Transcription

La Harpe, Frédéric-César de, Mémoires. Première période, 1754-1795 (Cahier A), Plessis-Piquet, [Lausanne], 1804-[1837]

Cahier A

Le 12e Floreal XII. (May 1804)
Lettre adressée à Mr Tschokke
qui m'avoit demandé des renseignemens
sur mes faits et gestes 

Il me seroit impossible, dans
ce moment, de vous envoyer
tout ce que vous paroissez desirer.
Dabord, le tems me manque
et la prudence le deffend.
Les calomnies auxquelles je fus
si longtems en butte, n'ont rien
changé au plan que je me tra=
çai après le 7. Janvier 1800 .
J'ai voulu donner à mon juste
ressentiment, le tems de se calmer,
afin d'être en état d'éxaminer
avec impartialité, les évênemens
passés sur lesquels j'ai conservé
beaucoup de documens.

Lorsque le mauvais tems me
force à quiter la bêche ou la
serpe, je m'occupe quelquesfois
à mettre en ordre les matéri=
aux rélatifs à mon adminis=
tration, mais, à moins de cir=
constances que je ne prévois
guêres, je ne publierai mes Mé=
moires que lorsque je pourrai
jouïr de toute mon indépendance;
jamais je ne fus, et ne serai la
créature d'autrui. Quod si vita
suppeditet
, res gestas durante
Republica Helvetica et Imperio
Helveticae
Pentarchiae uberio=
rem securioremque mate=
riam senectuti seposui: rara
temporum felicitate, ubi
sentire quae
velis et quae sentias,
dicere licet.
  (Tacit. Hist. Lib. 1.
§.1.)

Vous n'aurrez donc que des
fragmens correspondans à 4
périodes:, la dont la 1ère com=
prendra ce qui a précédé mon
retour de Russie en 1795, la
2de, ce qui s'est passé dès lors
jusqu'à mon 1 mot biffure en=
trée au Directoire, en Juillet
1798, la 3e les évênemens
arrivés depuis cette époque
jusques au 7e Janvier 1800.
c'est à dire la Période de
mon administration directoriale,
la 4e enfin, ce qui s'est passé
depuis, jusqu'au moment où
je vous écris.

<2> 1ère Période

Je suis né à Rolle, gros Bourg
du Canton de Vaud, en 1754, de
parens peu favorisés de la fortunése, mais jouïs=
sant de la considération géné=
rale, et appartenant à ce qu'on appe=
lait la Noblesse qui ne jouïssait
dans le Pays de Vaud d'aucun
privilège.

Mon père, ancien militaire, qui
avoit des connoissances et surtout
beaucoup d'esprit et d'amabili=
té, fut mon premier maitre
et mon meilleur ami.

Son père et son ayeul avoient
jouï d'une telle réputation de
probité et de vertu, que la
mémoire en étoit encore fraiche
dans mon enfance. A cette
cet âge des premiéres impres=
sions, leur éxemple me fut
souvent cité par les homes du
peuple auxquels ils étoient
encore chers, avec accompagné de l'exhortation
de marcher sur leurs traces, et
l'un de mes premiers souvenirs
est d'avoir versé de chaudes
larmes, en contemplant le por=
trait de mon ayeul, devant
lequel lequel mon père m'avoit conduit et auquel et auquel je je fis le serment tacite
d'aimer, come lui, la Justice
et le peuple.
d'être un jour un citoyen probe
et utile et vertueux.

Je suis donc né d'un sang
vertueux, essentiellement ami
de la cause populaire. Après
cela, je pourrois me dispenser
d'ajouter que ma famille
appartientoit à ce qu'on
appeloit alors, la noblesse
du Pays de Vaud, si cette
circonstance n'expliquoit pas
la haine que m'a vouée cette
Caste, aux yeux de laquelle j'ai
passé pour un faux frère.

Une injustice que j'éprouvai
dans mon enfance, et de laquelle
date mon premier Souvenir,
a peutêtre contribué à créer
en moi, cette aversion insur=
montable que j'éprouvai cons=
tament, pour ceux qui se
croyent le droit d'être injustes.
Encore, à cette heure, malgré
mes 50 ans, et malgré l'expé=
rience du passé, le récit d'une
injustice me fait tressaillir,:
Mes avantures subséquentes
n'ont sans doute été que les
corollaires de cette premiére
impression.

Je fis mes premieres études
au Collège de Rolle qui étoit
fort mal monté .

<3> Heureusement un frére de
mon père, aussi respecté pour
ses conoissances, que pour et ses
vertus, que complaisant, m'ou=
vrit sa bibliothèque. Ce fut
là que je dévorai l'histoire ro=
maine
et conçus pour les homes
de cette période, et pour les répu=
bliques, ce respect et cette ad=
miration qui ont tant influé
sur le reste de ma vie.
L'histoire d'Angleterre, celle
des Hollandois et des Suisses, for=
tifièrent encore plus mes incli=
nations républicaines, en me
faisant mieux apprécier la li=
berté.

Vous croirez facilement, Mon=
sieur, qu'en regardant autour
de moi, la comparaison devoit
me choquer beaucoup. C'est
ainsi que le 1er jour de mon ar=
rivée à Rome, m'oubliant au
milieu des ruines du Forum (le
Campo vaccino), je fus interrompu
brusquement de la manière la
plus désagréable, par de dégou=
tans mendians, dont les expres=
sions grossières et basses, me
firent franchir 18 siécles en
un instant.

Qui n'a pas rêvé, se promener
à Athênes, à Lacédémone, ou
à Rome? Pour n'être pas
troublé dans cette jouïssance, j'é=
vitois mes camarades, je
cherchois des lieux solitaires;
quelquesfois aussi, j'allois à
mon excellent pére dont le coeur
sensible et généreux avoit des
cordes qui répondoient à mes
accens; aussi étois-je plus
heureux d'une promenade faitte
avec lui, que s'il eut été mon un
camarade de mon age.

Je n'imaginois guêres, à
cette époque que je verrois
un jour resçuciter une répu=
blique romaine, et que pla=
cé moi même à la tête d'une
à la tête du Gouvernement d'une républi=
que nouvelle dans mon pays,
mes fonctions me mettroient
officiellement en rélation avec
des Consuls romains. 

<4> Le hazard avoit conduit à
Rolle, un Paysagiste enthou=
siaste de son art. Adorateur
de la belle nature par instinct,
j'avois quelquesfois essayé de
l'imiter, il m'encouragea, et
il s'en fallut peu que je ne
me vouasse à la peinture du
paysage, qui eut été d'accord
avec mes gouts simples, et
mon penchant pour la solitude.
Si cette vocation  m'eut procu=
ré des jouïssances d'une nature
moins élevée, elle m'eut épar=
gné, en échange, de cruelles
peines; j'ai regretté souvent
d'avoir résisté à cette impul=
sion.

Ce fut pendant mon séjour
à Rolle, que je fis amitié,
avec mon cousin germain
Amédée de la Harpe, destiné
ainsi que moi, à être proscrit
par Mrs de Berne, et à verser
son sang, come Général fran=
çois, pour la deffense d'une
République françoise, à la=
quelle nul de nous ne songeoit
alors. 

A l'âge de 14 ans, je fus
envoyé en pension dans le Sé=
minaire de Haldenstein, où
j'ai passé séjourné pendant 2
ans et demi. 
Il seroit superflu de vous
parler de cet Etablissement que
vous connoissez.  Sa constitu=
tion républicaine étoit trop
analogue à mes sentimens
pour ne pas les fortifier encore
plus. C'est dans le beau Ver=
ger de Haldenstein, en par=
courrant les sites pittoresques
de cette contrée, que fut tracé
le premier croquis d'une répu=
blique helvétique, qui, à mes
propres yeux n'étoit qu'un
Chateau en Espagne.

Il est digne de remarquer
au surplus que de ce Séminai=
re sont sortis plusieurs des
homes qui ont marqué pendant
notre révolution, dans les 2
partis. Le Directeur bâlois Le grand,
Gaudenz Planta des Grisons, Reinhard
Bourgmaitre de Zurich, Stokar,
Tscharner, Bourgmaitre de
Coire, Sprecher de Berneck et
Bawier, le Général Amédée
La Harpe, Pictet de Rochemont
de Genève, plusieurs Salis etc.
reconoissoient pour leur
maitre le vénérable
<5> Neseman, que la tyrannie oly=
garchique fit trainer, à 890 ans
dans les cachots du Tyrol, en puni=
tion de ses principes libéraux, et
de ce qu'il avoit formé des républi=
cains énergiques. 

Je revins de Haldenstein avec la
réputation d'un sauvage. Je ne pensois
qu'à acquêrir des connoissances, et
les Mathématiques me paroissoient
alors la Seule Science digne de
l'home.

A Genêve, où j'eus le bonheur
d'étudier sous Mrs De Saussure et
Bertrand, je trouvai de nouveaux
encouragemens et de nouvelles
ressources pour continuer mes
études dans les Sciences éxactes. J'y
fis aussi des connoissances intéres=
santes, et il m'est resté pour cette
cité célèbre, une prédilection que
n'ont pu éteindre étouffer l'injuste
malveillance de ses habitans, leurs
machinations secrettes contre
la liberté de mon pays, et lesurs ca=
lomnies imputations malveillantes débitées contre moi.

Le moment de choisir un état
étoit venu. Entrainé, plutôt que
convaincu je choisis la carrière des
loix. Un Jurisconsulte distingué
qui me vouloit du bien, le Docteur
Favre de Rolle y contribua beau=
coup: on m'envoya à Tubingue.
Là furent jettés les fondemens de
l'amitié intime qui me lie au Ci=
toyen Monod, ci-devant Préfet
et Président du Gouvernement de
notre Canton
vaudois, home rare
qui ne sera bien apprécié, que
dans quelques années, mais auquel
le canton de Vaud doit en grande
partie son éxistence politique
actuelle.

J'eus de la peine à interrompre
mes études mathématiques, pour
suivre les Cours de droit qui me
répugnoient. Il fallut cependant
prendre les grades, et Docteur
à 20 ans, je revins dans ma pa=
trie. Grace au respectable Doc=
teur Favre qui m'offrit sa biblio=
théque, et ce qui valoit encore
mieux, ses Directions, je pus
essayer mes forces dans la carriére
du Barreau.

La patience et la complaisance
de cet excellent home, étoient sans
bornes. Trois fois, dans la semaine,
au moins, nous nous promenions
ensemble dans une allée solitai=
re, où pendant 2 heures de suite
la conversation rouloit sur la
Philosophie, le Droit, la Littéra=
ture et les préjugés. J'étois tran=
chant et chaleureux, come un
jeune home. Mr Favre me laissoit
<6> abonder dans mon sens, m'é=
coutoit tranquillement, puis
au lieu de m'accabler du poids de
sa Science, et de choquer mon
jeune amour propre par des
argumens directs, il se bornoit
à les glisser sous la forme agréa=
ble et douce, de simples considé=
rations, et passoit à d'autres
objets, bien convaincu que ses
paroles ne seroient pas perdues.
J'ai du à cet excellent home,
une bonne partie de ce que je
suis devenu dans la suite, et
c'est un besoin pour moi de le
reconnoitre.

Cette intimité singulière entre
un jeune home de 20 ans, et
un home grave de 50 ans fit
mon bonheur pendant plusieurs
années. Une correspondance assez
active le prolongea durant
mon séjour en Russie; la mort
seule de Mr Favre y mit un
terme. Pardonnez moi, Mon=
sieur, cette digression: on a
de la peine à être bref, lorsqu'on
parle de ses bienfaiteurs et de
ses amis. Je reprens le fil
de ma narration.

Le gain d'une cause me va=
lut la Patente d'Avocat en la
Chambre Suprême des appella
=
tions romandes, le nec plus ul=
trà, des prétentions de la Caste
sujette.

Les consultations et la plai=
doyerie me plaisoient assez,
mais mon aversion pour les
Chicanes de la Procédure étoit
insurmontable; et ce qui l'ac=
crut bien davantage fut l'obli=
gation de résider, prèsque
chaque hyver, à Berne.

L'accueil que j'y reçus, fut
toujours flatteur, mais sans
pouvoir cependant me faire
oublier la distance imense
qui séparoit un simple Bour=
geois de Berne membre de la
Corporation souveraine, d'un
pauvre ilote, meme noble, du
pays de Vaud.

Un Incident vint me la
rendre encore plus sensible.
Un membre du Tribunal Suprê=
me, Mr Steiguer de Tschougg
magistrat du plus rare mérite,
mais qui, malheureusement
étoit trop fidèle à Bacchus,
m'avoit constament accueilli
avec bienveillance: il se plai=
soit à m'entretenir de Littéra=
ture, et nous passions quelques
fois des heures à citer les anciens
auteurs avec lesquels il étoit
familier. Un soir il me
<7> fait 1 mot biffure appeler à l'improvis=
te. Je venois de cooperer en faveur d'un client à une dé=
marche légale, mais hardie, dont
le Tribunal Suprême s'étoit offensé.
A peine j'étois arrivé dans le Cabinet
de Mr Steiguer, que d'une voix ton=
nante, il m'adressa m'interpelle en
ces termes: Que signifie cette Conduite?
Nous ne voulons pas de cet esprit
novateur et genevois, dans le pays
de Vaud. Ignorez vous que vous êtes
nos Sujets
? - Non, interrompis-=
je, avec la même impétuosité, Non
nous ne le somes pas. Ainsi que vous
même, nous somes seulement soumis
à la république et à ses loix: nous
ne reconoissons pas d'autres maitres
.
La chaleur de ma répartie avoit fait
rentrer Mr Steiguer, en lui même.
Son coeur généreux lui reprochoit
sa sortie imprudente; d'une voix
plus douce, il 2 caractères biffure reprit, en me ten=
dant la main: Jeune home, vous
vous échauffez; vous avez mal
compris mes paroles; ne savez vous
pas que je vous estime et vous aime.
C'est par l'intérêt que vous m'ins
=
pirez que je vous ai interpellé
si vivement
. Je m'inclinai; il
n'étoit plus en son pouvoir de guérir
la blessure qu'il m'avoit faitte. Ces
mots: Ignorez vous que vous êtes
nos sujets
, partant de la bouche
d'un home supérieur aux préjugés
ordinaires, retentissoient encore
au fonds de mon coeur, et dans ce
moment même, après 23 ans, je
les entends de nouveau, et je vois
Mr Steiguer assis au fonds de
son cabinet, me lancer le regard
aristocratique qui leur donnoit
le dernier assaisonement.

Cette avanture décida ma retraite du
Barreau.

Espérer, à cette époque, l'amélioration
de notre condition politique eut été chimérique;
mais continuer à vivre sous un régime avi=
lissant n'étoit plus supportable. audessus de mes forces.
Déja mes regards se tournoient vers
l'Amérique septentrionale, et mon coeur qui com=
battoit pour son indépendance, lorsqu'on
m'adressa le frère d'un grand Seigneur
russe, qu'on me proposoit d'accompa=
gner en Italie.

Parcourir cette belle Italie, l'objet
de mon affection, étoit une véritable
bonne fortune; j'acceptai.

Notre voyage dura un an, pendant
lequel nous visitames Malthe et la
Sicile. A Rome je trouvai une
invitation du Baron de Grim, pour
me rendre à St Petersbourg, où
l'Impératrice, qui avoit lu ma Cor=
respondance avec ce Baron, son
<8> Agent littéraire à Paris, desiroit
m'employer.

J'arrivai dans cette capitale en
1782. Le Mon grade militaire dans nos
troupes nationales, facilita mon
admission dans l'armée russe, come
1er Major, grade qui m'2 caractères biffure m'ouvroit tou=
tes les carrières. Un an plus tard, on
me noma Cavalier de l'Empereur ac=
tuel (Alex. Ier), et je devins son Pré=
cepteur et celui du Gd Duc Constantin
son frère.

Le tableau de mes occupations en cette qualité, de=
puis l'année 1782 jusques à l'année
1795, ne peut être tracé dans ce
moment; peut être je m'en occupe=
rai un jour, à l'aide des matéri=
aux que j'ai conservé .

Quelques données sur l'éducation
d'un home tel qu'Aléxandre 1er pour=
roient intêresser les amis sincêres
de la pauvre humanité. La Providence
avoit eu enfin compassion des mil=
lions d'homes qui peuplent la Russie;
mais il falloit une Catherine IIde
qui voulût pour permettre que ses petits fils fus=
sent élevés come des homes; et
non seulement c'était le vou c'étoit la volonté de cette
feme extraordinaire, son infortuné
Successeur Paul Ier et son Auguste
épouse le vouloient aussi.

Etranger et sans protecteur, com=
ment n'aurrois-je pas éprouvé
à la Cour, des oppositions et des 1 mot biffure Assu- contradictions, des obstacles et des
injustices? assurément, j'ai eu ma bonne part
de tout cela; et si le Ciel ne m'eut
pas donné en partage beaucoup
de tenacité jointe à un desir du
Bien porté jusqu'au fanatisme, il
y aurroit eu de quoi être souvent
découragé. L'étude, un travail
continu dans la retraite, et la ré=
solution inébranlable de sacrifier
à mon but, toutes les considéra=
tions d'intérêt personnel, me
soutinrent. Lorsque cruelle=
ment contrarié, j'étois tenté de
demander mon Congé, soudain je
me renfermois, et 1 mot biffure consultant les
anciens, le bon Plutarque en
particulier, j'y trouvois soudain
des consolations et des encourage=
mens. Caton, Aratus, Philopé=
men, Démosthene, Brutus,
Cimon etc., auxquels des talens
1 mot biffure supérieurs, des grands services signalés, et
d'éminentes vertus, donnoient tant
de droits au bonheur, avoient été
méconus, persécutés, sans 1 mot biffure
<9> cesser pour cela de sortir de la
ligne de conduite qu'ils s'étoient
tracée; et de simples contradictions,
d'insignifians passedroits, ou d'autres
misères pareilles, m'aurroient fait
moitié de la ligne biffure renoncer à mon entreprise, lorsque par une
persévérance constante, il s'agissoit
de faire naitre un meilleur avenir
en faveur de 450 millions d'homes!!

Jamais cette Cure n'a manqué, et
son effet, et lorsque dans la suite j'ai rencontré
des homes prêts à se décourager, je
leur ai dit: consultez les anciens,
ouvrez Tacite, ou écoutez le bon Plutarque
.
Avec tout cela, Monsieur, lors=
que je pense, que tout pénétré des
doctrines républicaines, élevé dans
la Solitude, complettement étranger
aux usages du grand monde, et ayant
plus vécu avec les livres qu'avec les
homes
et avec les êtres fantastiques
qu'avec les homes, ma destinée fut
de passer 12 années à la Cour,
sans protecteur et sans Conseillers,
je m'étonne de n'avoir pas été
en butte à plus de traverses. et de persécutions. Elles
ne m'aurroient pas manqué ail=
leurs qu'en Russie; d'où je con=
clus que l'espêce des homes de Cour
de ce pays là, est infiniment moins
malveillante qu'ailleurs.

Les premiéres années, il est vrai,
furent difficiles; le contraste de mes
habitudes avec celles des persones
auxquelles j'étois associé donna lieu
à de violens soupçons sur mon
ambition, qui paroissoit d'autant
plus profonde que je me montrois
peu sensible à l'avancement en
grades ainsi et aux faveurs; mais
une fois qu'on fut convaincu que
cette ambition n'étoit pas de nature
à contrarier celle d'autrui, on com=
mença à me vouloir du bien, et
ce sentiment de bienveillance se
généralisa au point de me procu=
rer beaucoup d'amis dans cette
terre étrangère, devenue dès lors
pour moi, une seconde patrie, par
mes relations, et surtout par mon
mariage avec une citoyenne de
St Petersbourg.

J'avois heureusement échappé
au naufrage, lorsque la révolu=
tion françoise éclata.

Mes principes étoient trop connus,
pour n'être pas classé, à l'instant
parmi ceux qu'on appeloit alors =
mocrates. A celà près, je ne
fus point molesté, et de mon côté,
j'évitai de donner prise à la malveillance,
<10> en me renfermant dans le cercle
de mes fonctions que je continuai
à remplir avec courage.

La tâche, cependant, n'étoit pas
facile, car les évênemens de la
révolution, devenus les sujets
des conversations quotidiennes,
entrainoient sur les principes,
et sur leur application, des
discussions très animées aux=
quelles il étoit impossible de
demeurer étranger.

Lorsque mon tour arrivoit, j'é=
nonçois mon opinion avec fran=
chise, et si c'étoit devant les 2
princes, je tâchois de faire triom=
pher les principes, en choisis=
sant pou dans l'Histoire anciene
et moderne, les éxemples les plus
propres à faire impression sur
leur Judiciaire et sur leurs
jeunes coeurs.

Au lieu de leur faire faire un
Cours ordinaire du Droit de la
nature et des gens, je m'étois
proposé de traiter à fonds, mais
en home libre, la grande ques=
tion de l'origine des Societés.
Cet ouvrage étoit èbauché, mais
lorsque les attaques auxquelles je fus
exposé bientôt après, m'empê=
chèrent de poursuivre, parceque
cette production eut été, à l'ins=
tant décriée, come jacobine.
Il fallut donc se retourner, et
c'est aussi ce que je fis, en lisant
avec mes 2 disciples les ou=
vrages dans lesquels la cause
du genre humain étoit plaidée
avec énergie, par des homes mar=
quans, morts avant la révolu=
tion. Cela réussit, et grace à
aux discours de Démosthêne, à
Plutarque, à Tacite, à l'his=
toire des Stuarts
, à Locke,
à Algernon Sydney, à Gibbon
à Mably, à Rousseau, et aux
Mémoires posthumes de Duclos,
je pus remplir ma tâche en
home qui étoit responsable
envers un grand peuple.

La Révolution françoise me
paroissant devoir entrainer
l'affranchissement des Ilotes de
la Suisse, je fus dabord cruelle=
ment déçu dans mon espoir.
J'ignorois, ainsi que je l'ai dit
dans mon Mémoire adressé le
14 Janvier 1800, aux 2 Conseils
législatifs, que 3 Siècles de
servitudes, avoient avili les
ames
.

Tourmenté de cette apathie,
je ne pouvois goûter aucun
repos, en pensant que le moment
favorable alloit échapper; car
<11> je l'avouerai franchement, ayant
à cette époque trop peu de confiance
dans les nouvelles institutions fran=
çoises, pour croire à leur permanence,
durée, j'aurois voulu qu'on se hâtât
avant qu'une Contrerévolution 1 mot biffure
qui me paroissoit prochaine, vint
les renverser.

Cet état d'anxieté ne devint
supportable, qu'après m'être soulagé
par l'èmission d'un Mémoire dans
lequel je présentois avec force, les
griefs des Ilotes, et les éxhortois à
faire des démarches décisives pour
briser leurs chaines.
Ce Mémoire fut le germe de plus
de 640 autres, dont plusieurs traduits
en allemand, en italien et en anglois,
parurent sous différentes formes
dans les feuilles publiques, furent
imprimés, lus et répandus par des
gens qui n'en conurent jamais
l'auteur: on m'en adressa même come objets de curiosités.

Les dépenses extraordinaires dans
lesquelles cela m'entraina, épuisè=
rent à la fin ma petite bourse, et
l'excès du travail, joint aux pei=
nes de l'ame, altérèrent ma santé.

Pour ne rien prendre sur le tems
consacré aux travaux qu'éxigeoient
mes fonctions, j'avois été du prendre
sur les heures 2 caractères biffure nécessaires pour
réparer mes forces, celles que je
consacrois aux intérêts de ma
patrie.

Apprenant, enfin, que les
Patriciens avoient réussi à compri=
mer le 1er essor de leurs Ilotes, et
cherchoient à les leurrer par des
concessions isolées et insignifian=
tes, qu'accompagnoit la promesse
fallacieuse de s'occuper de la réfor=
me des abus, dans un moment plus
tranquille, j'en conclus qu'il n'y
avoit pas un moment à perdre
pour faire une démarche publique.
Ce fut, dans ce dessein, que je rédi=
geai une Pétition  dans laquelle,
après avoir recapitulé avec une
noble mâle franchise, mais avec respect les griefs de mon
pays, je demandois à Messieurs
de Berne, la Convocation des Etats
pour s'occuper, de concert avec eux
à de la Réforme des abus. Je signai
ce modêle de Pétition, afin de
ne compromettre personne, et j'en
adressai 3 éxemplesaires, l'un 1 mot biffure
Ge à Amédée de laHarpe depuis
Seigneur de Yens (depuis le Gl LaHarpe)
le 2d, au Citoyen Polier (depuis Pré=
fet du C. du Léman), et le 3e à un
magistrat de mes amis.

Mon intention bien prononcée
étoit, que les Comunes ou les simples
citoyens se réunissent pour signer
en comun, soit cette 1 mot biffure cette Pétition, soit toute
autre, dont jusqu'à la fin de la ligne biffure
<12> autre analogue; par 2 mots biffure mon inten=
tion, en rédigeant rédigeant cette

1 ligne biffure
devoit 1 mot biffure développer ma
pensée.
autre analogue, mon inten=
tion, en la rédigeant, ayant
surtout été de développer nette
=
ment ma pensée.

destinée à développer bien cathé=
goriquement la nécessité de convo=
quer les Etats.
Selon moi, les démarches
devoient être à la fois, respectueu=
ses et fermes, afin de prévenir les
explosions intempestives des passions populaires du peu=
ple et surtout afin de faire
comprendre à Mrs de Berne, la
nécessité l'urgence de transiger avec nos
Délégués
.

Ce fut donc avec un vif cha=
grin que j'appris les scênes bru=
yantes qui avoient eu lieu sur
plusieurs points de la Suisse à la fois, les
14 et 15 Juillet 1791. J'en
manifestai alors mon méconten=
tement et prédis les suites; mais
la vengeance que Mrs de Berne
en tirèrent, et qui devoit aussi
m'atteindre à 700 lieues, de dis=
tance, acheva de me pénétrer
d'une nouvelle horreur pour leur
gouvernement.

En attendant la Pétition du 19e avril 1790 avoit
été saisie, dans le Bureau des
postes de Berne, et fut l'un
des pretextes 2 mots biffures des Documens, sur lesquels le Con=
seil Souverain des Deux Cents
de Berne, fonda l'atroce Sen=
tence qui condamnoit le
Général Amédée de LaHarpe
à perdre la tête.

Si Mrs de Berne eussent
possédé alors cette sagesse, dont
l'ignorance des affaires de la
Suisse,
leur faiont honeur, 2 caractères biffure
la mauvaise foy et une ignorance
profonde des affaires de la Suisse, ce

document leur eut servi de
Ffanal, mais leura morgue
aristocratique profondément
blessée, n'y vit que l'audace
criminelle d'un Sujet rebelle
ôsant demander à ses maitres,
le compte de leur gestion.

Ma perte fut donc jurée,
et telle étoit leur prèsomption,
qu'ils anoncèrent publique=
ment, mon éxil en Sibérie.

Tandisque leurs Inquisiteurs
d'Etat entourrés de 5 3 caractères biffure Satellites
armés, choisis dans la partie
allemande du Canton, enva=
hissoient le Pays de Vaud, fai=
soient arrêter arbitraire=
ment tout ce qui leur parois=
soient suspect, et condamnoient
avec un raffinement d'inso=
lence, les députés des Villes à
faire publiquement amende ho=
norable, des dénonciations
virulentes parvenoient en Rus=
sie contre moi.

Mr l'Avoyer de Mulinen
père, avoit engagé le prince
<13> de Montbéliard, (père de la
Grande duchesse, mère de mes Elêves)
à appuyer ces dénonciations,
D'autres passoient tandisque d'au=
tres passoient par le canal du
Ministre de Russie, Comte Nicolas
Roumantzof qui présidoit à Coblenz, la Diplomatie des Coalisés. 1 mot biffure à Coblenz
Enfin le Comte Esterhazy Minis=
tre des princes françois, 2 mots biffure, à St
Petersbourg,
le Prince de Nassau-Siegen, et
tous les Emigrés françois du haut
parage, avoient promis leur as=
sistance contre un home qui
pouvoit devenir dangereux, puis=
qu'il ôsoit n'être pas de leur
parti.

On m'avertit de ces trames. Des
Russes qui me connoissoient peu,
mais qui estimoient ma persone,
me témoignèrent, dans cette oc=
casion beaucoup d'intérêt. La
virulence maladroite de Mrs
de Berne me servit encore mieux.
Si ces Patriciens eussent adressé
avec une confiance respectueuse,
leurs plaintes à l'Impératrice
il n'est pas improbable que, dans
un moment où il lui impor=
toit de se prononcer fortement contre tout
ce qui portoit le cachet du Libéralis=
me, elle y aurroit eu égard;
mais, alors même, sa grande
ame aurroit reconnu mes ser=
vices précédens, et respecté l'home, dont
la Politique du moment éxi=
geoit le Sacrifice.

Au lieu d'en agir ainsi, Mrs
de Berne montrèrent les passions
basses de Gouvernans de petite
ville. Ils m'accusèrent de com=
plicité avec Mon parent le
Général Amédée LaHarpe qui, pros=
crit par eux, qui s'étoit refu=
gié auprès des Jacobins de France
dont, dont j'étois certainement
le Correspondant; et s'oublièrent,
dans leur aveugle fureur ils s'oublièrent, au point
de déclarer que, sans la certitude
qu'ils avoient d'obtenir 3 caractères biffure l'écla=
tante satisfaction qu'ils atten=
doient, ils m'aurroient effigié.

Catherine IIde apprécia bien
vite, les homes qui tenoient un
tel langage. En me transmet=
tant noblement les documens
sur lesquels reposoient les charges
portées contre moi, elle se borna
à me faire demander des explica=
tions. Dans le nombre de ces
documens dont 2 seulement étoient
de moi, se trouvoit le modéle
de la Pétition (du 19e Avril 1790)
dont j'ai parlé, maladresse
<14> nouvelle de la part de mes accu=
sateurs; car bien que si le style
parut à l'Impératrice, un peu
chaleureux, elle trouva en échange le Conte=
nu fort de choses, et en tout con=
forme aux principes qu'elle me
conoissoit, et que 3 caractères biffure selon elle, j'avois
come Suisse, le droit d'avoir, en qualité de Suisse.

Cette grande Princesse ne crut
pas qu'un Helvétien méritât le
nom de Conspirateur pour avoir
évoqué, en faveur de ses compatriotes, les manes des anciens
anciens libérateurs et des héros de son
pays; ensorte que cet argument
sur lequel Mrs de Berne avoient
beaucoup compté, perdit encore
toute sa force auprès de la
Souveraine absolue de la Russie.

J'eus l'honeur d'adresser à ce
sujet, 2 lettres à cette Auguste
Princesse, l'une du 15e Nov. 1791,
destinée pour Elle seule; l'autre
du 20e Nov. 1791, pour être comuni=
quée à Mrs de Berne . Dans
toutes deux, je lui exprimois au
nom de mes Compatriotes, le voeu
de l'avoir pour unique arbitre
de nos démêlés. Mrs de Berne
se sont bien gardé de parler de
ce résultat de leur démarche, je ne serois pas même
surpris que Catherine IIde n'eût
encourru leur disgrace, pour
avoir prêté l'oreille à une pro=
position aussi jacobine.

L'Impératrice ayant été plei=
nement édifiée, par mes expli=
cations, fit témoigner son mé=
contentement à ceux qui s'é=
toient même de cette intrigue,
et tout ce qu'elle éxigea de moi,
fut de demeurer étranger aux
affaires de la Suisse, tant que
je serois à son service, ce que
j'éxécutai fidèlement.

Les Emigrés et Consors ne se
tinrent pas pour battus, et
certaines Gazettes , s'obstinè=
rent à faire intervenir mon
nom, en lettres majuscules, en
traitant les questions politiques,
politique artifice d'autant mieux cal=
culée, que les François comen=
çoient dèslors à prendre ces
mesures excentriques qui ont
causé tant de malheurs, en dis=
créditant leur cause. C'est un
home bien redoutable pour
les Intrigans, que l'Etre indépen=
dant qui a le courage de
dire toujours la vérité lors=
qu'on l'interpelle.1 mot biffure
moitié de la ligne biffure à quel point
offre jusqu'à la fin de la ligne biffure

même des princes, n'étoit point
1 mot biffure pour avoir osé
1 mot biffure dans ses leçons.

<15> Un incident vint encore raviver
leurs cette malveillance.

Catherine IIde admettoit dans sa
societé, quelques Emigrés du haut
parage. Un jour, qu'ils faisoient
de l'ancien Régime francois, un
éloge pompeux que nul des assis=
tans n'ôsoit contredire, l'un des
jeunes Grands Ducs (Constantin) les
interrompt tout'à coup, pour
leur dire qu'ils se trompoient. L'Im=
pératrice surprise, invite son
Petit-fils à s'expliquer. Aussi=
tôt le jeune prince, se met à
énumérer, article par article les
abus. Mais qui vous a instruit
de toutes ces choses? Je l'ai lu
avec Mr de laHarpe dans un
Historien bien informé et digne
de foi. Cet historien étoit Duclos
dont les Mémoires posthumes, en
1 ligne et demie biffure disoient plus sur la
matière, que je n'aurois pu dire.
Catherine II applaudit, les Emi=
grés confus de la réfutation
gardèrent le Silence, mais ils
eux et leurs amis de la diplomatie
n'en furent que plus irrités contre
celui qui fournissoit, à leurs dé=
pens de pareilles armes.

La malveillance de ces homes de=
meura néenmoins impuissante
jusques à l'arrivée du Comte
d'Artois (Charles X.) à St Peters=
bourg.

Les circonstances d'alors étoient à cette époque
toutes favorables aux ennemis
des idées libérales. Le Chevalier
de Roll
, patricien soleurois qui
accompagnoit ce prince, en pro=
fita, pour faire valoir contre
moi, la cause du Patriciat hel=
vétique, dont il avoit les plein=
pouvoirs, et je devins de nou=
veau suspect. La prudence
comandoit de laisser passer l'ora=
ge. Mr de Roll put donc in=
triguer, sans me rencontrer en
son chemin. La seule vengeance
que j'en je tirai fut de me le faire
présenter, chez mes Disciples, le
jour où il venoit prendre congé,
et de jouïr un moment de l'em=
barras que lui causa cette pré=
sentation à laquelle il n'étoit
pas préparé. Au reste, je rendis
depuis, à sa famille, le Bien pour
le mal, lorsque je fus membre du
Directoire helvétique.

Les fiançailles de l'Empereur
actuël (Alex. I.) furent l'époque
désignée pour se débarrasser de
ma présence.
<16> Seul de tous ceux qui étoient
placés auprès de ce prince, je
fus omis dans la liste des avancemens promotions
qui eurent lieu, selon l'usage.
Quoique vivement blessé de cette
injustice qui étoit un affront, j'af=
fectai de m'acquiter de mon devoir
avec un nouveau zêle, et la véri=
té est qu'à moins d'être congêdié,
j'étois bien décidé à ne point
désemparer, avant d'avoir rempli
complettement ma tâche.

Les Intriguans se voyant joues déçus dans leurs concep=
tions
obtinrent enfin que le Ministre
du Cabinet de l'Impératrice, 
me feroit connoitre ses intentions
qui étoient de résigner à quitter renoncer à
ma place, moyenant une rescom=
pense, dont on me laissoit le
choix.

Cette transmission singuliére
d'intentions, que le Gouverneur
des Gds Ducs (Feldmaréchal Comte
Soltykof Ministre de la guerre),
mon chef imédiat, étoit seul en droit
de me faire connoitre, me con=
vainquit bientôt que les Intrigans
comptoient sur une fausse démar=
che de ma part; je ne leur en
donnai pas le plaisir. Après
avoir rendu à mon Chef, un
compte fidêle de ce qui venoit
de se passer, et lui avoir rap=
pelé par une lettre du 24e Juin
1793, mes services et ma conduite
irréprochable, je le priai de
déclarer à l'Impératrice I° que,
puisqu'elle désiroit ma retraite,
j'obéïssois. 2° qu'il m'étoit im=
possible d'accepter l'honorable
mission qu'on me proposoit, pour
colorer mon renvoi. 3° que je
demandois seulement la permission de
demeurer encore quelques mois
pour arranger mes affaires
économiques. 4° que, quant à
la récompense, je n'avois rien
à demander. Je joins ici un
fragment de cette lettre,  qui
<17> fut mise sous les yeux de l'Impéra=
trice conformément à mes inten=
tions.

Le 30e Juin 1793 je fus mandé
inopinément auprès de cette princesse
et dans une audience de 2 heures, les
Sujets les plus intêressans furent passés
en revue avec une fran expression de
franchise dont le Souvenir ne s'effacera
jamais de ma memoire . Les événe=
mens de la révolution ne furent pas oubliés.
Catherine II voulut avoir mon opinion.
La sienne étoit que la France alloit suc=
comber; j'ôsai la contredire. Bien plus;
pensant qu'il étoit de mon devoir, come
home de bien, de profiter d'une occa=
sion aussi favorable pour servir
la grande cause à laquelle j'étois cons=
ciencieusement dévoué, je m'abandonnai
tout entier à cette impulsion, et sou=
tins ma Thèse avec tant de force, et
par tant d'argumens,
que l'Impéra=
trice vivement frappée de la vérité
de ma solidité de
mon argumentation,
m'exprima son approbation de la
manière la plus flatteuse. Tant
d'impudens se pavanent de ce qu'ils
n'ont pas fait, qu'un honnête home
longtems victime de la calomnie, est
excusable, lorsqu'il éprouve le besoin
de prouver que dans les situations les
plus difficiles, il n'oublia jamais les
principes qu'il avoirt reconnu être
vrais, et les devoirs que la justice
et la vérité lui impôsoient envers ses
semblables.

Les résultats de cette longue audience,
étoient attendus, dans le Chateau de
Tsarkoé-sélo, avec une impatience
bien différente chez ceux qui en avoient
eu conoissance. Quoiqu'elle eut dépassé
mon espoir, ce n'étoint point à moi à
en parler; on s'apperçut seulement
qu'elle m'avoit été favorable; mais, quel=
ques jours après, elle devint le sujet
des conservations de la Capitale, et
il faut que Catherine IIde se soit 2 caractères biffure
prononcée bien énergiquement en
ma faveur, puisqu'on m'imputa
d'avoir fait changer les dispositions
dêja arrêtées pour la marche d'une
assemblée armée qu'on avoit rassemblée
en Pologne, pour 1 mot biffure dans le but de renforcer
celle des Coalisés, ce qui n'accrut pas
le nombre de mes amis, parmi les
agens de ces derniers.

Quoiqu'il en soit, cette Crise me
procura du repos pour quelque
tems. Il paroit néenmoins, qu'on
étoit revenu à la charge et que
Catherine IIe fatiguée, avoit enfin consenti
à m'éloigner, come pierre d'achopement.
<18> L'insinuation m'en fut faitte
avec ménagement, en Décembre
1794, et en m'accordant quelques
mois, pour avoir le tems de termi=
ner ce que j'avois comencé. 

Il n'eut probablement tenu qu'à
moi de faire encore tout changer
en demandant une nouvelle Audien=
ce; mais excédé de fatigue, éprou=
vant le besoin de vivre sous un
climat plus doux, et entrainé par
le desir d'embrasser mes vieux parens,
je ne voulus faire aucunes démar=
ches. D'autres motifs que je
ne puis exposer dans ce moment
me faisoient desirer dailleurs de
changer de théatre. 

Ma récompense fut audessous du
médiocre; un riche marchand aur=
roit fait davantage, j'avois au=
moins l'indépendance, et de plus,
le sentiment consolateur, d'avoir
3 caractères biffure accompli en home d'honeur,
une grande tâche.

Catherine IIde prit congé de moi,
prèsque avec attendrissement; elle
avoit eu des torts, qui lui revinrent
en mémoire, dans ce dernier moment,
et je suis bien assuré d'avoir empor=
té son estime.

Paul Ier dont j'avois toujours
été considéré, avoit été tellement
2 caractères biffures dans les derniéres années tellement
prévenu contre moi, qu'on arretat
vouloit à tout prix, m'empêcher
de paroitre devant lui. Fort de
ma bone conscience, je déclarai
péremtoirement que je ne parti=
rois point sans avoir eu l'honeur
de prendre congé de lui. Informé
de mon desir, il m'invita à me
rendre à sa maison de plaisance
de Gatschina, le jour de la fête
du Gd Duc Constantin, il m'ac=
cueillit de la meilleure grace
et me traita, non pas seulement
avec distinction, mais avec une
cordialité touchante. J'en pro=
fitai pour lui parler à coeur
ouvert, pour lui donner des
avis qu'il apprécia, et pour les=
quels il me remercia avec une
expression qui fit sur mon coeur
une impression profonde. 

Je m'éloignai de ce prince infor=
tuné avec attendrissement, de
ce prince infortuné, qui étoit
doué d'excellentes qualités, et
dont le rêgne devoit être si cala=
miteux. Qui m'aurroit prédit
<19> alors qu'il suppri, que devenu
Empereur, il supprimeroit la
modique pension, que j'avois mé=
ritée par 12 années de travaux,
qu'il m'exposeroit, au déclin de
l'âge, aux horreurs de la détresse?
Et cependant, je le répéte, ce prince
qui sera jugé sévêrement par la pos=
térité, avoit une ame bienveil=
lante et le germe de toutes les vertus.

Ce fut un cruel moment pour moi ,
celui où il fallut quiter mes disci=
ples, l'ainé en particulier qui s'é=
toit surtout attaché à moi. Au
moment où je vous écris mes yeux
se mouillent encore de larmes lorsque
je me rappelle le 9e May 1795, et
le 8e May 1802.

Plus d'une année avant mon
départ j'avois fait sonder Mrs de
Berne, pour savoir s'ils mettroient
obstacle à ma rentrée dans mon
pays. Come il n'y avoit pas eu
de poursuites juridiques comencées,
rien ne les empêchoit de se montrer
indulgens, surtout envers un
home qui avoit fait honeur au honoré
le caractère helvétique, en terre étran=
gère. J'offrois d'en faire la
demande, et me de ne profiter de
la permission que par intervalles,
pour visiter mes parens et mes
amis, revoir les lieux de mon
enfance. A cet effet je m'étois
établi, a Genthod sur le territoire
de Genêve, pour être plus près d'eux.
Eh! bien, ces Gouvernans dont on
a prôné la haute sagesse, et les bon=
tès paternelles, ne se bornèrent
pas à refuser, ils donnèrent à
leurs Fonctionnaires, l'ordre de
me faire arrêter, si je mettois le
pied sur leur territoire. Ne
vous mettez pas à la portée de
ces furieux,
m'avoit dit en Dècembre
pe
Catherine IIde, dans l'audience du
mois de Décembre 1793.

Assurément un tel abus du pouvoir,
surtout dans ces conjonctures n'ad=
mettoit aucune justification, et
je conviens franchement qu'il con=
tribua puissament à la guerre
ouverte que, 2 après, je déclarai
à ces Tyrans à ces Gouvernans, et dont les résultats
ont été, le renversement de leur
Puissance, et la délivrance de
ma patrie.

Note

  Public

Cette transcription a été établie dans le cadre du projet La Harpe et la Russie (1783-1795).

Etendue
intégrale
Citer comme
La Harpe, Frédéric-César de, Mémoires. Première période, 1754-1795 (Cahier A), Plessis-Piquet, [Lausanne], 1804-[1837], cote BCUL, IS 1918, Ba 1. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/1084/, version du 04.05.2017.
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