Transcription

Société du comte de la Lippe, « Assemblée XXXVIII. Lecture d'une lettre de Gordon sur le régicide », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 01 février 1744, vol. 2, p. 61-75

XXXVIII Assemblée.

Du 1er Fevrier 1744. Présens Messieurs DeBochat Lieu=
tenant Ballival, Polier Professeur, Seigneux Assesseur, D’Apples Profes=
seur, Baron DeCaussade, DuLignon, DeSt Germain Conseiller, De Che=
seaux le fils.

Discours de Monsieur le Comte.Messieurs, Je vais vous faire un court abrégé de la Disser=
tation de Mr Schmauss et de vos remarques.

L’Auteur dit qu’il est utile de connoitre le vrai état naturel
des hommes; parce que cette connoissance nous apprendra s’il y a
un Droit naturel, et nous montrera ce que c’est que ce Droit.

Il dit ensuite que l’état naturel des Hommes est l’état de
Société, ce qu’il prouve en montrant que l’Homme nait dans
une Société domestique; qu’il y est nourri; et entretenu avec beau=
coup de soin; que les Pères & sur tout les Mères ont une grande
tendresse pour leurs enfans, et les enfans en ont une réciproque
pour leurs Parens.

Les deux Sexes ont encor un grand penchant l’un pour l’autre,
qui les porte à vivre dans une Société très étroite; que de cette
union naissent les familles qui continuent à vivre ensemble, jus=
qu’à ce que leur nombre les oblige à se séparer.

C’est cet amour inné des Hommes les uns pour les autres qui
est le principe et le fondement de toute Société.

Enfin chaque individu a un penchant inné pour travailler à son
propre avantage, et comme il remarque qu’il ne peut pas se le pro=
curer s’il est privé de tout secours étranger, cela l’engage à s’unir aux
autres, et à entretenir une Société avec eux.

De cet état que l’Auteur appelle l’état naturel primitif des
Hommes, il en nait un autre qu’il appelle second état naturel, ou
l’état naturel accidentel. C’est celui des diverses familles qui faisant
réflexion sur les mauvaises suites des divisions que causoit la trop
grande avidité de quelques particuliers pour leur propre avantage,
se sont unies par des traités mutuels. A ces traités on a joint plu=
sieurs établissemens, pour rendre ces états plus commodes et plus tran=
quilles: c’est ce qui a introduit une diversité de coutumes, d’arts, de
Religions, de Droit et de plusieurs autres choses.

Enfin l’Auteur établit qu’il n’est pas nécessaire de recourir à des
/p. 62/ Loix Divines pour gouverner les Hommes dans l’état naturel, parce
que les Loix humaines que chacun peut faire suivant que la néces=
sité le demande, ont plus de force sur le cœur de l’homme que
les Loix Divines naturelles.

Vous m’avez dit, Monsieur De Cheseaux, que vous approuvieza Mr le Conseiller DeCheseaux.
la méthode de Mr Schmauss, mais qu’il mettoit trop en beau l’état
de nature, en supposant que les Hommes auroient pu y vivre
continuellement en paix; l’expérience prouve au contraire qu’il
n’y a point de famille un peu nombreuse où il ne s’élève des dis=
putes; que par conséquent il s’en seroit élevé bien davantage
parmi le Genre humain.

Vous avez condanné l’Auteur, et vous aussi, Messieurs, tous
en général, sur ce qu’il dit qu’on n’auroit pas eu besoin des Loix
Divines pour gouverner les Hommes dans l’état naturel.

Vous m’avez montré, Monsieur le Bourguemaistre, par una Mr le Bourguemaistre Seigneux.
exemple tiré de personnes qui seroient échapées d’un naufrage,
comment elles pourroient vivre en Société sans avoir besoin d’é=
tablir sur elles des Magistrats et des Loix, mais vous avez aussi
dit que si le nombre d’une telle Société venoit à s’accroitre, vu
la malice des hommes, il faudroit recourir à l’état civil.

Vous avez remarqué Messieurs D’Apples et De Cheseaux qu’ila Mrs D'Apples Professeur & DeCheseaux le fils.
n’étoit pas nécessaire de se donner beaucoup de peine pour décou=
vrir l’état naturel des hommes, qu’il faut seulement s’attacher
à savoir ce que l’Homme est. L’Homme a une Raison, et il en
abuse, il a aussi un Corps dont il fait souvent un mauvais usage.

a Mr le Conseiller De St Germain.Vous m’avez montré, Monsieur De St Germain, qu’il est très né=
cessaire de discerner l’état naturel, d’avec l’état civil des Hommes;
parce que les Princes qui ont une si grande influence sur le bon=
heur des Hommes sont encor dans l’état naturel, et qu’il faut leur
montrer que quoiqu’ils soient dans cet état, il y a cependant des
Loix auxquelles ils sont obligés de se soumettre. Cet état, m’avez
vous dit, c’est l’état des personnes qui ne reconnoissent d’autre Su=
périeur que le Créateur, et vous m’avez aussi fait voir l’utilité des
Loix Divines, en ce qu’elles instruisent plus exactement les Hommes
de leur devoir, que les Loix humaines.

Vous avez dit, Monsieur l’Assesseur, que les Princes ne sonta Mr l'Assesseur Seigneux
plus dans l’état naturel, parce qu’ils sont liés à leurs Sujets par des
Traités. Vous avez ajouté que Mr Schmauss en établissant l’état
naturel des hommes auroit du parler d’un Supérieur, puisqu’il ne
peut y avoir d’obligation que là ou il y a une Supériorité.

/p. 63/ Vous m’avez fait sentir, Monsieur DeBochat, l’utilité qu’il y aa Mr le Lieutenant Ballival DeBochat.
à rechercher ce que c’est que l’état de nature, puisque les Princes vivent
encor dans cet état, et qu’il faut leur faire connoitre les régles qu’ils
doivent suivre dans cet état: régles qu’on ne peut découvrir que par
la connoissance exacte qu’on aura de l’état naturel.

Vous m’avez dit, Monsieur Polier, que Mr Schmauss envisageoità Mr le Professeur Polier.
les Hommes dans l’état naturel sous une idée qui ne leur étoit pas ho=
norable, qu’il ne parloit point des Facultés de leur Ame, mais seulement
de leur corps, et de ce qu’il y a de machinal chez eux. Qu’il en auroit
donné une idée plus juste, s’il avoit dit que ce n’est pas seulement
leur intérêt grossier et temporel qui les portoit à vivre en Société,
mais leur Raison, qui leur aprenant qu’ils sont les créatures de Dieu,
leur fait comprendre en même tems qu’ils doivent répondre aux vues
que Dieu a eu en les créant, savoir de vivre en paix et en Société
les uns avec les autres.

Monsieur DuLignon a lu ensuite une lettre de Mr Gordon qu’ilLettre de Mr Gordon sur cette Question Si le meurtre de César a été legitime ou non, traduite de l'Anglois par Mr DuLignon.
a traduit de l’Anglois, sur cette Question, savoir si le meurtre de
César étoit légitime ou non?

Monsieur J’examinerai dans cette Lettre une grande Question,
savoir si le meurtre de César fut une bonne action ou un crime.
Le Docteur Prideaux le condanne fort, et il y a bien des gens de son
sentiment. Je vous transcrirai ce qu’il en dit. « Il fut assassiné dans
le Sénat, par une conjuration de Sénateurs. Ce fut une basse et in=
fame action, et ce qui en augmenta l’infamie, c’est que les Chefs de
ces meurtriers étoient Brutus, Cassius, Trebonius et quelques autres, per=
sonnes à qui Cesar avoit fait le plus de bien. Et ils exécutérent cette ac=
tion dans l’idée que c’étoit faire une action héroïque de vertu, que de
délivrer leur Patrie d’un homme qu’ils regardoient, comme un Tiran; et
il ne manque pas de gens aujourdhui disposés à approuver cette action,
mais la Justice divine s’est déclarée là dessus d’une manière bien diffé=
rente, en faisant éclater sa vengeance d’une manière remarquable
sur tous ceux qui y avoient eu part, qu’ils périrent tous en peu de
tems, de mort violente, et quelques uns même par leurs propres mains. »

Voilà les paroles de ce Docteur et le jugement qu’il porte de cette
action; sentiment qui a été fort suivi: Mais si c’est avec raison, c’est ce
que je souhaitte de vous faire voir dans cette Lettre; car il ne nous a
point dit pourquoi la personne de César étoit sacrée. Un pouvoir et des
succes aquis par la violence et de mauvais moiens, étoient les seuls ti=
tres de César. Or il est certain que tout pouvoir qui n’est fondé que sur
la force est tirannie, et les heureux succès ne font pas chez un homme
/p. 64/ de bon sens une preuve d’un bon Droit: et ceux qui ont fait de Cesar
une personne sacrée, déclarent en même tems celle d’un Tiran et d’un
Usurpateur sacrée: car il n’y a jamais eu d’homme à qui ces noms convien=
nent mieux qu’à César. Tous les priviléges et la soumission que l’on doit avoir
pour un légitime Souverain, qui protége ses Peuples, qui se conduit et les
conduit par les Loix appartiennent-ils à un Usurpateur, qui ne se conduit
point par les Loix, et qui aiant la force en main est plus méchant que
tous ceux qu’il gouverne, et qui sous le faux nom de Magistrat public est
un oppresseur, un bourreau, et un pillard. D’où s’ensuivroient ces belles
conséquences, que tout l’usage du Droit public et particulier et les régles
du juste et de l’injuste seront, que chaque Magistrat peut être un Tiran,
et tout Tiran un Magistrat légitime; Qu’il n’est pas permis de s’opposer
au plus grand de tous les maux qui nous viennent de la part des hommes
et que tous les moiens que l’on peut emploier pour sa propre conservation
sont illégitimes. Mais si l’on doit et s’il est expédient pour le bien de
la Société de faire périr les petits voleurs qui ont autant de Droit, et
qui sont moins coupables que les grands voleurs, puisqu’ils ne font ce
métier que parce que la nécessité les y force, il y auroit de l’injustice
à faire périr les grands voleurs, qui font le même métier, qui se portent
aux derniers excès de brutalité, d’avarice, de cruauté et d’impudicité,
qui se rendent maitres de la vie et des biens des particuliers, et dé=
truisent les Nations selon leur bon plaisir? Suffit-il de donner un
beau nom aux crimes les plus grands, et dont les effets sont de la plus
grande conséquence, pour en faire l’apologie et celle de ses Autheurs?
Par là les Autheurs des crimes seront protégés, et pourront commettre
des violences, et opprimer en toute sureté sous le nom de Souverains.
S’il est illicite d’être un destructeur, et un meurtrier, sera-t-il illicite
d’en faire périr un? Et ne sera-t-il pas permis de prévenir et de
punir un Scélérat qui transgresse les Loix? Enfin il s’ensuivrait encor
de là que tout homme qui se trouvera en état d’opprimer le monde
le rendre esclave, détruire les Nations, le plus grand nombre et les plus
honnêtes gens qu’il y a, ou qui en fait des esclaves, a pu par cela mê=
me faire impunément tout cela. Si César étoit un légitime Souve=
rain, tout homme qui a la force en main, et autant de scélératesse
que lui, peut devenir un légitime Souverain; et les Magistrats légiti=
mes seront ou pourront être établis par la force et la scélératesse.
Mais si par un bouleversement des Loix et par l’épée l’on n’aquiert
pas légitimement la Souveraineté, Jules César n’étoit point légitime
Souverain, et ne devoit point jouïr des privilèges et des immunités des
Souverains légitimes. Contre tout homme qui use injustement de la
/p. 65/ force, tout homme est en droit d’user de la force. Auroit-on trouvé
à Rome un particulier coupable, ou quelques particuliers de Rome cou=
pables, qui sans commission de l’Etat auroient tué Alaric, Attila ou
Brennus, lorsqu’ils envahissoient les terres de la République? Jules César
étoit plus criminel qu’eux: il joignit le parricide, l’ingratitude, la perfidie
à l’usurpation. Les Goths et les Gaulois avoient violé le Droit des Gens,
en s’emparant du territoire des Romains, sur lequel ils n’avoient aucun
droit; mais César viola les Droits de la Nature, et de sa Patrie, en ren=
dant esclaves ses Concitoiens, qu’il devoit protéger et défendre.

Tout le monde conviendra que quand une personne fait la guerre
à sa Patrie, elle est en droit cette Patrie de la lui faire à son tour et
de faire périr cette personne, puisqu’elle cherche à la détruire. Et, la
Patrie auroit-elle perdu ce Droit par les heureux succès qu’a eu celui
qui lui a fait la guerre, et qui a ajouté à ses crimes l’usurpation et la
sceleratesse, et dont la mort étoit d’autant plus nécessaire. Or comme il
est permis de se défendre et de tuer un voleur avant qu’il nous ait vo=
lé, mais non après qu’il est pris, un scélerat deviendra-t-il une person=
ne sacrée et inviolable, parce qu’il a ce parfait mérite d’avoir achevé
sa mauvaise action. Si César étoit coupable comme effectivement il
l’étoit par les Loix de Rome, n’étoit-il pas permis de s’en défaire par
les mains de trente personnes, comme par les armes de trente mille,
et dans le Sénat, tout comme dans un champ de bataille?

Dans la Société un particulier n’en peut pas tuer un autre, quand
même il mériteroit la mort, parce que dans la Société personne ne
peut être son propre Juge; ni se vanger soi même, parcequ’on a éta=
bli des Loix justes et des Juges pour les faire exécuter; mais si celui
qui offense se met au dessus des Loix et des Juges, il met l’offensé en
droit de chercher d’autres voies pour se faire faire raison; et celui qui
se met dans un état de guerre avec moi, me met dans le droit d’être
en guerre avec lui, et quand il n’y a point d’autre reméde, il faut
emploier la violence, contre la violence.

Le Droit qu’ont tous les Hommes dans l’état de nature, de re=
pousser et de se vanger des offenses qu’on leur fait, de la manière
qui leur convient le mieux a été transféré aux Magistrats quand les
Sociétés civiles se sont formées, et les Magistratures établies. Mais quand
les Sociétés sont détruites chacun reprend ses Droits; car les Sociétés
peuvent être détruites, ou, parce que ceux qui les gouvernent se sont
démis de leur autorité, et que l’on ne les a pas remplacé; ou, quand
par une force Supérieure, et une injuste violence, les Magistrats ne
peuvent plus protéger l’innocence; Et ce droit a été confié à tous les
/p. 66/ hommes, avec leurs autres Droits naturels, parce qu’ils sont membres et
sujets de la Société. C’est une proposition absurde et impie que de dire
que tout un Peuple puisse jamais être dans une telle situation qu’il
n’ait pas le droit de se défendre et de travailler à sa conservation, lors
qu’il n’y a point d’autre pouvoir qui puisse le protéger et le défendre;
il est encor plus absurde de croire que l’on ne peut pas s’opposer à un
Tiran, à un traitre, à un voleur public, qui par violence, trahison, ra=
pine, nombre de meurtres et de ravages prive un particulier de la pro=
tection des Loix.

Toutes ces horribles qualités étoient dans César, le fait est indisputable,
ou il n’y a jamais eu de traitre ni de tiran dans le monde, ou Cesar l’é=
toit: Il avoit rompu et outrageusement rompu tous les liens qui engagent
les hommes, honneur, vertu, Religion, Loix, confiance, humanité, et tout
ce qu’il y avoit de sacré et de respectable parmi eux. Il étoit sujet et
au service de la République Romaine, ce qui le faisoit honorer et con=
sidérer; il étoit Sénateur & grand Pontife, il avoit été Consul; il étoit
Général d’une des plus considérables armées de la République, et Gou=
verneur d’une de ses plus considérables et meilleures Provinces. Mais
que fait César de tout ce pouvoir, de tout ce crédit, de ces emplois et
de ces forces; il les emploie d’une manière ingrate, traitreuse et bar=
bare contre ses Maitres; et il se rend maitre de sa Patrie avec ses
richesses et ses armes.

Cesar emploia pour commettre un crime si grand et si achevé
tous les moiens qui pouvoient convenir à son but; il ne se fit conscien=
ce de rien, point de sorte de bassesse qu’il n’emploiât; il se livra dès la
jeunesse à la plus infame prostitution; il entra dans toutes les fac=
tions pour brouiller et renverser l’Etat. Dabord il eut part aux des=
seins sanguinaires de Marius, il fut ensuite de l’horrible conspiration
de Catilina, pour massacrer les Consuls et le Sénat, bruler Rome, et s’em=
parer de tout le pouvoir de la République, et quoiqu’il eut échoué
dans cette conspiration, il ne cessa de conspirer, il corrompit le Peuple,
et se fit Chef d’un parti de desespérés, pour effraier ceux qu’il ne pou=
voit corrompre, il opprima les Provinces, en détruisit les habitans,
dépouilla les Temples, fit périr les armées de la République, s’empara
du Trésor public, s’empara du Monde, et détruisit la liberté. Ecoutez
la terrible consternation ou se trouva le Sénat et le Peuple Romain
dans cette horrible occasion; Lucain nous l’a ainsi décrite,

Lucanus, Pharsal. Lib. III. Ψ. 99.Fuit haec mensura timoris
Omnia Caesar erat, privata Curia vocis,
Si Regnum, si Templa sibi, jugulumque Senatus

/p. 67/ Velle putant quodcunque potest,
Testis adest, sedere Patrex, censere parati,
Exiliumque petat

Ainsi Rome la gloire et la maitresse du Monde tomba sous le joug
d’un Tiran qui augmenta ses crimes pour aquerir ce pouvoir; et ce fut
le plus grand. L’on ne peut pas douter qu’il n’en fût venu au massacre
et à l’incendie s’il avoit trouvé de la résistance; mais la plupart des Sé=
nateurs étoient alors avec Pompée: Rome étoit abandonnée, et ne pou=
voit se défendre contre les armes de l’Usurpateur.

Que devoient donc faire les Romains dans une si triste situation, et
sous un si atroce oppresseur qui devoit leur être fidèle et faire son devoir,
puisqu’il étoit un de leurs Citoiens, mais qui agissoit avec eux en étran=
ger, et en Conquérant barbare, qui serroit leurs liens avec la même
épée qu’il leur tenoit sur la gorge; il n’y avoit plus alors ni Loix, ni
liberté, ni appels, tout avoit disparu. Le Tiran étoit le seul Magistrat
& sa volonté la seule Loi. Pour avoir fait périr une partie du Peu=
ple Romain, avoit-il par la aquis le Droit de gouverner le reste? Et
parce qu’il lui avoit pris une partie de ses biens, étoit-il obligé de lui
donner le reste? Les heureux succès d’un criminel sanctifient-ils
son crime, et la grandeur des crimes en détruit-elle la nature? Et
en fait-elle de bonnes actions? Si l’intention de détruire l’Etat est
un crime de haute trahison qui mérite la mort, est-ce que celui qui
y a reussi devient par là un légitime Souverain, et en a-t-il aquis
les Droits?

Que restoit-il donc à faire aux Romains? Un jugement contre
César ne pouvoit avoir lieu. Omnia Caesar erat. La République n’avoit
pas des forces à lui opposer; il avoit détruit ou corrompu les armées
de la République, et si l’on en avoit voulu former une nouvelle, César
etoit en état de la détruire, avant qu’elle fût formée. Et étoit-il per=
mis pour faire périr Cesar, de faire périr avec lui vingt ou trente mille
hommes de son parti, et peut être autant de celui de la République?
Ces bons & valheureux Romains que César n’avoit pas fait périr? Etoit
il injuste et contre les Loix de tuer Cesar sans apparat, sans dépense,
et sans faire du mal à d’autres qu’à lui? Doit-on trouver étrange
et regarder comme /une action heroïque de surprendre et de tailler
en piéces/
un crime horrible qu’on ait tué par surprise un traitre
et un parricide, qui avoit souillé sa vie en violant les Loix divines
et humaines, et regarder comme une action heroïque de surprendre
et de tailler en pièces une armée? Chez les Sages et généreux Anciens
qui aimoient la liberté, c’étoit une maxime établie qu’un Tiran est
/p. 68/  un oiseau de proie, que l’on peut tuer à coups de lance dans sa cour, tout
comme dans une chasse régulière, ou dans son camp, et qu’on ne doit au=
cune justice à celui qui foule aux pieds toutes les Loix, et que tout hom=
me est en droit de détruire celui qui veut les détruire tous. Que comme
Hercule détruisoit les monstres, il étoit glorieux d’emploier toute sorte de
moiens pour delivrer le monde d’un tiran.

Si nous lisons l’histoire, nous y verrons que ce qui a donné cette
reputation et ce haut degré de gloire aux Heros de l’antiquité, et qui
a transmis si glorieusement leurs noms à la postérité, ces hommes
dont le Siècle présent n’est pas digne, sont ceux qui ont resisté, fait
périr, ou chassé les tirans et les usurpateurs, ces pestes, ces poids de la
terre, et ces bouchers du Genre humain.

En effet qu’y a-t-il de plus grand? Qu’y a-t-il de plus méritoire
que de sauver quelques millions d’hommes en faisant périr un cruel
meurtrier, un homme sans pitié et qui a désolé l’Univers? Peut-on
faire quelque chose de mieux que de tuer un coupable pour sauver la
vie d’un innocent? Le meurtre de César étoit une action si glorieuse
pour ceux qui l’executérent, si avantageuse et si utile pour ceux en
faveur de qui on la fit, qu’elle n’auroit jamais été blamée, si dans tous
les tems, il n’y avoit eu de miserables flateurs et de serviles creatures
du pouvoir arbitraire, toujours prétes à sanctifier et à soutenir les plus
énormes méchancetés, pourvu qu’ils en profitent, et qui ont si souvent
précipité d’honnêtes gens dans de très grands malheurs.

Timoleon, un des plus sages et des plus vertueux hommes qu’il
y ait eu sur la terre, emploia sa longue et glorieuse vie à détruire
les tirans, et n’aiant pu persuader à son frére d’abandonner le pou=
voir qu’il avoit usurpé, il le fit périr, ou consentit à sa mort, ne
trouvant point d’autre moien pour sauver sa patrie. Et si ensuite
cette action l’affligea beaucoup, ce fut à la bonté et à la tendresse de
son cœur, aux imprécations et aux reproches d’une mére trop indul=
gente qu’on doit l’attribuer, et non à ce que son amour pour le Genre
humain avoit diminué. Il se surmonta et fit connoitre qu’il ne s’é=
toit pas repenti d’avoir fait périr un tiran, mais d’avoir fait périr
son frére, et il immortalisa le reste de sa vie en continuant à détruire
les tirans, et en rétablissant la liberté.

Mais si le meurtre de César est un si grand crime, pourquoi a-t-=
on généralement détesté Catilina? Est-ce pour avoir seulement projet=
té ce que César exécuta? Mais dira-t-on César n’a point brulé Rome.
Il ne le fit point par bonté de cœur, mais pour sa propre sureté, et
s’il n’emploia pas le feu, ce fut parceque le fer lui avoit suffi. Je de=
manderai /p. 69/ si Olivier Cromwell eut péri dans une conspiration, la Posté=
rité auroit elle désaprouvé cette action par la raison que l’on ne pou=
voit le faire périr que de cette manière?

L’on trouve dans l’Histoire Romaine un fait qui donne un grand
jour sur cette matière. C’est l’histoire de Spartacus esclave Thrace,
et Gladiateur qui fut sur le point de se rendre maitre de l’Empire Ro=
main. Il avoit, ce me semble, les mêmes talens, et dans un aussi haut
degré que César, sans en avoir la naissance, ni l’éducation; et bien
moins criminel que lui: car j’espère que tout le monde m’accordera
qu’il y a moins de crime à travailler à recouvrer sa liberté, qu’à dé=
truire cruellement et traitreusement la liberté de sa Patrie.

L’on ne peut considérer qu’avec étonnement comment un pauvre
esclave hors de ses chaines, et délivré du fouet, suivi de 70 Gladiateurs
fugitifs, aiant formé une revolte dans le plus puissant Etat qu’il y
ait eu dans le monde, ait pu, par son courage et par son habileté,
assembler et former une formidable Armée; inspirer de la resolution
et de la fidélité à la lie du Genre humain; changer en Soldats des
voleurs et des vagabonds; leur faire soutenir la vue, et détruire les
Legions Romaines qui étoient la terreur du Monde, et qui l’avoient
conquis; qu’il ait pu retenir dans l’union, sans païe, et sans autori=
té, une populace sans expérience et indisciplinée, avec laquelle il
ne laissa pas de vaincre deux Armées Romaines, dont l’une étoit une
Armée Prétorienne. Et même lorsque Crixus, jaloux de sa gloire et
de ses succès l’eut abandonné et eut emmené une partie de ses for=
ces et qu’il eut été défait avec vingt mille hommes par le Préteur
Arrius, Spartacus ne laissa pas de continuer ses conquêtes; défit et
tua ce même Arrius, défit le Consul Lentulus, vainquit L. Gellius
l’autre Consul. Il y a bien de l’apparence que s’il n’avoit point été
affoibli par la désertion Crixus, il  auroit pu vaincre Crassus, et se
rendre Maitre de Rome.

Je demanderai donc aux défenseurs du pouvoir sans bornes,
aux admirateurs de César, si Spartacus eut défait Crassus, auroit-il
été légitime Souverain de Rome? N’auroit-on plus été en droit
de lui résister? Le Sénat, le Peuple Romain, et la plus grande
partie du Monde connu, lui auroient-ils du obéissance et fidélité?
Car, ou Spartacus n’auroit pas continué à vivre en voleur et en
brigand; ou il auroit continué; et s’il avoit continué chacun n’étoit
il pas en droit par les Loix de la Nature, pour sa propre conser=
vation, de même que par les Loix municipales de tous les Païs du
Monde de s’en saisir ou l’on auroit pu, et de le tuer s’il s’enfuioit,
ou s’il résistoit?

/p. 70/ Dites moi donc, vous parfaits esclaves, qui comme des bêtes, êtes
soumis à un pouvoir sans bornes, vous qui mettez de niveau le juste et
l’injuste, César avoit-il de meilleurs titres que Spartacus, pour s’emparer
de la toute puissance? Spartacus étoit aussi brave que César, mais il ne
fut pas si heureux, et ne causa pas d’aussi grands maux: La différen=
ce qu’il y avoit entr’eux, c’est que Spartacus étoit un grand homme,
et César un grand traitre, et un parfait tiran.

Que si Mr Robert Filmer et ces autres habiles Gens qui ont décou=
vert le véritable héritier d’Adam, vivoient dans ce Siècle, après avoir
découvert qui étoit César, ils n’auroient pas manqué de le complimen=
ter, et lui auroient dit, qu’ils étoient certains qu’il avoit un droit héré=
ditaire sur Rome, par Enée ce vagabond Prince Troien: ils l’auroient
appellé l’Oint du Seigneur, titre qu’ils ont donné à d’autres, et au=
roient en même tems donné les noms les plus affreux à son assassi=
nat, l’auroient traité de rébellion et de crime plus grand que la ma=
gie. Mais je ne crois pas que quoique César fit valoir sa descendan=
ce de ce vieux Héros de Troie, et qu’il crut avoir Droit à la Dicta=
ture en vertu de cet illustre parentage, j’aie eu tort de le qualifier
de traitre, d’Usurpateur et de vrai tiran.

Monsieur De Cheseaux croit qu’il est plus utile de considérer lesSentiment de Mr DeCheseaux le fils.
prérogatives dues aux Souverains que d’examiner la Question. Ces
prérogatives consistent en ce qu’il ne faut pas leur résister, ni leur
oter la vie, leur Personne est sacrée. Il faut distinguer ce qui leur
est du en qualité de Souverains, ou ce qu’on leur doit eu égard à la
Société. Les égards qu’on leur rend c’est à l’égard de la Société, il
est facile en ce cas de décider la Question; car César aiant violé tous
les droits de la Société, on n’étoit tenu à aucun égard envers lui
C’est ce qui lui fait croire que la mort de César étoit la plus belle
action qu’on ait pu faire.

Mr Gordon a prouvé, a dit Monsieur DeBochat, que CésarSentiment de Mr le Lieutenant Ballival DeBochat.
a usurpé l’autorité Souveraine; mais ce n’est pas de là qu’il faut
tirer des principes pour décider la Question. De quelque manière
qu’on ait aquis le pouvoir il n’est pas libre de lui résister.

Il faut pour décider la Question examiner les différentes relations
que César soutenoit parmi les Romains. 1° César doit être considéré
comme Magistrat Romain; or il n’étoit pas permis d’oter la vie à un
Magistrat par les Loix de Rome: il falloit que le Sénat décidât là
dessus, pour pouvoir le faire légitimement. 2° Peut être envisagé
comme Prince; or il n’est pas permis d’oter la vie à un Prince quel
qu’il soit. Mais César, dit-on, étoit un Tiran et non un Prince légitime.

/p. 71/ Je répons à cela qu’il n’est pas permis à un Particulier de décider
si un Prince est un Tiran, ou s’il ne l’est pas. Sans cela, que deviendroit la
Société? A quels troubles ne seroit-elle pas exposée? Dabord qu’un Particu=
lier pourroit décider sur cette Question, ne verroit-on pas tous les jours
des personnes mal intentionnées; ou que le Prince n’auroit pas conten=
té, parce qu’elles demandoient des choses injustes, ne les verroit-on pas
courir à la revolte, après avoir décidé que le Prince est un Tiran? Qui
voudroit se charger d’un emploi sujet à tant de revers? Bientot on
tomberoit dans l’anarchie. Les hommes ont renoncé à ce Droit en
formant des Sociétés.

César, dit-on, a pris les armes contre la République, il est traitre
à sa Patrie, j’en conviens; mais Pompée aiant été tué, César fut re=
connu pour légitime Souverain, et par cette délibération on effaça tout
ce que sa revolte avoit d’odieux: Dès là quelque méchant qu’il fut au=
cun n’étoit en droit de lui oter la vie. Je ne parle pas du lieu ou il fut poi=
gnardé, ni des autres circonstances de son meurtre, qui toutes rendent con=
dannables ceux qui l’ont commis, il n’est jamais permis à un Particulier
d’attenter à la vie du Prince.

Mr Gordon outre les choses en décrivant les maux que César a
fait pour s’emparer de l’Autorité Souveraine; mais si on comparoit
le sang répandu pour le recouvrement de la liberté, cela prouveroit
qu’on y a plus perdu que gagné. En France tandis qu’on a cru être
en droit d’examiner la conduite du Souverain, et agir contre lui lors=
qu’on trouvoit qu’il avoit violé les Droits du Peuple, cette Nation a
été malheureuse. Dès qu’on a oté ce prétendu Droit au Peuple, cette
Nation a été plus heureuse, par raport à chaque Particulier. Par
raport à la Société, il est donc utile de n’accorder à aucun Particulier
le droit d’examiner la conduite du Souverain.

Examinons de plus les suites de ce meurtre; les Romains n’y ga=
gnérent rien: il y eut un Triumvirat qui s’empara de l’autorité;
Auguste les lia ensuite par des liens indissolubles, ainsi leur joug ne
fit que s’affermir.

Disons de plus que Cesar n’étoit pas méchant; ainsi tout ce que
Mr Gordon dit de son mauvais caractère, pour autoriser ceux qui lui
donnérent la mort, n’a aucune force. Je ne les condannerai pas non
plus par les réflexions que Mr Prideaux fait sur la mort violente
qu’ils ont souffert; parce que cette mort étoit, ou pouvoit être une
suite des circonstances ou ils se sont trouvés; et il étoit assez ordinai=
re aux Romains de se donner la mort, quand il arrivoit de fa=
cheux revers

/p. 72/ J’ajouterai, à ce que j’ai deja dit, que si on regarde Cesar comme
Prince; il y a une obligation à ne pas attenter à la personne du Sou=
verain, nous avons renoncé à ce Droit, nous ne sommes plus dans l’état
naturel, et le Souverain y est. C’est là une conséquence du traité entre
le Souverain et les Sujets, ceux-ci n’ont qu’un Droit imparfait contre
le Souverain, et ils ne peuvent pas par conséquent exiger par la force
qu’il remplisse ses engagemens envers eux. Ces traités entre le Souve=
rain et les Sujets doivent rendre la personne du Souverain sacrée
c’est ce qui peut se démontrer.

Mais si le Souverain abuse de son autorité, et viole touts les
engagemens qu’il a pris avec ses Sujets, qu’il devienne un tiran, que
sera-t-il permis aux Sujets de faire pour se mettre à couvert de
la violence; ils pourront alors lui refuser l’obéissance, et lui decla=
rer qu’ils ne veulent plus dépendre de lui. S’il use de violence pour
les faire rentrer sous son obéissance, alors étant délivrés de leurs en=
gagemens, ils pourront repousser la force par la force, et se défen=
dre contre ses attaques.

Sentiment de Mr le Baron DeCaussade.Monsieur le Baron DeCaussade est tout à fait dans les idées
de Monsieur DeBochat, à quoi il a ajouté que César s’est trouvé
dans des circonstances délicates de la République; elle commencoit à
crouler sous le poids de sa propre grandeur, Mole ruit sua. César
avoit autant de courage que Pompée; il proposa à ce dernier de
congédier ses Troupes. Pompée l’aiant refusé César les poursuivit; aiant
de l’esprit, de la prudence, de la valeur; de l’expérience dans les affaires, il
usurpa l’autorité Souveraine que la République ne pouvoit plus
conserver. Et entre César & Pompée qui aspiroient tous deux à
l’Empire, n’étoit-il pas plus avantageux aux Romains d’être soumis
à César qui étoit bon, et qui avoit déclaré qu’il pardonneroit à tous
ceux qui avoient pris parti contre lui, que d’être soumis à Pompée
qui ne vouloit point pardonner à ceux qui avoient embrasser le
parti de César. César étant une fois Maitre, si les Romains avoient
raisonné juste n’auroient-ils pas pensé qu’il valoit mieux lui de=
meurer soumis, que de replonger la République dans de nouveaux
malheurs; car on savoit qu’Octavien son neveu devoit être son
héritier, et l’on pouvoit aisément comprendre qu’il mettroit tout en
usage pour se venger des meurtriers de son Oncle, et pour repren=
dre l’autorité Souveraine dont il avoit été en possession? La conjuration étoit
donc le plus mauvais parti à prendre pour sauver la Liberté.

D’ailleurs tout est sujet à des révolutions et à des changemens,
les Etats, comme toute autre chose; & sous quel prétexte voudroit-on
/p. 73/ rendre une espéce de Gouvernement perpétuelle? Enfin la Monarchie
convient mieux à de grands Etats que l’état Républicain.

Sentiment de Mr le Professeur D'Apples.Mr Prideaux et Mr Gordon outrent tous deux; Suivant le senti=
ment de Monsieur D’Apples; Le 1er attaché à la Cour s’efforce de prou=
ver qu’il est injuste d’attenter à la vie des Princes; ce qu’il remarque
de la mort des meurtriers de César, qu’il regarde comme dirigée par la
Providence qui condannoit leur action, ne doit pas être cité, cette cir=
constance manque de justesse. Mr Gordon d’un autre côté, partisan
zélé des Libertés d’Angleterre déclame contre César, et fait tous ses ef=
forts pour justifier ceux qui l’ont fait mourir.

La Question se réduit donc à examiner ces deux points. Si les
Conjurés avoient droit de punir César, supposé qu’il fut coupable. 2. Si
César étoit réellement coupable. Je commencerai par ce dernier article;
César ne peut pas être apellé tiran, on ne donne ce nom qu’à ceux qui
abusent de l’autorité qu’ils ont pour opprimer ceux qui leur sont soumis;
Cependant César n’est pas innocent; le Gouvernement étoit Républi=
cain, et César cherchoit à s’emparer de l’autorité. César est donc bla=
mable, parce que ce changement auroit du venir du consentement
universel, comme lorsque les Romains chassérent les Rois. Le Sénat
pouvoit donc déclarer César, ennemi.

2. Mais les Conjurés avoient-ils droit de le punir? Non. C’étoit
à la République à prononcer sa sentence et à la faire exécuter. Si
le Sénat avoit eu assez de courage il auroit proscrit César; et si César
en eut appellé au Peuple, et que le Peuple l’eut approuvé; le Gouver=
nement auroit changé légitimement, puisque c’étoit dans le Peuple
que résidoit l’autorité Souveraine. C’étoient donc des factieux que ceux
qui mirent à mort César, qui s’arrogeoient une autorité qui résidoit
dans le Sénat. Mais on dira qu’ils ont agi selon l’intention du Peuple
Romain; il s’en faut beaucoup que ce ne fut là l’intention du général. Les
billets que César reçut dans ce tems là, ou on lui disoit César tu dors, mar=
quoient ce qu’un grand nombre attendoit de lui. Si César eut fait comme
Sylla, Brutus auroit eu grand tort de lui faire violence.

Pour bien juger de l’action de Brutus, il ne faut pas envisager
Cesar comme Souverain, il ne l’envisageoit pas comme tel; il ne le re=
gardoit que comme un homme qui a violé les Loix & de quoi on doit
attendre, autant de violences & de plus grandes encor que celles qu’on
avoit essuiées jusques là. De plus pouvoit-il espérer que la République
décidât quand on lui imposoit un profond silence? Et quand les maux
sont grands chacun peut être le vengeur de la liberté. Chaque Répu=
blicain peut juger des sentimens des autres par les siens: il peut et il
/p. 74/ doit leur supposer autant de zèle et d’amour pour la Patrie qu’il en a lui
même. Si la République eut prononcé, César avoit des Armées & les auroit
forcé à se taire, ou à changer de sentiment. Chacun donc dans cet état
d’oppression rentroit dans l’état naturel, et quoique les voies qu’on em=
ploia fussent violentes, elles étoient permises. Je ne juge pas de leur action
par les effets qui en résultérent, cela vint de ce qu’on négligea de faire
casser le Testament et les Ordonnances de César. Je ne veux pas, a-t-il
dit, outrer comme Mr Gordon, qui a fait une Philippique; mais je trou=
ve l’action de Brutus bien fondée.

Sentiment de Mr le Professeur Polier.Monsieur le Professeur Polier a dit qu’à envisager Jules César com=
me simple Particulier, mais qui avoit causé de grands désordres, il ne
dépend pas d’un Particulier de se venger au nom de la Société, à moins
que ce Particulier n’ait une certitude que son action sera agréable au
plus grand nombre; mais comment s’en assurer quand ce même Pu=
blic se tait: A regarder Brutus comme Particulier ou même Associé
avec quelques autres; son action étoit violente, il n’avoit pas droit de
la faire: A la vérité les Sénateurs s’étoient déclarés contre César, et
dans la suite on déclara ceux du parti de César ennemis de la Répu=
blique. Si donc Brutus pouvoit s’assurer du sentiment du Sénat, il
pouvoit croire qu’il agissoit au nom de la République. Mais il ne le
pouvoit pas, parce qu’une partie des Sénateurs avoient suivi Pompée, et
que ceux qui étoient demeurés à Rome gardoient le silence. Il auroit
donc du attendre un tems plus favorable; que la République auroit pu
parler ouvertement. César devoit partir dans peu pour une expéditi=
on contre les Parthes, et alors en son absence, on auroit pu prendre
des mesures contre lui. Les Conjurés n’avoient donc aucune autorité
connue pour les autoriser. Bien loin de là, on a lieu de présumer que
le Sénat ne les auroit pas approuvés; car peu de jours après Octave
étant venu à Rome, le Sénat se déclara pour lui. On ne peut pas
non plus considérer César comme un Souverain, il ne l’étoit pas: il
étoit Général d’une armée, et s’il exerçoit une autorité absolue, c’étoit
une usurpation.

Il n’est pas au reste du sentiment de Monsieur DeBochat qui
croit que le Souverain représente toute la Société; il en est seulement
le Chef, et il a été établi tel pour son bien; il ne doit donc pas en
violer les privilèges; parce que les Peuples ne se sont établis ce Chef
que pour leur bien. Il n’agit au nom de la Société qu’autant qu’il
travaille au bien de cette Société, et par conséquent il est différent de
la Société. Ce n’est pas à dire, que toutes les fois qu’il fait une faute,
on soit en droit de lui en demander compte, à cause des maux qui en
/p. 75/ résulteroient pour la Société. Mais quand les maux sont grands, que
le Gouvernement dégenère en Tirannie, Monsieur DeBochat a lui mê=
me établi qu’on peut refuser l’obéissance. Chacun donc doit conserver
ses Droits.

On doit envisager, a dit Monsieur l’Assesseur Seigneux, la LettreSentiment de Mr l'Assesseur Seigneux.
de Mr Gordon, moins comme tendant à justifier la mort de César, qu’à
justifier le gout et les idées des Anglois. Il est dangereux d’attenter sur
un Souverain, par les raisons qu’a avancé Monsieur DeBochat; mais
de plus il n’y a presque aucun Souverain qui ne soit tiran à quelques
égards, qui n’ait enfreint quelques priviléges, qui n’ait conquis des Païs,
& il seroit très dangereux d’user de violence contr’eux à cet égard, à
cause des troubles qui naitroient dans chaque Société. Par là chaque
Particulier seroit juge de son Souverain, et après bien des troubles les
maux n’en seroient pas moindres; parce que si le Souverain avoit le
dessus, il ne manqueroit pas de punir ceux qui se seroient opposés à
son pouvoir; et de prendre des précautions violentes pour empécher de
pareils troubles à l’avenir; & si les Particuliers étoient victorieux dans
ces demélés, ils ne manqueroient de venir insolens, et de pousser trop
loin leurs privilèges, ce qui affoibliroit l’union qui doit regner entre le
Prince et le Sujet, union qui fait la force de la Société; enfin cela
établiroit une perpétuelle défiance entre le Prince et ses Peuples.
La Liberté est un Etre de raison, on y a renoncé dans l’état civil, soit
Monarchie, soit République. Dou je conclus que les maximes qui tendent
à attenter sur la vie des Souverains sont dangereuses et condanna=
bles.

Note

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Etendue
intégrale
Citer comme
Société du comte de la Lippe, « Assemblée XXXVIII. Lecture d'une lettre de Gordon sur le régicide », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 01 février 1744, vol. 2, p. 61-75, cote BCUL 2S 1386/2. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/544/, version du 24.06.2013.
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