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« Sur les manufactures et le commerce à Lausanne », in Journal littéraire, Lausanne, 24 février 1782, p. 94-100
<94> Assemblée du 24 Fevrier. Monr de Montolieu
President. Presents Mrs Constant Verdeil
Le Juge Saussure, Mr de Morrens, Levade
Bugnion, Sayer visitant. Gillies Secretaire
Question. Quells sont les avantages de la ville
de Lausanne par rapport aux manufactures
& au commerce, & quelles sont les circonstances
qui s’opposent à leur prosperité. Cette
question, local & particuliere, mais d’autant
plus pratique & utile, a occasionné un excellente
memoire de Mr Constant. Il debute en obser=
vant que, quand on reflechit sur les etablissmens
utiles à un païs, on remonte naturellement aux
grands hommes qui s’en sont occupés. Il est
difficile, en particulier, de parler d’agriculture
& des manufactures sans penser aux
noms celebres de Sully & de Colbert, dont
le premier a accordé la protection ministeri=
elle aux travaux des champs & le second a
detourné la faveur du gouvernment vers les
fabriques. L’on reproche à Colbert d’avoir
fait plus de mal que de bien à sa patrie,
d’avoir depeuplé les campagnes, & surchargé
les villes d’un peuple immense & miserable
& toujours à la veille de mourir de faim.
Mr Necker, pourtant, a justifié les vues
de ce ministre, & le gout de son maitre
Louis 14 qu’on accuse à tort d’avoir
preferé le clinquant des manufactures
à la poule au pot du cultivateur.
<94v> Cet habile financier & politique a scut voir
que sous le regne de Louis 14 la France
etait precisement dans le point de
population & d’abondance que rendoit
l’etablissement des manufactures utile & même necessaire au
Royaume. D’après cette observation l’on
voit que pour l’etablissement des
manufactures, il faut la population &
l’abondance; auxquelles on peut ajouter
le genie pour les mettre en œuvre.
La question donc est bientot decidée. Au
premier coup d’œil, l’on voit que
Lausanne n’a ni grande population
ni grande richesse, & eût elle du genie
comment trouver d’aliment à son activité?
Mr Constant recherche les causes
de cette malheureuse disette, lesquelles
il indique avec un liberté honnête &
une prudente hardiesse, qui fait autant
d’honneur à ses lumieres qu’à son jugement.
Nous vegetons, dit-il, sous la domination
heureuse d’une aristocratie qui tient
un tres grand pais dans la dependance
sans force active, elle se soutient par
la douceur & l’uniformité de son admi=
nistration, La grande politique est de
tenir le sujet en repos afin de n’avoir
rien à reprimer. Ce gouvernement
n’aime ni le feu du genie, ni la chaleur de
l’ambition, ni même l’avidité pour les
richesses! L’aristocrate est content de
<95> regner parmi ses egaux. Son unique objet est
de parvenir aux premieres places, ou de s’y
maintenir. Il ne possede & ne desire pas, le
genie createur. Le bien de la patrie entre peu
dans ses idees. Il veut du credit & point de
gloire. Si l’on veut une preuve bien sensible de l’influence
du gouvernement sur les manufactures & le com=
merce, il n’y a qu’à comparer ce païs avec celui
de Neuchâtel. Le sol est à peu près le meme
dans tous les deux. Même lac pour l’exportation
des marchandises, memes coteaux couverts de
vignes, memes montagnes cultivees pour les champs
& pour les paturages, meme gout pour le
service etranger & l’emigration. Le gouvernement
seul differe. A Neuchâtel, l’eloignement du
prince & les privileges de l’etat, otent tout pouvoir
au despotisme. La domination souveraine s’y
appercoit à peine. L’esprit & le genie peuvent
y jouir de toute leur energie, sans rencontrer aucun
obstacle, ni dans la police local, ni dans les
droits des representants des princes, ni dans les
prejuges & la vanité des familles nobles, dont
le nombre est trop grand, & la consideration
trop petite, & peut être, les idées trop eclairées
pour qu’elles pretendent de mettre à la mode, &
de reduire en systeme, les principes insensés
& destructifs d’une orgueilleuse faineantise. Aussi
à Neuchâtel à chaque pas on rencontre
une manufacture, tandis que dans le païs
de Vaud on n’en voit pas même l’ombre
actuellement; celles qu’on avoit autrefois
<95v> etabli ayant perï en naissant, & souvent
entrainé la ruine des entrepre=
neurs. Cependant dans ce pais ci, il y
a des villes, telles que Vevey & Morges,
qui étant au bord du lac, & ayant de
petites rivieres auprès d'elles, semblent
de posseder tous les avantages physiques
necessaires pour reussir. Le charactere
de la partie dominante s’impresse naturelle=
ment sur leurs sujets. Mais peut etre
l’apathie aristocratique n’est elle1 mot biffure pas
l’unique cause de la paresse & de l’inertie
de notre peuple. Cinque ou six generations
suffisent à peine d’effacer les traces du
collier de la servitude que nos ancêtres ont
porté. La domination de Savoie se fait
toujours resentir. Le peuple entreprend rien,
& n’ose rien entreprendre; & les gens de
condition, retenant toujours l’esprit frivole
& lâche de courtisans, & asservis à la vaine
ambition des noms & des titres, rejettent
la veritable gloire d’etre les bienfaiteurs
de la patrie. Independamment de ces
desavantages communs à tout le pais de
Vaud, Mr Constant trouve d’autres
encore qui sont particulierses à la
ville de Lausanne. Dans toute espece
de manufacture il faut un grand nombre
de subalternes que vont au travail sous
peine de la vie, & qui se contentent
de la petite retribution pour vivre
<96> du jour à la journée. Ces superbes etoffes
destinées à la magnificence des rois, sont
tramées par les mains de la misere. Or
cette classe, la derniere de la pauvreté,
manque absolument à Lausanne. Le
manque d’eau, ou au moins d’une riviere, est
un autre obstacle à l’etablissement des
manufactures à Lausanne: le Flon, etant
encaissé dans le fond d’un ravin, ne donne
aucune facilité, & Mr C. a toujours entendu
dire que ses eaux n’avoient aucune qualité
pour la teinture. Si malgré ces difficultés, &
une malheureuse experience, on entreprendroit
encore d’etablir une manufacture de toile de
coton pour l’Indienne, il faudroit pour reussir
un concours general entre tous les membres
des etablissements charitables. Les magistrats
devroient y concourir soit par les Prix & l’en=
couragement, soit par la direction generale &
particuliere. La depense ne seroit pas considera=
ble. Deux ou trois milles ecus suffiroient pour
faire l’essai. Si le projet reussit, c’est à dire
si le peuple pût etre engagé à filer le coton &
à faire la toile, on troveroit un debit facile
à cause des manufacture d’Indienne de Genève
& de Neuchâtel. Ce qui doit en encourager
l’essai c’est que tous les cotons des manufac=
tures de Zurich passent par Lausanne
& reviennent dans cette ville, & dans tout
le païs, en Toiles & en Mousselines. On
<96v> gagneroit au moins le voyage de
Zurich & le retour. Apres avoir fait
cette proposition, Mr Constant, pour
ainsi dire, retourne sur ses pas, hesite,
& temoigne ses doutes, si l’on doit la
mettre en execution. Il demande si
l’etablissement des manufactures seroit utile à Lausanne
tandis que l’agriculture languit, & que
dans presque tous les villages, une partie
des champs reste inculte; malheur
occasionné, non pas par les services
etrangers que ne consument que fort
peu de monde, mais par la manie
d’emigration pour exercer toute sorte
de metier, & pour chercher fortune loin
d’un pais où l’on est tenu dans un etat
de dependance, & dans le degout de tout ce
que peut donner ressort à l’activité
au genie & aux vertus. Le discours
de Mr Constant, rempli des faits utiles &
de reflexions justes, a eté entendu avec une
approbation unanime. L’Assemblée degenera
en conversation. Mr Le President fit l’eloge
du discours, & releva la noble mais decente
liberté avec laquelle on avoit indiqué la
source du malheur. Il louoit les expressions
choisies & courtes dont L’orateur s’etoit servi.
En general il pensoit comme Mr Constant,
& croyoit seulement qu’il avoit admis
avec trop de facilité la justification de
<97> Colbert par Mr Necker. On reprochoit au
ministre du commerce, & on lui reprochoit avec
justesse, non pas qu’il avoit introduit & en=
couragé les manufactures, mais que pour les
encourager, il avoit ruiné l’industrie du
pauvre campagnard. Il avoit humilié de
plus, ceux qui n’étoient deja que trop
humbles. Tous les privileges etoient pour l’artisan;
toutes les difficultés & les genes pour le mal=
heureux agriculteur. Colbert oublioit que le
travail des champs fournit l’aliment à
tout autre travail. Par des loix injustes
& cruelles il enleva les mains à cette branche
d’industrie, la plus utile, la plus necessaire,
la plus essentielle de toutes. Il gena, il tour=
menta les pauvres paysans françois, & les
reduisit enfin à cet etat d’abattement &
de misere dans lequel ils vivent, & d’où il
sera si difficile de les tirer. Mr Bugnion
ajouta son suffrage aux vues saines & eclairées
du discours; mais prevoyoit bien de difficultes
à leur execution. Le prix des denrees, la
cherté excessive de toute sorte de main d’œuvre
à Lausanne, formoient des obstacles invin=
cibles aux succés des manufactures. Il
etoit impossible de les cultiver par des
voies ordinaires; parce qu’on ne pouvoit pas
les fournir a aussi bon marché que nos
voisins; & quant aux etablissements char
<97v> charitables, il etoit, depuis longtemps,
membre de l’ecole de charité, & avoit
toujours vu avec regret, le peu de
resources fourni par de telles fondations
pour l’encouragement de l’industrie. Ceux
qui sont maintenus par la charité sont
peu disposés à travailler pour vivre; ils
cherchent la subsistance, non pas les
richesses; & quand il y a deux voies
de la trouver, ils emploieront toujours
la plus facile. Pourquoi acquerir par
la fatigue de leurs bras, & la sueur
de leur fronts, ce qu’ils obtiennent si
facilement de la generosité des autres?
Mr Levade rencherit sur cette remarque.
Il observoit que vint enfans agés de
dix ans & plus, avoient gagné par le
travail de six mois la somme de
treize francs. Il croit pourtant que
le charactere, la paresse nationale, entrât
pour beaucoup. Elle descendoit d’une
generation à une autre. Les peres, & les
meres surtout, n’aimoient pas que leurs
enfants fussent genés. Elles laisaient des
plaintes ameres sur ce sujet. Mais c’etoit
au gouvernement et aux loix de corriger
ce vice radical, ce penchant malheureux
à l’indolence que sembloit de s’etre
<98> emparé des personnes de toute condition dans cette
ville faineante. Il etoit persuadé que la
nonchalance des Lausannois, bien plus que ni
les defauts du local, ni la gene d’un souverain
aristocratique, occasionnoit le mal dont on se
plaignoit. Le magistrats de Berne avoit fait
plusieurs tentatives pour introduire, ou pour en=
courager des manufactures à Lausanne. Ils n’etoient
pas en faute. Ils suivirent la route ordinaire
des legislateurs modernes, qui ne pretendent pas
de changer le caractere de leurs sujets. Voilà
pourtant le plus grand effort de la legislation. C’est pour
quoi il approuvoit extremement de telles questi=
ons & de tels discours, qui pourroient contenir
le germe des decouvertes utiles, & des essais heureux
desquels, sous la protection d’un gouvernement
equitable, chaque pere de famille, chaque magistrat,
chaque maitre, pourroit tirer parti, selon que l’occa=
sion s’en presentoit, pour le bien de la patrie.
Mr Le Docteur Verdeil justifia l’observation
de Mr Levade par rapport à l’encouragement du
souverain. 1 mot biffure Les magistrats de Berne parti
avoit preté vint mille francs pour soutenir
une teinturerie à Lausanne. Mr Le Docteur
admettoit les inconveniens du local, aussi bien
que la malheureuse paresse du peuple. La
cherté des denrées de la premiere necessité,
le defaut de population & d’argent formoient
<98v> de grands obstacles. Les droits municipaux,
les maitrises, l’ecole de charité, la bourse
françoise formerent d’autres encore, pas
moins grands. Mais d'autant que les
etablissements charitables, gouvernés selon
le système actuel, sont nuisibles à l’industrie,
autant bien dirigés pourroit ils devenir
favorables à cet objet. Mr Verdeil entra
dans un detail interessant sur les meilleurs
moyens de les rendre utiles; & conclua, en
exhortant les membres de la societé, d’ex=
aminer à fond un sujet, qui paroissoit
si bien meriter leur attention. Mr
Sérvan, qui etoit survenu, expliqua avec
beaucoup de precision & de clarte, les circonstances
generales qui favorisent l’etablissement de
manufactures dans un païs quelconque.
Il ne trouvoit aucune de ces circonstances à
Lausanne. Il distingua les manufactures
en celles qui peuvent etre exerces par
des individus, & de celles qui exigent des
communautés. Les dernieres demandent
particulierement le soutien du gouvernement;
mais seroit il possible de les soutenir dans
un païs si peu favaurable que celui de Lausanne?
En general les pais de vignes produisent moins
de fruits nourriciers que ceux de blés & de champs.
Ils sont par consequent moins peuplés; &
sans une nombreuse population comment
<99> cultiver les manufactures? Mr le President
prit la liberté de revoquer en doute que
les païs de vignobles fussent moins peuplés
que les autres. Il ne voyoit aucune raison
pourquoi cela dût arriver; & il etoit persuadé
que les faits, bien examinés, ne confirmeroient
pas une telle supposition. Les terres en vigno=
bles produisent, il est vrai, moins de fruits
nourricieres, mais ils produisent plus en
argent; la culture des vignes emploie plus 3 caractères biffure
des hommes; fournit l’objet d’un commerce plus
considerable, & rend ceux qui le possede plus en
etat d’acheter tout ce qu’est necessaire au bien
être des familles nombreuses. Au reste ces opini=
ons peuvent se reconcilier. Tite Live rend, avec son
elegance ordinaire, le sentiment de Mr Sérvan, c’est
en parlant d’Hannibal qui se trouvant dans un
païs de vignes, fut engagé à chercher une
situation plus avantageuse; quia ea regio presentis
erat copiae, non perpetuae; arbusta vineaeque, &
consita omnia magis amoenis quam necessariis fructibus.
Il est clair, donc, qu’en supposant une contrée i2 caractères biffureale
tout à fait isolée, qui ne pourroit profiter du commerce
d’aucune autre, & qui seroit dans la necessité de se suffire
à elle meme pour tout, d'autant que le plus la quantité de
vignobles excedanteroit la proportion des champs, autant le plus
dans une telle contrée, seroit la diminution des
vivres, & par consequent de la population. Mais
aussi tant que vous aurrez les ports d’un tel
païs, & que vous permettiez le commerce
<99v> etranger, le superflu du vin devient
capable de suppleer le defaut du blé; &
ce superflu, egalement avec le marbre de
Carrare, la soye de Lyon, & l’acier
de Birmingham (choses encore moins
nourricieres que le vin) servira à augmeneter
les richesses la population, enfin à nourrir
les habitans du paÿs qui le produit; & si
la recolte du vin vaut plus en argent, que
celle du blé, elle suffira pour nourrir 3 caractères biffure
plus de monde. Mr Saussure de
Morrens est persuadé que la Ville de Lausanne
ne convienne pas aux manufactures, & que
les manufactures ne conviennent pas à elle.
Le genie du peuple est tourné vers l’agricul=
ture, qui demande tous leurs soins, les=
quels ne pourroient pas être employe si
avantageusement dans aucun autre objet.
§ Mr Le Juge Saussure pense de même.
Les fabriques conviennent nullement à
Lausanne. Il n’y a ni genie pour les
entreprendre ni argent pour les soutenir.
Il n’y a ni matiere premiere chez nous, ni
la facilité de l’emporter d’ailleurs; ni
population, ni industrie, ni les moyens
d’en debiter les fruits. D’ailleurs nous
habitons un sol ingrat & sterile, qui
rend à peine cinque fois ce qu’on
jette dans son sein, & cela, à force
<100> des engrais couteux & d’un travail sans cesse.
De detourner les bras de ce penible, mais
necessaire travail, feroit la ruine de l’agricul=
ture, l’occupation naturelle de l’homme, la
plus honorable, la plus utile de toutes, de
laquelle ingrate comme elle est chez nous, ne manque
pas pourtant d’être plus favorable qu’aucune autre
qu’on pourroit lui substituer, à la santé,
aux mœurs & au bien être de ceux qui
l’exercent. Les observations de Mr Le Juge,
& de plusieurs autres membres, qui avoient
preferé le travail des champs à toute autre
espece d’industrie, ont engagé la Societé
à choisir la question suivante pour l’examen
de la dimanche prochaine «Lequel est plus
convenable à la ville de Lausanne, de se
borner à l’agriculture, ou d’etendre ses vues
aux manufactures & au commerce?»