entrer: Les en=
fans ont à peine l’usage de la parole; au moins ont-ils à peine
l’usage de la Raison, que non seulement les Péres et les Méres les
introduisent dans leurs Sociétés pour y figurer et y jouer leur rol=
le de badinage; mais encor qu’ils permettent que ces enfans aient
aussi leurs petites sociétés avec leurs camarades de même âge et
de même condition.

Quand ils n’auroient dans tous ces cas que de bons exemples de=
vant les yeux; Quand ils ne verroient et n’entendroient et ne feroient
eux-mêmes quoi que ce soit que d’innocent, et dont ils ne pussent pas
abuser: il n’y auroit peut être rien de blamable dans cet usage, il pou=
roit même contribuer à leur former de bonne heure l’esprit et le cœur
par les notions superficielles et les impressions legères qu’ils y pou=
roient prendre de la vérité et de la vertu: Mais outre qu’il est
toujours à craindre, que des enfans n’abusent déja de cette licence,
pour se trouver en d’autres Sociétés qui ne seront pas pour eux
si instructives et qu’il y a d’autres moïens de leur inspirer ces
prémiers principes de conduite sans les exposer au danger de la
contagion; Comment pourra-t-on s’assurer que dans les Compa=
gnies ou on les introduit, ou que l’on permet qu’ils fréquentent;
il ne se passera jamais rien dont ils puissent abuser? Peut-on
être assés maitre et assés sur des discours et des actions de toute
une assemblée de gens même très sages, pour pouvoir compter,
qu’il ne leur échapera aucune parole, aucune plaisanterie, au=
cun geste, aucun signe de passion qui puisse donner lieu à des en=
fans d’en tirer des conséquences tacites, contraires aux bonnes mœurs?
/p. 284/ Une conversation un peu vive ou un peu libre, une seule partie de jeu, tou=
te innocente qu’elle paroisse, que de scénes ne peut-elle pas donner, qui se=
ront de très mauvais exemples à des enfans susceptibles de toute impres=
sion, et de mauvaises plutot que de bonnes? Ce sera bien pis si à ces
conversations et à ces jeux, se joignent l’affectation, la médisance, la
malignité, les jugemens téméraires, les juremens, les emportemens,
les quérelles, et cent autres défauts qui ne sont que trop ordinaires:
L’innocence d’un jeune garçon ou d’une jeune fille est alors attaquée
par trop d’endroits pour ne pas succomber, et les leçons des Péres et des
Méres ne feront plus que blanchir devant de tels exemples.

Si ce sont des Sociétés établies entre de jeunes gens des deux sexes,
qui n’ont pas encor l’esprit assés formé pour distinguer le vrai du faux,
ni le cœur assés imbu des principes de vertu pour être porté au bien plu=
tot qu’au mal, l’on peut assurer que ce seront de véritables écoles de
mondanité, ou chacun repetera, s’apropriera et soutiendra ce qu’il a
vu et connu chés les autres des maximes et des manières pernicieuses
du Siècle; à moins qu’ils ne fussent toujours sous les yeux de quelque
sage Mentor homme ou femme, qui pût régler et diriger tous leurs
amusemens à quelque bonne fin: mais quoi de plus rare? Sans cela
pourtant quel pourra être le fruit de ces Sociétés de jeunesse, si ce n’est
la dissipation, l’air mondain, une perte de tems considerable, des dépen=
ses inutiles et souvent incommodes, l’éloignement pour tous les devoirs
qui demandent la retraite, des attachemens les uns pour les autres
qui ne ménent à rien de bon, des habitudes vicieuses, Que diroi-je
plus? la convoitise de la chair, la convoitise des yeux, et l’orgueuil
de la vie qui sont incompatibles avec l’amour de Dieu, et enfin des
occasions perpétuelles de chagrin, d’inquiétude et de gronderies, tant
pour eux que pour leurs Parens? Est-ce donc là le but du Créateur
dans la destination de l’homme à vivre en Société?

Ce n’est pas seulement les enfans et les jeunes gens des 2 Sexes
qui manquent à ce but, les personnes d’un âge plus mur, plus rassis,
plus raisonnable et qui devroient être en exemple aux autres y
manquent aussi, en se proposant dans les Sociétés qu’elles forment
des fins toutes opposées à celles pour lesquelles Dieu y a destiné les
Hommes: En effet si nous examinons de près le fonds capital sur le=
quel la plupart sont établies, qu’y trouverons nous autre chose que
le plaisir de manger et de boire ensemble, des parties de jeu sans fin et
sans cesse, des conversations sans fruit, des lectures de pur amusemens,
une vaine curiosité pour les affaires d’autrui, l’envie de tuer le tems,
/p. 285/ et de dissiper un ennui qui seroit immanquable si l’on étoit aban=
donné à soi même?

Si même quelquefois il s’y traitte des matiéres plus utiles et
plus importantes soit en lecture soit en conversation, dont tous les
Membres pouroient tirer avantage, la rareté des Sujets de cette nature,
la célérité avec laquelle on les expedie, le peu de gout ou d’intérêt
que le plus grand nombre y prend, fait assés sentir que ce n’est pas
là le but principal qu’on s’y propose, et que ce à quoi l’on pense le
moins dans les occupations qu’on s’y donne, c’est à se procurer à soi
même et aux autres quelque bien, quelque avantage, quelque bon=
heur solide et de durée, qui doit être la seule fin que Dieu ait eu
en vue en destinant l’homme à vivre en Société.

Mais, dira-t-on, l’homme ne peut pas toujours rester seul, ou
concentré dans sa famille, il a besoin du secours des autres, pour un
grand nombre de commodités et de nécessités de la vie, qu’il ne peut
trouver que dans leur commerce: Son esprit ne pouvant être occu=
pé long tems à une même affaire, ou à une suite d’affaires penibles,
il a besoin de délassement et de diversifier ses occupations: Les recréa=
tions innocentes et modérées donnent de nouvelles forces à l’esprit et
au corps, qui les rendent souvent plus libres et plus propres au tra=
vail: on peut même les regarder, comme entrant dans les vues de Dieu,
par le penchant qui nous y entraine, par les besoins que l’homme
en a, et par le plaisir que le Créateur y a attaché.

Tout cela, ce semble, nous autorise suffisamment à chercher
dans des Sociétés qui nous conviennent, ces secours, ces délassemens,
ces récréations que nous ne pourions nous procurer nous mêmes, au
moins dans le même degré, et à y placer une partie de notre bonheur.

J’en conviens sans aucune difficulté. Bien plus, je suis persuadé
qu’à s’en tenir aux termes dans lesquels je viens de les exposer, bien
loin que cette recherche et les occupations qui en seroient une suite
fussent contraires aux vues de notre Souverain Créateur, elles de=
viendroient plutot pour nous une source féconde de nouveaux plai=
sirs, de nouvelles délectations et de nouvelles actions de graces;
par les réflexions qu’elles nous donneroient sans cesse occasion de
faire, non seulement que le sentiment de tous ces plaisirs est un
don de Dieu dont nous devons faire un usage conforme à sa vo=
lonté; mais encor que si les plaisirs de la vie passagére que nous
menons dans ce Monde, au milieu des soins, des inquiétudes et des
miséres dont elle est accompagnée, sont cependant si doux et si atta=
chans /p. 286/, ceux qu’il prépare à ses biens aimés dans le Ciel étant plus purs,
plus fermes et plus solides, seront aussi infiniment plus délicieux et meri=
tent beaucoup plus nos recherches.

Mais est-ce là, je vous prie, le cas de la plupart de nos Sociétés?
Les secours et les délassemens que l’on y vient chercher, est-ce pour des
besoins réels et après des fatigues véritables? Les besoins même imagi=
naires y sont-ils satisfaits? Les prétendues fatigues s’y sont-elles dissi=
pées? Ou plutot ces besoins ne s’y sont-ils point multipliés? Au lieu
d’imaginaires que l’on cherchoit à satisfaire, ne s’en est-on point atti=
ré de très réels, par la perte considérable d’un tems précieux qu’il fau=
dra tot ou tard reparer? Au lieu de délassemens n’y trouve-t-on point
de nouvelles peines? Les récréations que l’on a accoutumé d’y prendre,
les parties de jeu sur tout, sont-elles d’une nature à rendre l’esprit et
le corps plus libre, plus dispos, plus tranquille, et plus content? Fournis=
sent-elles des réflexions et des aides à avancer notre béatitude? Ou
plutot ces récréations et ces parties de jeu et de plaisir, ne sont-elles point
des obstacles à notre repos présent et à venir, et à l’aquit de divers de=
voirs importans? Ne seront-ce point autant d’articles à ajouter au
grand compte que nous aurons à rendre un jour à notre Souverain
Juge, de toutes nos occupations, et de tant de paroles oiseuses qui ser=
viront à notre condannation?

Si cela étoit, l’abus ne sauroit être plus grand, et meriteroit bien
que l’on pensât tout de bon à le corriger, pendant qu’il en est encor
tems, et avant que les derniers jours arrivent, dont nous dirons, je n’y
prends point de plaisir.

Un autre abus bien considérable que l’on peut remarquer dans
la plupart de nos Sociétés, c’est celui que l’on fait des Facultés admi=
rables dont le Créateur nous a enrichis et dont le libre et constant
exercice à l’égard des objets qui leur conviennent, doit faire notre
perfection et notre bonheur. Le bon et légitime usage de toutes ces
Facultés, pouroit assurément rendre toutes les Sociétés ou il seroit
exercé librement, pleinement, et constamment des plus douces, des plus
agréables, des plus utiles et des plus heureuses.

Si l’esprit et l’entendement y étoit appliqué à chercher le vrai
et à faire des progrès en connoissances utiles: si la volonté y étoit di=
rigée vers le bien, et qu’elle y apprit à le gouter, à l’aimer, et à le pré=
ferer toujours au mal, sous quelque face qu’il se présentât: si la mé=
moire y étoit cultivée et remplie de faits intéressans et instructifs: si
tous les discours y étoient toujours accompagnés de grace et de vérité, et
/p. 287/ assaisonnés du sel de la prudence et de la discretion: si l’imagination
y étoit guidée, réglée et redressée par de justes idées des objets: si les
sens y étoient emploïés à discerner ceux de ces objets qui conviennent
le mieux à notre état: si le cœur y étoit nourri et entretenu dans
les sentimens de l’amour de Dieu, et du Prochain: si toutes les passions
enfin et les affections y étoient éclairées et retenues dans leurs justes
bornes par les lumiéres de la Raison; quels charmes ravissans de telles
Sociétés ne répandroient elles pas dans l’ame de tous ceux qui en se=
roient Membres? Des avantages infinis en seroient les heureux effets,
et ce seroit véritablement une image de la Société des bienheureux
dans le Ciel.

Mais combien peu ressemblent-elles aux nôtres à tous ces egards?
Au lieu d’y enrichir son esprit de vérités et de connoissances solides;
de combien de bagatelles, de vaines curiosités, de spéculations mal
fondées, de jugemens injustes, ou téméraires, de préjugés dangereux,
d’erreurs grossières, de faussetés même ne se plait-on pas à le remplir?
Au lieu d’y faire usage de sa liberté pour se déterminer toujours vers
les véritables biens et vers les objets capables de nous les procurer,
quelle multitude effroïable d’abus ne fait-on de ce précieux don dans
les Sociétés? tantot en se portant sans examen vers le prémier
objet qui se présente avec quelque aparence d’utilité ou de plaisir;
tantot en se soumettant presque aveuglément aux décisions de l’autori=
té, du parti dominant, de l’amitié, du bien dire, du babil et de la for=
tune; tantot en n’écoutant que ce que dicte la passion et la convoi=
tise; tantot en suivant des maximes receues, quoique directement
opposées à ce que la vertu et la Religion demandent de nous; tan=
tot en se liant avec des personnes de mœurs tout à fait corrom=
pues; tantot en se laissant aller aux plus legéres tentations de
mal faire; et que dirai-je encor? en s’affermissant de plus en plus
dans des habitudes vicieuses, qui deviennent enfin, par la réitérati=
on des mêmes actes, absolument incurables.

Que n’aurois-je pas encor à dire sur les abus dans lesquels l’on
tombe par raport aux autres Facultés? que je passe sous silence
pour m’arrêter un moment de plus, sur ceux qui regardent plus par=
ticulierement la Faculté de parler, dont l’usage se raporte plus di=
rectement au bonheur de la Société pour lequel elle paroit être
uniquement destinée. En combien de manières n’abuse-t-on pas
de ce précieux don, et ne s’écarte-t-on pas de sa destination, dans
les Sociétés dont je parle? Combien de discours vains et frivoles qui
/p. 288/ ne fournissent ni idées, ni sentimens: qui n’ont rien qui puisse éclairer l’es=
prit, ou servir à la conduite de la vie? Combien de déguisemens de ses
pensées et de ses affections qui ne servent qu’à jetter les autres dans l’er=
reur ou dans de fausses démarches? Combien de traits flatteurs ou médi=
sans dont le prochain ne peut qu’être blessé? Combien de vivacités, d’impru=
dences et d’indiscrétions, presque toujours suivies de reproches ou de la part
de soi même, ou de la part des autres? Combien encor de calomnies ou de
faux raports, qui ont souvent des suites sinistres, et qui font toujours de
mauvaises impressions sur ceux qui en sont les auditeurs ou les sujets?
Combien de paroles libres, obscènes, profanes qui salissent l’imagination,
qui gatent l’esprit et corrompent le cœur de ceux qui les écoutent? Com=
bien enfin de Sermens vains et téméraires, de duplicités odieuses, de men=
songes formels? Sans parler des quérelles, des injures, des emportemens
et des fureurs qu’on laisse aux gens qui ne savent pas vivre ou aux
Sociétés subalternes.

Un si mauvais usage de la parole est d’autant plus condannable
qu’il est des plus faciles à éviter, par un silence volontaire, par une
heureuse habitude de conformer toujours ses paroles à ses sentimens, par
une résolution ferme de ne blesser jamais son prochain par aucun discours,
et par un desir sincère de procurer ou d’avancer son bonheur autant
que le sien propre, comme le demande la prémière régle que l’on doit
suivre, lorsque l’on entre avec lui en Société.

Enfin, comme il ne suffit pas pour répondre aux vues du Créa=
teur, que l’on cherche dans une Société son véritable bonheur et celui
des Membres qui la composent; et que l’on y fasse un bon usage des Fa=
cultés dont le Créateur nous a enrichis à ce dessein; mais qu’il faut de
plus que l’on n’emploïe à cette fin que des moïens honnêtes, raisonna=
bles et legitimes, l’on se rend encor coupable à cet égard de divers abus
dont les Sociétés ordinaires ne fournissent que trop d’exemples: Tels sont
ceux, ou la pureté des sentimens et des mœurs n’est pas toujours exac=
tement observée; Tels ceux, ou l’on manque aux Devoirs de la justice,
et de l’équité naturelle; Tels ceux, ou l’on ne fait pas assés d’attention
aux bienséances, et aux circonstances des tems, et des lieux, et des per=
sonnes, et ou l’on est souvent une occasion de chute et de scandale aux
foibles: Tels ceux qui tendent à troubler la paix, la sureté et le bon or=
dre de la Société civile: Tels enfin ceux, ou la charité et l’amour du
Prochain est blessé par quelque endroit que ce soit.

Je n’entre pas dans le détail sur ce sujet, parceque je me hâte de
finir pour ne plus lasser votre patience: mais il n’y a qu’à examiner un
/p. 289/ peu de près tout ce qui se passe dans ces Assemblées, les conversations, les
lectures, les liaisons particulières, les parties de jeu, les repas, les jours des=
tinés à ces rendez vous, en un mot, toutes les suites, les accessoires et les
dépendances ordinaires de ces Sociétés, pour y découvrir plus de preuves
qu’il n’en faut de la réalité et de la fréquence de ces abus:

Rien donc n’est plus vrai, que si l’on peut faire un très bon usage
de la mode établie d’avoir des Sociétés d’hommes ou de femmes, et si l’on
peut en tirer de très grands avantages, l’on peut aussi en faire et l’on en
fait réellement un très mauvais usage, pour ne pas aporter assez d’at=
tention aux vues pour lesquelles notre Souverain Créateur a destiné l’hom=
me à vivre en Société.

Je devrois avant de finir vous proposer à présent les moïens les
plus propres à rendre ces Sociétés conformes à ces vues et convena=
bles à l’état de l’homme dans cette vie; mais ce que j’en ai dit pour=
roit suffire, je pense, pour nous servir de guide à ce sujet: cependant
jy ajouterai encor pour la cloture de ce Discours, le précis des ré=
gles principales que j’ai déja insinuées, et qu’il conviendroit d’observer
dans toutes les Sociétés particuliéres que les hommes lient entr’eux pour
les rendre également agréables et utiles, conformes à la volonté de
Dieu et assorties à l’état de l’homme.

C’est 1° que chacun des Membres dont elles sont composées se
proposât toujours pour but quelque bien, quelque avantage, quelque
degré de bonheur, non seulement pour soi même, mais aussi pour les
autres, et pour toute la Société dont il fait partie.

2° Que les secours et les avantages que chacun y cherche selon
son état et ses besoins, et que l’on s’y procure mutuellement soïent des
secours & des avantages réels, qui contribuent véritablement à la Sa=
tisfaction et au bonheur les uns des autres.

3° Que les Facultés dont l’homme est doué pour vivre en Société
y soient exercées librement, pleinement & constamment à l’égard des
objets qui leur conviennent, et d’une manière qui tombe à la perfection
de ces Facultés et à la félicité de l’homme.

Enfin que les moïens à emploïer pour se procurer les avantages
attachés à la vie Sociable, soient tous honnêtes, raisonnables et legiti=
mes, approuvés de Dieu, et en édification au prochain.

En suivant ces régles que les seules lumières de la Raison nous
dictent, et que le seul desir d’être heureux devroit imprimer dans le
cœur de tous les hommes, il n’y a pas de doute, je le repète, qu’on ne
rendit le commerce de la vie infiniment plus doux qu’il ne l’est, et
/p. 290/ toutes les Sociétés où elles seroient observées aussi heureuses qu’il est possi=
ble qu’elles le soient ici bas: Il n’y a pas de doute encor qu’elles ne fussent
pour tous les Individus qui les composent, un acheminement à entrer
un jour dans la grande et innombrable Société des Anges célestes et des
Saints de toute Nation, de toute Tribu et de toute Langue qui assistent
continuellement devant le Trône de Dieu, pour lui rendre dans la satis=
faction la plus ravissante, leurs justes hommages; qui ont part à sa com=
munion la plus intime et à ses bienfaits inénarrables, et qui dans les
transports de leur joïe & dans la possession d’une félicité qu’ils doivent
uniquement à Dieu, & dont ils sont surs de ne voir jamais la fin,
s’écrient sans cesse comme nous le faisons à leur exemple, en finissant
ce Discours. C’est à notre Dieu qu’appartient dans tous les siécles
la bénédiction, la gloire, la sagesse, l’action de graces, l’honneur, la
puissance, et la force. Amen.

On pourroit peut être en parlant des abus des Sociétés parler desSentiment de Mr le Boursier Seigneux.
Sectes en matière de Religion. L’esprit de Secte est toujours contraire au
bonheur du Genre humain, à l’esprit de la Religion; il est encor destiné
à satisfaire l’ambition et la vaine gloire des Chefs de Secte. Je veux croire
qu’ils se persuadent d’avoir troué la vérité; mais l’empressement à faire
des Sectaires marque de la vanité.

Sur les Couvents, Monsieur le Recteur a bien fait voir qu’ils étoient
opposés à la bonne Politique: c’est aussi ce que Mr Addisson a bien prou=
vé dans son Voïage d’Italie. Ils rendent à la vérité des Sujets à l’Etat,
mais ce sont des Sujets mal élevés. On a senti qu’ils engloutiroient
peu à peu toutes les richesses et toutes les Terres des païs ou ils sont
établis, c’est ce qui a fait qu’on les a bridés en Portugal sur les aqui=
sitions.

Il régne dans l’établissement de la Société des Francs Maçons, que
Mr le Recteur regarde comme des honnêtes gens, un défaut; c’est d’élever
un roïaume dans un roïaume, qui a son Chef et ses Loix à part. Cela
est contraire à la bonne Politique, qui engage chacun de rendre
compte de sa conduite à un seul Souverain. Le mystère qui regne
dans cette Société a du faire de la peine aux Princes. Il faut aussi
avouer qu’un avantage de cette Société, c’est de faire du bien à quel=
ques personnes qu’on a voulu connoitre; on a préféré de soulager les
besoins de ceux dont on connoissoit en quelque façon le caractère, que
d’être exposé d’en faire à des personnes qui ne le mériteroient pas,
puisqu’on n’étoit pas en état d’en faire à tout le Genre humain.

Enfin le mystère ne devoit pas cacher et couvrir le soin de faire du
/p. 291/ bien. Le mystère peut-il y être utile. Ce sont là des préjugés légitimes
qu’on a contre cette Société.

On peut réduire aux chefs suivans les défauts des Sociétés ordinai=
res. 1° Le nombre des personnes qui y assistent, qui étant trop grand
empéche plutot le plaisir qu’il n’y contribue. 2° L’uniformité du plai=
sir. 3° La perte du temps. 4° Il faut que les plaisirs aïent du raport
à notre état et à nos besoins, pour que nous les goutions comme il
faut, et c’est ce qui est impossible dans une Société un peu nom=
breuse et dont tous les Membres ne sont pas déja liés par une solide
amitié et par une conformité d’humeur et de caractères. Il vaudroit
mieux se reposer totalement pendant quelques momens, et emploi=
er ensuite son temps au travail et à de bonnes œuvres que de don=
ner dans les Sociétés. Il n’y a point de Nation qui ait plus besoin
que la nôtre d’emploïer tout son tems à des choses utiles, et de
ne s’occuper pas de choses qui peuvent lui donner le gout de la
vanité, de la dissipation et de la fainéantise.

Les abus des Sociétés ordinaires sont si considérables que lesSentiment de Mr De Cheseaux le fils.
Péres et les Méres ne sauroient trop prendre garde à cela, parce que
c’est peut être la source des trois quarts des défauts des hommes.

Il n’y a point de ces Sociétés quon puisse appeller une Société
de Chrétiens, que celles qui se forment dans les Temples: cependant
elles seroient très utiles pour s’avancer dans la piété.

Sur ce que Monsieur Polier a blamé les Sociétés des jeunesSentiment de Mr Turrettin.
gens, Monsieur Turrettin a fait l’apologie de ces Sociétés, en disant
que puisqu’on doit vivre dans le monde, il faut 1° en connoitre
les dangers, les éceuils et les vices. 2° Et les remèdes qu’il faut y
apporter. On ne peut que blâmer extrémement l’ignorance du mon=
de ou l’on croupit quelquefois, ignorance qui est cause qu’on ne
s’en défie point, et qu’on se laisse entrainer par la prémiere per=
sonne qui cherche à nous surprendre.

Il n’y a qu’une seule voïe par laquelle on apprendroit à con=
noitre le monde, sans crainte d’en prendre les mauvaises maximes,
ce seroit que les Péres instruisissent leurs enfans de ces défauts, de
leurs facheuses conséquences, et qu’ils leurs apprissent les regles qu’il
faut suivre pour les éviter. Mais il y a encor deux inconvéniens
dans cette méthode, l’un que les manières du monde, ses maximes
changent souvent, et qu’un Pére aïant appris à le connoitre
dans sa jeunesse, ne pouroit pas en donner de justes idées à ses
enfans; dailleurs un Père aiant commencé et fréquenté un certain
/p. 292/ ordre ne pourra donner à ses enfans que la connoissance de cet ordre de
personnes, et cependant un fils prendra un genre de vie différent de
celui de son Pére, ou par nécessité ou par gout, ce qui lui rendra inu=
tiles les leçons qu’il aura receues. Enfin il y a un certain air du mon=
de qu’on n’aquiert que par l’usage qu’on en fait, et cependant cet air
contribue plus qu’un solide mérite à faire fortune dans le monde, et
décide souvent du succès des entreprises qu’on y forme.

Doit-on produire les enfans dans le monde, de bonne heure ouSentiment de Mr l’Assesseur Seigneux.
non. Il y a des difficultés de part et d’autre. Pour ceux qui ne sont pas
encor en âge de raison, les mauvais exemples peuvent leur faire beau=
coup de tort. Cependant la prémière régle de l’éducation, c’est d’apren=
dre aux enfans la politesse, et cette politesse ne s’aquiert que par
l’usage du monde. D’un autre côté si on ne les conduite pas dans les
Sociétés, ils restent exposés à la maison, aux mauvais exemples des
domestiques, ou de leurs camarades. S’ils peuvent aquerir du mal
dans les Sociétés, ils y prennent au moins un certain air de polites=
se; dailleurs le mal n’y est pas si grand qu’on se l’imagine. Dans
des Assemblées nombreuses, on ne se livre pas ordinairement à la
médisance, à des emportemens, aux juremens; si cela arrive, com=
me il n’arrive que trop, les exemples en sont rares, et l’on y en
voit aussi souvent de bons et propres à inspirer la vertu et les
bonnes mœurs.

Il n’en est pas de même dans les Sociétés de gens de Lettres,
le gout de la Dispute y regne, et les disputes n’éclaircissent jamais
la question qui les a fait naitre. C’est ce qu’on voit ordinairement
parmi les Théologiens et parmi les Philosophes.

Convient-il de produire les jeunes gens dans les Compagnies avantSentiment de Mr le Conseiller DeSt Germain.
qu’ils aïent l’âge de Raison? Monsieur Polier dans son Discours n’a
pas condamné entiérement cet usage, il n’en a blamé que l’excès. Il
faut certainement faire connoitre le monde de bonne heure aux
jeunes gens, pour aprendre à connoitre les éceuils qui s’y trouvent.
Mais à quel âge faut il les y introduire? Ce n’est pas dans l’âge tendre.
Parce qu’à cet âge les Péres enchantés de leurs enfans aplaudissent
à tout ce qu’ils disent, et à tout ce qu’ils font. Dans la suite voïant
des personnes estimées dans le monde tomber dans des défauts, des pro=
fanations &c., cela leur fera conclure qu’en tombant dans ces mê=
mes défauts ils n’en seront pas moins estimés. Et ce motif tiré de
l’estime ou du mépris n’aura aucune influence sur eux. Ainsi étant
confirmés dans leurs défauts par les aplaudissemens de leurs Parens, et
/p. 293/ imitant le mal des personnes qu’ils voient, parcequ’ils n’ont pas assés
de connoissances pour le discerner du bien, les Sociétés seront pour eux
une source de mauvaises habitudes.

On pourroit pourtant les admettre dans les Sociétés si les Péres
et les Méres avoient la connoissance nécessaire, les soins, et l’applicati=
on pour faire faire à leurs enfans des réflexions sur tout ce qui se
passe. 2. Que les enfans fussent en âge de comprendre ce qu’on leur
dira. 3. Que les Compagnies ou on les introduira leur donnent le
moins de mauvais exemples qu’il se pourra. Mais comme ces trois
conditions se trouvent rarement réunies, un Pére fera sagement de
choisir le parti de la retraite pour ses enfans.

Entre les précautions qu’on doit prendre pour empécher queSentiment de Mr le Conseiller DeCheseaux.
les Sociétés des jeunes gens ne leur soient funestes, il faudroit qu’elles
fussent rares. Sans cela ils s’accoutument à la dissipation, au plai=
sir et on ne peut leur rien faire faire; ils se familiarisent aussi
trop les uns avec les autres, et n’observent pas entr’eux des régles de
politesse, ni de bienséance: habitude mauvaise qu’ils contractent et
dont ils ne se défont pas aisément dans la suite.

Par raport aux Comédies qu’on leur fait jouer, si ce divertisse=
ment est rare il a ses avantages, ils exercent leur mémoire, ils
quittent leur timidité & s’accoutument à parler en public et avec
grace; mais s’il revient souvent cet exercice, il est très pernicieux,
les jeunes filles deviennent coquettes, et les jeunes garçons libertins.

Comme les Sociétés peuvent donner de mauvais exemples, il faut
qu’un jeune homme ait soin de bien choisir ceux avec qui il veut
en former.

Les Sociétés religieuses ne méritent pas le nom de Sociétés,Sentiment de Mr le Bourguemaistre Seigneux.
parce que ceux qui en sont membres sont séquestrés du monde.
Monsieur le Recteur a bien dit les inconvéniens de ces établissemens;
il est surprenant que les Princes aïent permis qu’il s’en formât
un aussi grand nombre et qu’ils eussent autant de biens. Le seul
Célibat cause un mal prodigieux à la Société. Les Sectes de Reli=
gion ne sont pas de notre sujet.

Sur les Sociétés Civiles, on ne peut pas les interdire tout à fait;
elles sont nécessaires pour se délasser, après qu’on s’est attaché à des
choses sérieuses; mais on ne doit pas donner le nom de Société à
celles qui n’ont point de but utile.

Il est à propos de faire entrer les jeunes gens du plus bas âge
dans les compagnies des personnes plus âgées, pour les accoutumer à
/p. 294/ la politesse; mais il ne faut les y laisser que quelques momens. Pour les
Sociétés entr’eux, il faut qu’ils aient toujours quelcun qui les tienne en
respect: On pourra par ce moïen leur faire tirer profit de tout quand on
le voudra, et quand on aura assés d’habileté pour cela. En France on
a plus d’attention pour bien élever les jeunes gens: en Suisse on est beau=
coup plus relaché.

Les Ordres Monastiques sont par tout très rentés, et qui fait que leSentiment de Mr le Baron De Caussade.
mal qu’ils causent à la Société est très grand, par la grande quantité de
biens qu’ils otent au commerce. Si on dit pour les justifier qu’ils prient
Dieu dans les Eglises: cela est vrai, mais ils doivent peu s’en glorifier, parce
que la plupart le font machinalement, et malgré eux, sans que leur
cœur y ait aucune part; et cependant le service de Dieu demande
le cœur; sans quoi il ne sauroit lui être agréable. Sur ce qu’ils
possèdent le plus gros du Païs et qu’ils peuplent peu, Mr DeMontes
qui en remarque que les Païs Protestans qui n’ont pas de pareils éta=
blissemens chez eux l’emporteront avec le tems sur les Païs Catholiques
quelque supériorité que ceux ci aïent eu sur les prémiers au com=
mencement.

Le secret des Francs Maçons qui irrite aujourdhui les PrincesSentiment de Mr Du Lignon.
et les Particuliers contr’eux n’a rien qui dût produire cet effet, il
vient apparemment de ce que ne pouvant pas faire du bien à tout
le genre humain, on a voulu au moins en faire à gens qu’on con=
noitroit, et cela sans qu’on fût exposé aux reproches de ceux à qui
on n’en feroit pas.

Mais si quelques Princes s’en formalisent, il en est d’autres qui
ne s’en formalisent pas. En Angleterre le Roi, et le Prince de Galles
sont de cette Société et savent tout ce qui s’y passe. En général pour
faire l’apologie de cet ordre, il faut savoir que cette Société est
engagée à ne se mêler, ni de Religion, ni du Gouvernement et à
faire du bien.

Comme cette matière n’étoit pas épuisée & qu’elle pouvoit encor
donner lieu à beaucoup de réflexions importantes, Monsieur le Bour=
sier Seigneux s’est chargé de lire une Dissertation sur les abus et
sur les avantages des Sociétés particulières, dans la huitaine.

Note

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Etendue
intégrale
Citer comme
Société du comte de la Lippe, « Assemblée XXV. Du bon et du mauvais usage des sociétés (2e partie) », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 11 mai 1743, vol. 1, p. 271-294, cote BCUL 2S 1386/1. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/451/, version du 24.06.2013.
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