Transcription

Société du comte de la Lippe, « Assemblée XXX. Renvoyée. Réflexions de Seigneux de Correvon sur l’équilibre des puissances, en complément à l'Assemblée VIII », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 30 novembre 1743, vol. 1, p. 338-344

XXX Assemblée.

Du 30e 9bre 1743. Présens Messieurs DeBochat Lieutenant
Ballival, Seigneux Bourguemaistre, Seigneux Boursier, Polier
Professeur, D’Apples Professeur, DuLignon, Baron De Gersdorff.

La Société s’étant assemblée, comme on s’est trouvé en petit
nombre, et que Monsieur le Conseiller DeSt Germain qui avoit
promis de faire une Dissertation sur les Francs-Maçons étoit en=
cor absent, on n’a rien lu aujourdhui, et on est convenu qu’on ne se
rassembleroit que dans la quinzaine à cause du passage des garni=
sons qui sont le long du Lac, et qui doivent passer par ici sur la fin
de la semaine prochaine, en s’en retournant.

On est encor convenu qu’on laisseroit à chacun le choix de la ma=
tiere qu’il voudroit traitter, afin qu’il n’y eut aucune gène pour personne.
/p. 339/ Cependant chacun a pris la resolution de ne travailler que sur des
sujets peutdont dont la connoissance peut intéresser Monsieur le Com=
te, en un mot des sujets dont il est parlé dans les Réglemens.

Comme les pages de ce Livre qui me restent ne sont pas suffi=
santes pour écrire ce qui s’est passé dans la Société suivante, je les
remplirai par des Réflexions que Monsieur le Boursier Seigneux a
pris la peine de mettre par écrit sur une Question après qu’on l’eut
traittée dans la VIIIe Société; C’est là ou il faut les rapporter.

Question donnée dans la Société de Monsieur le Comte de la
Lippe pour être traittée le 5e Janvier 1743:

Réflexions de Mr le Boursier Seigneux.S’il est permis de faire la guerre pour rétablir l’Equili=
bre entre les Puissances
.

1.

Avant que de poser aucun Principe ou Régle au sujet de cette
Question, il faudroit bien déterminer la nature du sujet, et ce que
c’est au juste que cet Equilibre.

2.

L’Equilibre dans les Corps matériels suppose des forces égales,
ou un partage de quantité qui ne laisse rien d’un côté de plus que
de l’autre. Dans les Corps Politiques ce seroit l’effet d’une distribu=
tion de Droits, de Puissance et de Ressources aussi juste et autant
égale qu’il seroit possible, en sorte que l’un de ces corps put ba=
lancer l’autre.

3.

L’idée de cet équilibre ne semble dabord puisée que dans les
Maximes de la Justice distributive, de l’Equité naturelle, de l’Ega=
lité primitive des Hommes vivans dans l’état de nature, auxquels
on compare quelquefois les Souverains relativement entr’eux.

4.

Elle paroit tirée encore de la nécessité apparente et que l’on
croit qu’il y a, à ce que les Sociétés soient à peu près d’égales for=
ces; de la Sureté dont jouiroit le Genre humain, si aucune Nation
n’étoit en état de prédominer sur l’autre.

5.

On juge qu’il en seroit à peu près dans les Corps civils, com=
me dans les Corps naturels, dans lesquels on observe que l’Equilibre
des liquides et des solides en fait la force, et la santé la plus parfaite.

6.

Si cet Equilibre de Puissance est desirable, il faut savoir, s’il est
également praticable, et si ce n’est point une belle chimére que l’on
se propose.

/p. 340/ 7.

Si ce n’est point encor un masque d’Equité dont se couvre la ja=
lousie ou l’ambition

8.

Si l’on ne pense pas beaucoup moins à reparer l’inégalité des for=
ces; qu’à les mettre de son côté.

9.

Le but de la balance politique doit être ou de conserver l’équilibre
ou il est; et de le rétablir ou il n’est pas.

10.

Pour juger de la bonté intrinsèque du but, il faudroit examiner si
toute inégalité même évidente est contraire à la Justice.

11.

Or un Prince qui devient extrémement Puissant, peut le devenir
par nombre de moïens qui n’ont rien d’injuste: comme par des Hérita=
ges, des Alliances, des Conquêtes même lorsqu’elles viennent à la suite
d’une Guerre légitimement entreprise.

12.

Il peut obtenir encor cette Supériorité par des endroits très louables,
comme par le soin de favoriser les Arts, et le Commerce de ses Sujets, en
peuplant de vastes Etats, en encourageant la culture des Terres, en des
Païs jusques là incultes, en aguerrissant ses Milices & en faisant des
Découvertes et des Etablissemens dans le nouveau Monde.

13.

Si un Prince déja grand par lui même peut devenir encore beau=
coup plus puissant par des moïens si légitimes, il n’y auroit plus d’équi=
libre. Cependant la Justice ne sauroit permettre de chercher à le ré=
tablir par la diminution d’une Puissance si justement établie.

14.

Il seroit moins juste encor, si ce Prince puissant ne formoit au=
cune entreprise sur la Liberté ou les Droits des autres Souverains.

15.

Il y a donc une inégalité compatible avec la Justice, tout comme
il y en a entre les fortunes des Particuliers. Les vues de l’Equilibre ne
sauroient donc être dans tous les cas avouées et conduites par la Justice.

16.

En de tels cas, il ne paroit pour le procurer qu’un seul moïen légi=
time de faire le contrepoids de cette Puissance. C’est des Alliances entre les
Puissances les plus foibles, à titre de Ligues défensives, et de mesures pour
résister en cas d’attaque; ou des Traittés directs avec la Puissance que l’on
redoute, dans lesquels on stipule la sureté desirée.

17.

Tout ce que la Justice peut encor permettre, est de prendre toutes
/p. 341/ les mesures pacifiques, ou pour découvrir si le Prince trop puissant n’a
point dessein d’abuser de sa Puissance; ou pour s’assurer à cet égard de sa
droiture, ou pour l’intéresser à ne point troubler les droits d’autrui; ou en=
fin pour lui servir de frein, et même pour l’empécher absolument, s’il se
peut, d’en venir à bout.

18.

La crainte, la défiance, les soupçons, certaines apparences même, ne
pouvant être autorisées comme des motifs suffisans de prévenir celui
que l’on craint, ne sauroient autoriser non plus des démarches plus
violentes, tendant à prévenir l’attentat que l’on redoute.

19.

La Politique qui tendroit à rétablir l’equilibre ne peut donc
être saine que dans ces deux cas; Ou lorsque le Prince trop puis=
sant devient tel par des injustices, comme par des Guerres & des Con=
quêtes sans fondement; Ou lorsque la Balance panchant déja trop
de son côté, il montre evidemment par des actes non équivoques
qu’il se propose d’en abuser.

20.

L’intérêt d’une Nation qui a pour but d’assurer ses avanta=
ges, ne peut en saine Politique donner au Prince qui la conduit
plus de Droit pour y parvenir, que la Loi naturelle n’en donne
à chaque Homme en particulier pour mettre à couvert les siens.

21.

Ce qu’on croira peut être pouvoir permettre, sera de prévenir
le Prince dont on a de justes sujets de défiance. Sur quoi il me pa=
roit clair, qu’à moins que l’on n’ait des preuves indubitables du des=
sein de nuire, d’un complot secrettement formé sur ses Droits, ou sur
sa Liberté, ou tout au moins un nombre d’indices concourans ensem=
ble, il n’y a aucun moïen d’excuser une prévention hostile.

22.

Encore faudroit-il supposer qu’il n’y eut nul moien pacifique
de s’expliquer sur de tels indices, ou de rendre inutiles des projets pareils.

23.

En général il est très dangereux de permettre aux Hommes
naturellement craintifs, ou aux Princes qui ont tant de motifs à la
défiance, de troubler la Paix par de tels motifs.

24.

L’usage de la Guerre pour remettre l’équilibre n’a pour l’ordinai=
re d’autre effet que de le déranger d’une autre façon.

25.

Dans la main violente des Princes ambitieux la Guerre n’y contribue
/p. 342/ pas mieux que les mouvemens rude d’une main pesante ne contribueroient
à l’équilibre d’une legere Balance.

26.

L’équilibre ne pouvant jamais devenir parfait vu les changemens
naturels et inévitables qui arrivent à la fortune des Princes, les Politiques
ne doivent jamais l’avoir pour objet de leurs plans, et de leurs démarches.

27.

On ne pourra donc avoir en vue que la portion grande ou petite
que chaque Prince possède à titre légitime, ou reconnu tel par les Traittés.

28.

Ainsi après une Paix générale, ce qui a été confirmé à chaque
Prince est censé lui appartenir de Droit; et l’Etat respectif ou les Traittans
se trouvent alors est censé entr’eux l’équilibre.

29.

Un partage convenu, quoiqu’inégal est équivalent pour l’effet à
une parfaite égalité; pourvuque la liberté y ait regné et que chacun
n’ait traitté que de ce qui pouvoit lui appartenir.

30.

Il n’y a plus en ce cas que les absens non ouïs, ni appellés, ou dont
on a compromis les Droits qui puissent s’en plaindre.

31.

Par rapport aux Contractans, il n’y a plus que les dérogations aux
conditions du Traitté qui puissent justement être attaquées par les armes.

32.

Il peut y avoir dans un Traitté des gloses pour prévenir l’agran=
dissement de ceux que l’on craint, de la violation desquelles sur tout
naitroit une Guerre légitime. P. e. Que tel Prince s’abstiendroit du Com=
merce dans les Indes, ou autre glose qui géneroit sa Liberté naturelle.

33.

En de tels cas, ce ne sera pas, parceque tel Prince étend son pou=
voir, qu’on pourra lui faire la Guerre; mais parcequ’il enfraint une
des suretés qu’il a volontairement donnée contre la crainte de son
agrandissement.

34.

En général même tout Prince qui donnant de forts ombrages à
ses voisins refusera de donner des suretés raisonnables pour les dissiper
peut légitimement être prévenu.

35.

Le but principal de la Balance en Europe est de rendre impratica=
ble toute vue à la Monarchie universelle.

36.

Autre vue d’empécher s’il est possible l’oppression d’aucune Souve=
raineté actuelle, pour en grossir celle d’un autre Monarque.

/p. 343/ 37.

Les Républiques devroient être ménagées et maintenues avec
le plus de soin, parce qu’elles n’auront jamais de telles vues, et qu’il
est beaucoup plus difficile qu’elles y parviennent.

38.

Les Monarchies despotiques sont à cet égard les plus à craindre,
& c’est aussi de toutes les Souverainetés celles dont on doit le plus
chercher à limiter les progrès.

39.

De là il resulte que les Roiaumes ou le pouvoir du Roi est li=
mité par des Parlemens ou des Etats seront moins sujets à de tels
excès.

40.

La raison en est que la Nation a toujours un intéret opposé
à l’excessif agrandissement de son Roi.

41.

C’est une chose certaine que les Sujets deviendront toujours
plus petits, à mesure que leur Roi deviendra plus grand. La mê=
me superiorité qu’il aura sur les autres Princes, lui servira à
éteindre la Liberté.

42.

Donc si les Peuples étoient sages, ils ne se préteroient qu’à
regret aux nouvelles Conquêtes de leur Prince.

43.

Donc si les Princes étoient prudens, il devroit entrer dans
leur plan d’équilibre une vue générale de maintenir aussi bien
la Liberté et les Droits bien reconnus des Sujets opprimés contre
des Princes Tyrans; parce que cette oppression peut fraier à ceux
ci un chemin plus aisé au pouvoir exorbitant et illimité.

44.

A le bien prendre le véritable intérêt des Princes n’est d’a=
querir ni au dedans, ni au dehors une Puissance arbitraire et
demesurée.

45.

Les plus habiles sont ceux qui maintiennent et qui perfec=
tionnent, plutot que ceux qui agrandissent et qui négligent, ce
qui est assez ordinaire aux grandes Puissances.

46.

Une grande masse croule souvent par son propre poids. C’est ce
qui est arrivé constamment aux grandes fortunes, et aux Empi=
res trop vastes.

47.

Les Anciens ont bien eu l’idée de l’équilibre entr’eux et quelque
Nation voisine, quand elle leur a paru trop puissante: mais nulle=
ment de la Balance universelle. Ainsi les Grecs ont cherché par leur
/p. 344/ union à se maintenir contre les Rois de Perse et de Macédoine.
Mais ni eux, ni les autres Peuples n’ont su prévenir la vaste Domi=
nation des Romains, ni l’inondation des Septentrionaux. L’une et
l’autre seroit vraisemblablement impraticable aujourd’hui.

48.

On doit sans doute l’équilibre et au commerce plus fréquent
des Nations entr’elles, et à l’étude appliquée des forces et des vues
de chaque Etat.

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Citer comme
Société du comte de la Lippe, « Assemblée XXX. Renvoyée. Réflexions de Seigneux de Correvon sur l’équilibre des puissances, en complément à l'Assemblée VIII », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 30 novembre 1743, vol. 1, p. 338-344, cote BCUL 2S 1386/1. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/538/, version du 24.06.2013.
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