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« Sur la théogonie des Grecs, par J. Polier de Corcelles », in Mémoires lus à Lausanne dans une Société de gens de Lettres, Lausanne, [12 mars 1781], p. 12-16
Question
Traitée par Monsieur Polier de Corcelles
«Si de tous les differens sistèmes que présentent les fausses Religions,
Celui de la Theologiegonie & Mythologie des Grecs, n’est pas le plus favorable au
bonheur temporel des hommes sur cette terre?»
La TheologieTheogonie des Grecs , fruit de leur imagination fertile & brillante, offre un
ensemble animé, des details seduisants, des Raports enchanteurs, un tout
radieux, qui n’en a que plus de Charmes, pour être alternativement
présenté sous mille formes variées & provocantes.
Elle se prete merveilleusement bien, à la poësie, à la peinture, à tous
les arts libéraux; et ces deux premiers avec celui de la sculpture ne
doivent leur invention qu’à la Mythologie; Elle en fut le berceau,
et le moyen le plus employé; Il n’est point d’Ouvrage agreable
qui n’y tienne de près, ou de loin, Il est une quantité de genres,
auxquels on ne peut reussir sans la Connoître: Elle sera sans
Cesse Consultée, & toujours plus ou moins suivie, tant qu’il y aura
des hommes. Mais
<13> Mais! qu’entre les diferens sistemes des fausses Religions,
elle soit celui qui peut le mieux contribuer au bonheur illusoire des Mortels?
{J’ajouteray le Mot d’illusoire, pour rendre l’enoncé de la question du jour
un peu moins choquant aux oreilles Chatouilleuses des Critiques Orthodoxes.}
C’est ce que je nie; Et je prétens pour prouver, que s’il est une fausse
Religion qui puisse atteindre à ce but, ce seroit bien moins celle de
l’Ancienne Grèce que Celle de Mahomet!
M’etant avec raison tenté jusqu’à présent d’etudier un peu ma
veritable Religion que je me reproche même de n’avoir pas aprofondie,
aussi scrupuleusement qu’elle comporte, je ne me suis guères apliqué
à épélucher ce tas d’erreurs qui constituent & différencient les autres.
Ainsy Messieurs, je n’entrerai pas présentement dans de longs
details, & j’abuserai moins de votre patience.
Vous y aurés à suporter de ma part, que deux seuls argumens,
mais qui me paraissent tranchants et décisifs, sur le point à
discuter dans notre assemblée hodierne.
L’un, contre la Théogonie des Grecs; en tant qu’elle ne pouvait
pas Contribuer à les rendre fort heureux, même sur cette terre; l’autre
en faveur de la Doctrine de Mahomet; come devant plutot procurer
à ses sectateurs cette prétendue felicité factice & mondaine.
Ce que j’ai à opposer aux Grecs, C’est la nombreuse bigarure & l’étonante
multiplicité de leurs Dieux. D’abord douze bien averés, & placés au Rang
Suprême désignés ensemble sous le nom de Consentes, auxquels on en
joignît bientôt huit autres, Selecti, choisis égaux en pouvoirs & prerogatives.
En voilà donc vingt du premier Calibre; suit une trentaine au moins de
ceux du Second; et quelques Cent d’autres petits Dieux, en sous ordre, & Deïtés
Subalternes, demi Dieux, Déotins & Déotines, Greluchons & Greluchones,
de l’Olympe: Chacun d’eux, avoit a peu près son culte, son Temple, ses Pretres,
Pretresses, & Mysteres. Rien de plus rejouissant; dira-t-on? et j’ajoute
rien de plus funeste, au bien être des foibles humains aveuglément
subordonnés à cette innombrable quantité de Tyrans redoutabes
& de petits Despotes.
Prétendre en faire dériver leur bonheur, ce seroit vouloir soutenir
que le sort le plus desirable pour les peuples seroit d’etre nés Esclaves, et
rigoureusement assujettis à flechir, sans interruptions, sous l’empire despotique
& le joug arbitraire de la Domination anomale, d’une Puissance Aristodémo=
cratique, dont tous les Membres, Souverains absolus, autant individuellement que
<14> que Collectivement tiendroient en main la force éxecutrice.
Comment se tirer sain & sauf de l’indispensable Contrarieté de tant de pouvoirs
disparates reunis?
Comment faire? sans s’exposer de part ou d’autre à des dangers menaçants &
inevitables; pour déferer aux volontés diverses de cette multitude sans cesse
renaissante; de superieurs jaloux de leur autorité la plus illimitée, & de Maîtres
Armés, toujours divisés entr’Eux! Au nombre des premiers Dieux dits Consentes,
se trouvoit pour le moins une demi douzaine de femmes; & de femes à pretentions;
à pretentions oposées; se heurtant les unes les autres. Or! je defie le Grec, le plus
Grec, & le plus retors de servir à la fois Vesta & Venus; d’Obeir en même tems
à l’Impérieuse et Incestueuse Junon, et à la reservée et pudibonde Diane, à
la décente Minerve, et à l’officieux Mercure; à la Déesse de la pudeur,
et au Dieu des Jardins; à Mars et à Janus! Ainsi des autres!
Venus dans le deshabillé le plus simplifié, recoit une pomme pour offrande,
des mains d’un jeune amateur; à qui la Deesse sans voiles, sans gare, sans art
et sans support, en présentoit elle même de plus apetissantes! Helas! la Constance
emblématique de cette troisième pomme; Le fils de Priam se fait sur le Champ deux
ennemies puissantes et implacables; de l’Irascible Junon toute radieuse encore de l’Eclat
du Diademe qu’elle venoît de poser et de la fière Pallas, armée de sa lance qu’elle n’avait
point voulu quitter, et prette à reprendre son Egide; dont elle jure en Courroux de ne plus se
desaisir, même dans les momens ou tout bouclier est inutile.
Le pieux Enée persécuté sans relache par la première de ces deux Deesses haineuses
fut aussi toute sa vie le jouet infortuné du Courroux Celeste. Quelqu’un se mettoît il sous
la protection immediate du Dieu de la foudre? Il etoit englouti par celui des Mers; un
autre avaît-il son recours exclusif à Neptune? Il etoit foudroié par Jupiter; Toutes les
Divinités s’accordoient à servir la vengeance les unes des autres; Elle se sacrifioient
mutuellement leurs victimes respectives prises à tour de Rolle entre les pauvres
humains; il ne restoit pour toute ressource aux plus favorisés de ceux ci que la Chance
d’etre Metamorphosés, quand ils avoient subi leur peine, ou la mort; à l’ordre de Jupiter,
ou de tel autre puissant protecteur, en quelque Créatures subalternes ou inanimées,
quel avantage! Aveugle! On ose tout, on brave tout, on suporte tout, jusqu'à
l'excès de l'Infortune.
Et sans doute, C’est le premier pas au bonheur; C’est son premier dégré; peut être
le seul, dont nous soyons susceptibles dans ce monde que de savoir soufrir; être
preparé aux évenemens, l’etre d’avance au Malheur, tout en profitant des
heureux succès lorsqu’ils surviennent; C’est le sort des predestinés Musulmans qui
<15> qui ne pouvant rejetter la faute des mauvais, ni sur eux mêmes ni sur leurs
semblables, se resignent à tout; La fatalité prononce, il faut y souscrire.
Être le moins malheureux possible, me paroit la seule espece de félicité laissée
aux habitans de cette terre; le plus ou le moins de douceurs passagères mises à coté
des peines opiniatres de la vie contribue sans doute à plus ou moins atténuer ce
sentiment inquiet & douloureux d’insufisance et de misère, partage indispen=
sable des foibles mortels.
Mais! ces legers soulagemens momentanés, seroient bien faibles, contre la série
des Maux Cuisans auxquels ils servent de lénitifs, sans l’espoir consolateur.
Or, de toutes les Religions controuvées, la Musulmane est Celle qui sans
exception établit le plus Certainement cette precieuse espérance.
Un fidèle serviteur du faux prophete est intimement convaincu qu’il ne peut
manquer d’etre heureux tot ou tard dès cette vie, et infailliblement pendant l’Eternité
de l’autre; cette persuasion Chimérique, ou non, équivaut dans une ame exaltée
à la Realité.
Mes Auditeurs présents, ne sont pas de ceux qu’on peut flatter d’émouvoir
par la vaine image des voluptés sensuelles; ils sont trop au dessus de ce
prestige enchanteur, pour que je m’avise de leur présenter aujourd’huy
come une nouvelle attribution de bonheur, toute à l’avantage de la seule Religion
Mahometane, le tableau vient du Paradis délicieux, qu’elle assure à ses zelés sectateurs.
J’observerai cependant, que l’idée réprésentative & Certaine de ce genre de
bonheurs dans une autre vie en devient un effectif des celle ci; Bonheur d’autant
moins précaire & plus réel, que Chaque bon musulman y jouït du privilège
précieux de se faire deja sur cette terre un paradis anticipé, composé à son Choix
de toutes les beautés qui peuvent être à sa disposition; C’est dans la varieté des
plaisirs les plus seduisans, que son prophete l’autorise à prendre dès icy bas
l’avant gout de ceux qu’il lui promet en foule dans un autre monde; ennivré de
voluptés, Caressant & Caressé tour à tour, si l’ange de la mort Azaziel, vient à la
fraper, C’est pour le transporter incontinent, sur le sein & dans les bras de ces
houris ravissantes, dont l’inaltérable virginité renait sans cesse avec les succès
multipliés de leurs heureux possesseurs; On ne sait laquelle de ces deux espèces
de Resurrection tant de fois répétées on doit le plus admirer; Cela vaut bien à mon
avis, d’etre metamorphose de façon ou d’autre; en Cerf, en Cigne, en Serpent, en hibou,
en laurier ou peuplier, en pierre ou Rocher, en écho même.
Cessons enfin de nous promener d’absurdités en extravagances.
Si les loix fondamentales de Cette societé ne nous prescrivoient pas un silence
absolu sur des verités autentiques & Consacrées, ce seroit ici le lieu Messieurs d'entrer
<16> d’entrer dans le detail consolant de tous les avantages inestimables d’une
vraye Religion; C’est elle seule qui nous faisant clairement sentir que le Souverain
bien n’est pas à notre portée dans ce monde, nous le laisse entrevoir dans un autre,
& nous offre les moyens d’y parvenir; Mais independamment de ma déférence à la sage
prohibition qui nous gêne à ne pas nous entretenir de ces objets respectables & solemnels,
je dirai mal ce que nous sentons si bien.
Je vai donc finir par vous ramener vers celui de vos regrets, ces aimables fous, les
Gentils Grecs qui me paroissent encore un peu vous tenir à Cœur, et pour vous laisser
sur la bonne bouche, je terminerai cet amphigouri par quelques vers:
Vers
Du Chevalier de Bouflers qu’on reconnaît à sa touche agréable, à son enjouement naturel,
à son gout delicat, et au sel Caracteristique des legeres poesies de cet auteur; le résultat de
celle ci, s’il etoit sérieux, vous donneroit gain de Cause.
Quand Homere Chante des Dieux,
À les adorer il m’invite,
Pour un apotre harmonieux
On Ouvre les Oreilles & l’on ferme les yeux!
De qui me charmera je suis le proselite,
Si l’on veut m’atraper il faut que le fripon
emprunte au moins un doux langage
Et pour m’en imposer un pretre d’Apollon
Vaut mieux qu’un Curé de Village
Je suis beaucoup trop gai pour être bon Chretien,
Notre foy n’est point amusante
j’aurois été meilleur Payen,
C’est que leur Doctrine est riante,
Cette tendre Venus qui j’adore en secret
Publiquement alors est reçu mon homage,
L’amour que nous fuions alors on l’adoroit,
l’univers etoit son ouvrage,
Aux Dieux ainsi qu’à nous, l’amour donnoit des Loix
Le sylphe dans les Airs Caresoit sa syphide
Le Triton sous les Eaux baissoit la Nereïde
La Driade agaçoit le faune dans les bois;
La Naÿade bruloît sous l’onde,
Et jusqu’aux entrailles du Monde
Du plus Charmant des Dieux tout entendoit la voix,
A chaque pas, un buste une Colonne, un temple,
S’offroit au voyageur l’arretoit en Chemin,
Souvent C’etoit un faune un Satire un Silvain
Un Dieu Ferme au rire Malin
Un Priape de bon Exemple.
Un bon Payen trouvoit dans sa Religion,
Au lieu de nos Dogmes austeres
Le bonheur pour devoir, le plaisir pour mystère
Oh! l’heureuse devotion
contre une aussi touchante fable
Quel philosophe eut disputé
bien rarement on est tenté
de sortir d’un reve agreable
Et lors que l’erreur est aimable
Pourquoy chercher la Verité?