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« Sur le théâtre de société, par V. de Saussure », in Mémoires lus à Lausanne dans une Société de gens de Lettres, Lausanne, [19 avril 1772], p. 100-103
Des avantages et des
Desavantages des Theatres de
societé. Par Mr de Saussure Justicier
La question proposée est peut être plus difficile à resoudre
qu’elle ne le paraît au 1er coup d’œil. Le Philosophe voit
sortir de grands effets des causes, qui semblent petites, et ce
qui ne paraissait d’abord ne devoir causer de sansation
que dans une societé particulière peut quelque fois influer
sur le sort d’une republique.
Il faudrait être insensé pour revoquer en doute
l’agrément des Theatres de societés, ils remuent ils
favorisent les passions les plus cherres au cœur de l’homme;
Ils flattent également l’esprit et le cœur. Et pour les juger
sainement, peut être il faudrait commencer par oublier
les plaisirs qu’on peut y avoir gratis. J’Eprouve dans ce
moment que l’on écrit peniblement contre ce que l’on
aime, Je n’ose prononcer, et je vous prie, Messieurs, de
regarder ce que je vai avoir l’honneur de vous lire plûtôt
comme les difficultés et les questions d’un homme qui hesite,
que comme les decisions d’un Philosophe bien ferme dans
ses principes.
Il me paraît d’abord que pour juger sainement de l’utilité
ou des dangers des Theatres en general, et de de ceux de Societé en part...
<101> en particulier, il faut moins les considerer en eux même que dans leurs
effets et dans leur influence sur les mœurs et sur la Politique. Je pense qu’il
faut pour decider cette question examiner le gouvernement, le Caractere
l’etat et les ressources de la Nation, chés laquelle on veut les introduire.
Si les Theatres peuvent donner aux esprits une pente, des inclinations
et des gouts opposés à ceux qui doivent les animer, il est clair que dans
ce cas ils sont veritablement nuisibles. C’est ainsi qu’une Nourriture qui
convient à un estomach, peut être un poison pour un autre.
Dans un état vaste puissant et riche, et principalement dans
un état Monarchique, le luxe et les Arts qui marchent à sa
suite y sont Bien. Ce même luxe, ces mêmes arts sont la
Ruine d’une Republique, parce qu’ils y introduisent l’amour de
l’argent, la molesse le disparité dans les fortunes, la facilité de la
corruption; Ils détruisent la vertu, la severité et l’austerité des Mœurs,
qui sont le veritable et l’unique principe de tout gouvernement
Republicain.
Tout ce qui peut contribuer à attaquer ce principe, ce
fondement sacré d’une Republique ne scaurait être indifferent,
et je crains beaucoup que les Theatres en general, et même ceux
de Societé ne produisent cet effet.
Le Theatre suppose, et introduit même le goût pour tous
les Arts agréables, mais frivoles; Celuï de la Musique, de la
danse, et autres semblables. Il offre aux Citoyens un moien
facile de meriter les aplaudissemens & les destinations flatteuses,
que le mérite seul devrait arracher. Le jeune homme
trouvera cette route bien plus aisée que celle qu’exigerait
du travail et des sacrifices penibles. Il s’appliquera bien
plus à devenir un bon Comedien, qu’un Citoyen utile.
Je crois voir tous les esprits se tourner de ce côté; je n’entre dans
aucune maison où l’on n’apprenne un Rolle de Comedie;
Je croisvois le gout de la frivolité se communiquer de proche en
proche, et passer avec une rapidité inconsevable dans tous les
etats. On peut beaucoup espérer d’une societé composée d’ames
fortes, quoi que barbares et Cruelles; Mais que peut on attendre de celles
<102> de celles où les hommes sont, mous, effeminés, et denués de toute
energie. Sans doute, ils sontElle est déjà dans les Fers, ou ne tardera pas
à en recevoir.
Qu’on ne dise point que ces tristes effets ne sont qu’une suite
de l’abus du plaisir que je condamne. Voions les hommes comme ils
sont, et non pas comme ils devraient être. Tous les Peuples qui ont
sacrifié à ces plaisirs et à ces gouts frivoles, ont été des Nations
corrompues effeminées, déjà soumises ou bien près de l’être.
Les Romains avaient la fureur des spectacles, J’en conviens, mais
quels étaient ces Spectacles? Et qui étaient ceux qui y jouaient
des Rolles? A t’on jamais vû ces fiers republicains descendre
dans l’Arène, ou chausser le Cothurne? Et quand ils, s’abaisserent
Jusques là, n’étaient ils pas déjà aussi vils que ceux dont ils
prénaient la place.
Voilà ce qui fait à mes yeux le grand Crime des Theatres
de societé, C’est de repandre un gout de frivolité, qui n’est que
trop general, de substituer des occupations, et des gouts toûjours
inutiles, et souvent dangereux, à ceux qui doivent
remplir tous les momens des Citoïens vertueux.
Que ceux qui ont joué la comedie daignent répondre
avec sincerité à cette question. N’est il pas vrai que
cet amusement devenait une occupation serieuse? N’est
il pas vrai qu’il consumait inutilement presque toutes
leurs journées? N’est il pas vrai qu’ils en étaient serieusement
et profondement occupés? Et s’ils ont été assés heureux pour
éviter cet écueil, n’ont ils pas vû qu’il était celui de ceux
de leurs amis qui couraient la même Cariere.
Ce plaisir d’ailleurs, n’est il pas tres propre à introduire
le luxe? N’est il pas dispendieux, soit par lui même soit
par ses suites? Qu’une societé de gens aisés jouent la
Comedie, toutes les autres ne voudront elles pas l’imiter?
Voilà donc une Influence relle et funeste, que le
Spectacle de societé me paraît avoir sur les mœurs. Est il
même possible de l’éviter. Il y aurait encore beaucoup de choses
<103> choses à ajouter sur celle qu’elle doit avoir sur les femmes. Et si le Theatre
ajoute à leurs graces, ajoute t’il à leur modestie et à leur timidité? La
Morale de presque toutes nos pieces de Theatre est telle, celle qu’une Mère
desirerait à sa fille, un frere à sa sœur, un mari à son épouse? J’avoüe
que je ne le pense pas.
Voilà une petite partie des inconveniens que je trouve aux
Théatres de societé; J’attendrai vos avis, Messieurs, soit pour détruire
mes doutes, soit pour me confirmer dans ma façon de penser.
