Transcription

Clavel de Brenles, Samuel, Lettre à Etiennette Clavel de Brenles, [Zurich], [septembre] [1776]-[octobre] [1776]

Ma trés chere mere,

Je commencerai cette lettre si vous voulés le permettre par une traduction d’un passage
d’un auteur allemand que je viens de lire. L’idée men a paru drole, je vous l’envoie
parce qu’il parle des françois, l’auteur vient de parler des femmes qui affichent le titre
de savantes il continue ainsi « tout lecteur sensé doit se recrier avec moi sur l’impertinence
des françois, qui donnent dans lesurs femmes le nom de foible, a ce qu’ils font gloire eux meme
d’avoir; cela peut encore moins se concilier avec le respect qu’ils leur temoignent en toute
occasion, et 1 mot biffure l’affectation avec laquelle ils se publient leurs esclaves, au reste l’on ne peut assés
louer la grandeur d’ame avec laquelle les femmes de cet ordre repoussent les marques de l’en=
vie reelle qu’ils leur temoignent a cet egard; ils sont forcés de lire avec plaisir ces productions
du genie femelle qui ont enrichi depuis leur litterature. Ils les accusent de n’avoir
ni profondeur ni solidité, d’accord, mais qu’ils considerent qu’elles ne font que de commencer,
qu’il y auroit de l’injustice a leur demander ce que ne possedent plus leurs auteurs modernes.
De fortes raisons me portent a croire que les femmes tiendront bientot chez eux dans les
sciences le meme rang que les hommes ont tenu jusqu’a present, ne voions nous pas a
toute heure leurs lettres baisser et quel genie vont ils produire; Voltaire est celui dont
ils se glorifient le plus, mais qu’un juge impartial lise ses ouvrages non ceux qu’il com=
pose a present (cela serait injuste, on n’attend que des radotages d’un vieillard) mais
ceux qu’il a fait dans la fleur de son age, il trouvera seurement qu’une femme juge impartial 
seroit en etat de les corriger. Encore une preuve de la decadence de leur siecle, c’est
que l’incredulité a si bien pris parmi leurs philosophes 1 mot biffure et leur esprit se
fortifie tellement tous les jours, qu’ils seront bientot aussi hors d’etat de penser que
de comprendre; Comme par une espece de singularité, les lettres n’ont fleuri ches
eux que dans ce tems de barbarie ou les gens d’esprit tenoient au prejuge qu’il y
a un Dieu, et qu’elles n’ont baissé qu'à mesure qu’ils ont eu le courage de le secouer.
les femmes qui sont en grande partie encore entichées, pourront bien
prendre le dessus, jusqu’à que par une progression naturelle leur esprit se
fortifie aussi, alors tout tombera. Vous trouverés la beaucoup d’idées louches, cela ne peut
etre autrement dans une traduction d’une langue dans une autre dont l’esprit est
totalement different. Si 1 mot biffure cette galante prediction était aussi bien fondée dans tous
ces points que dans celui ci, que nos lettres tombent, il seroit immanquable, mais
malheureusement le sexe ne se donne pas assés de peine pour la faire reussir,
je dis malheureusement, car quels avantages infinis ne retirions nous pas de
cet arrangement. Un ouvrage de femme 2-3 mots biffure profondeur qui seroit aussi profond auroit le grand
avantage d’etre parfaitement compris par les hommes, ce qui est actuellement
tout le contraire c’est a dire nos livres modernes sont superficiels et avec cela
obscurs; outre cela quel plaisir n’auroit pas un jeune homme de recevoir au
lieu d’etrennes de la belle main de sa maitresse un poeme epique qu’elle
auroit composé, mais a quoi pense je de vous debiter des sottises pendant que
j’ai des choses plus interessantes a vous dire. C'est
1 mot biffure Je trouve tous les jours
plus de plaisir dans la compagnie que je vois ici quoiqu’elle soit fort petite.
Mr Lavater qui a le plus profond respect pour les femmes qui connoissent 
<1v> d’autre esprit que celui du Wisk me parle fort souvent de vous, et a grande
envie de vous
voir, il m’a promis que des que je serois marié il viendroit a Lausanne
pour faire votre connoissance et celle de ma future femme dont il se forme d’avan=
ce une haute idée: je lui ai montré 1 mot biffure
la lettre ou vous vous defendés d’envoier
votre portrait, nous n’avons trouvé ni l’un ni l’autre vos raisons aussi bonnes que
vous les avés trouvées, un homme qui a autant vu de caricatures que lui en
sa vie, distingue au premier coup d’œil ce qui n’est pas en harmonie avec
le reste du visage, nous esperons donc que si vous n’avés pas de meilleures
raisons vous nous l’enverrés, si vous vous y determinés, vous fériés bien de
le faire faire en profil, en petit craion on juge beaucoup mieux des
phisionomies en profil qu’en face, pour vous gagner encore mieux je
vous dirai a l’oreille que M
r Lavater prend un certain guignon contre
ceux qui ne veulent laisser tirer leur portrait; c’est meme une
des raisons,
pour laquelle il n'a pas pris une bonne idée de Mr Tissot.

Lundi au soir.

Je viens de relire ce que j’ai ecrit il y a quelques jours, je suis surpris davoir pu
ecrire le commencement, mais je suis trop paresseux pour recommencer, il est re=
gulier comme mon gout varie, j’ecris ordinairement sur des feuilles volantes
ce qui me vient dans l’esprit, et souvent il m’arrive de les dechirer les jour
suivant apres les avoir relues, il en est de meme de mon humeur, je suis
quelquefois gai jusqua l’exces meme jusqu’au delire sans raison, d’autrefois
extremement serieux, je suis sur que de dix personnes qui m’ont vu une
fois et dans differentes occasions il n’y en a pas deux qui saccordent dans
le jugement qu’ils peuvent porter de moi, je crois que l’etat ou je suis a pr
esent
est le plus ettonant de la vie de l’homme, cest le commencement du 1 mot biffure
du neant a l’immensité, je crois que j’y arrive il me semble un peu plutot que l’on y 
arrive ordinairement, je sais qu’on est insupportable quand on ne parle
que de soi, comme je ne veux pas l’etre pour vous si je puis, je vous parlerai
d’autres choses, j’ai passer la journée hier avec les comtes Potoki, je les
ai condui chés mr Lavater ensuite chés Mr Gesner le poete, comme c’est la
premiere fois que j’ai eu occasion de parler avec lui je vous dirai ce que j’en
pense, qui sera peut etre ford different de l’idée que vous en avés peut
etre
prise et qu’on doit prendre en lisant ces ouvrages, il m’a donc paru
inconcevable queil l'homme ait pu sortir une seule ligne des idilles
fameuses d’un homme qui porte une phisionomie aussi commune
<2r> et une conversation aussi triviale que Mr Gesner, vous trouverés que j’outre
je vous le pardonne bien, mais venés le voir et ensuite si vous le trouves apres l’a=
voir vu de mona vie je ne dis un mot sur ce que je pense d’une personne,
en recom=
pense je suis enthousiasmé de ses desseins et de ses gravures, c’est la nature
meme, je pourrois maudire cette nature d’aller se placer, je ne dirai pas
dans le cœur mais dans la plume et le
burin d’un etre de cet espece, c'est assés
chicaner le pauvre Gesner qui ne peut pas se defendre; nous avons été
encore chés un autre professeur du meme nom, qui a un très beau cabinet d’histoire
naturelle, pour celui ci nous en avons été parfaitement contens c’est la
la patience, la bonté et la douceur en personne, il n’a pas tenu a lui
que nous n’ayons pas laisse la examiner une seule piece de son immense cabinet, sans

1 mot biffure de la sur la montagne de Sion chés le patriarche Bodmer qui est
toujours le meme extremement vif et grand ennemi de Voltaire; 
J’ai
examiné pendant toute la journée tous les mouvements et les sentimens
de ces deux comtes et de leurs gouverneurs, le meilleur des quatre est surement
le comte cadet mr Lavater en a aussi jugé la meme chose, l’ainé a beaucoup
de vanité de penchant a la volupté et l’esprit faux, MBlikowki n’a pas
je crois de caractere bien decidé ou il est bien caché mr
Constançon est un
homme d’un esprit fort commun et le cœur tres froid, vous croirés que
j’ecris ceci d’après
l’oracle, mais comme je suis bien aise que vous sachies que
j’ai aussi un peu de penetration je vous dirai que la plus grande partie 
de ces jugemens ne sont que ratifiés par Mr Lavater, et que je les lui ai
dit le premier, c’est ma coutume ordinaire, comme il vient souvent des e=
trangers chés lui et que j’y suis aussi souvent, des qu’ils sont sortis de la
chambre, je dis ce que j’en pense a mr Lavater et lui me le dit ensuite.
Pour l’honneur de la verite vous dirés de la vanité il faut que je vous
dises que nous nous rencontrons tres souvent la difference principale
est que je juge plus en mal et lui plus en bien. La vue des comtes
m’a fait quelque plaisir en ce qu’elle m’a un peu rappellé Lausanne,
d’ailleurs elle m’a fait faire cette reflexion 2 mots biffure que c’est un
phenomene extrement rare que de rencontrer des sentimens dans
un homme élevé des son enfance dans le monde, 
c'en est un un
encore bien plus rare que d’y rencontrer un philosophe, le monde 
<2v> 
a ses prejugés aussi forts que la religion et plus difficile a secouer, parcequ'on
n’a pas autant d’occasions de s’eclairer dans l’un que dans l’autre, je ne sais pas
quel est le Dieu des gens du monde mais le ridicule est leur Diable, un jeune
homme dans le monde n’a aucune occasion pour mediter seul pour entrer dans
son cœur et pour chercher a le connoitre, ce qui avec la conversation des gens de 
genie 
et sans prejugé fait le philosophe.

Mercredi au soir.

Il fait un tems epouvantable de la pluie, et un vent terrible je n’en suis que
plus tranquille, j’aurais encore un million de choses a vous dire mais ma lettre
n’est deja peut etre que trop longue pour vous, je les garderai pour une autre, j'ai
encore un point sur lequel j’aime aussi peu parler que vous entendre; Mr La=
vater m’a remis au mois de Juillet les quinze Louis que vous avés donné a mr
Chintz, votre intention etoit comme vous me l’avés ecrit, qu’il les gardat pour
en diriger la depense; il auroit été d’une tres grande indiscretion a moi de
l’obliger a s’en charger, connoissant l’importance et le nombre de ses occupations,
il me les a donc remis sans que je pensasse a les lui demander et je puis vous assurer
que je n’en ai pas été bien aise n’etant absolument point acoutumé, a avoir
en main cette espece de depense, j’ai depensé cet argent avec trois louis que
Mr Lavater m’a avancé depuis qu depuis ce tems jusqu’a present, la principale
partie, dans les voyages que j’ai fait cet été avec mr Lavater, ce sont des occasions
qui ne reviendront pas, et dont il est je crois bon que j’aie profité, j’ai payé
aussi une partie de mes leçons, l'autre j’en dois encore une autre partie,
j’ai fait faire aussi un habit pour cet hiver, avec culottes et veste noire, et des
souliers qui ne sont pas paiés, je crois qu’il faudra qu’ils le soient sur la
fin de l’année, j’ai surement fait quelques depenses dont je pouvois me
passer mais je n’en ai pas fait de mauvaises, je vous prie de me pardonner ce
peu de lignes, sur une matière d’interet je vous ai deja dit qu’elle m’est aussi
desagreable qu’a vous: J’attendrai impatiemment de vos nouvelles et de celles
de nos parens et amis je vous prie de les assurer tous de mes respects
et des souhaits que je fais pour leur bonheur; vous m’aves dit je crois que
ma cousine est malade, je vous prie de me rassurer dans votre premiere
lettres dites s’il vous plait a Cesar que je fais beaucoup de progrès dans
le clavecin et qu’il n’a qu’a se depecher s'il ne veut pas que je le devance

Je vous prie de me garder toujours ma tres chere mère
comme votre tres respectueux et
affectionné fils S. D.

Ma lettre ne partira je crois que samedi.

Note

  Public

Ajout en haut à gauche du premier folio: "n° 20."

Note

  Public

Transcription réalisée dans le cadre de l'étude de B. Lovis, "La réception de Lavater à Lausanne à travers la correspondance d'Etiennette et Samuel Clavel de Brenles", xviii.ch, n° 11, 2020, p. 86-105.

Etendue
intégrale
Citer comme
Clavel de Brenles, Samuel, Lettre à Etiennette Clavel de Brenles, [Zurich], [septembre] [1776]-[octobre] [1776], cote ACV PP 1055/6. Selon la transcription établie par Béatrice Lovis pour Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/1151/, version du 11.11.2020.
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