Description du projet
Gibbon et Lausanne: un rapport dynamique
It was on the day or rather the night of the 27th of June 1787, between the hours of eleven and twelve that I wrote the last lines of the last page in a summerhouse in my garden. After laying down my pen, I took several turns in a berceau or covered walk of Acacias which commands a prospect of the country the lake and the mountains. The air was temperate, the sky was serene; the silver orb of the moon was reflected from the waters, and all Nature was silent.
C’est en ces termes que le plus célèbre historien anglais Edward Gibbon (1737-1794) décrit le moment où, assis dans le pavillon de jardin de sa demeure lausannoise, il termina le manuscrit de l’ultime volume de son chef-d’œuvre The History of the Decline and Fall of the Roman Empire. Ces lignes ont été depuis répétées à l’infini ; au cours du XIXe siècle, on les retrouve dans les écrits des voyageurs anglais et européens de passage à Lausanne, dans les journaux littéraires, dans les recueils de citations remarquables, et même dans les guides de voyage énumérant les sites mémorables de la rive nord du lac Léman. Elles constituent aussi le passage le plus cité de l’un des ouvrages posthumes de Gibbon, rédigés à Lausanne, à savoir ses Mémoires. À leur lecture, on ne peut être que frappé par le rôle attribué par Gibbon à sa ville d’adoption dans le développement de sa personnalité. On apprend les raisons qui l’ont contraint à s’établir à Lausanne dans les années 1750 et pourquoi il choisit de s’y installer définitivement au début des années 1780. Gibbon fournit par la même occasion de précieuses informations sur la culture académique lausannoise du milieu du siècle, sur l’intense sociabilité nobiliaire et la présence de la nation anglaise en terre vaudoise, ainsi que sur la situation politique de la Suisse au début de la Révolution française. Ceci dit, le propos n’a rien d’un récit que l’on pourrait détacher de son contexte biographique ; au contraire, Gibbon utilise la ville de Lausanne comme un décor de théâtre pour mettre en scène l’ascension du jeune « gentleman of letters », qui deviendra le « luminous historian » du Decline and Fall, pour reprendre les termes de sa biographe Patricia Craddock.
Si Gibbon a été façonné par Lausanne, l’inverse est tout aussi vrai ; il ne fait aucun doute que la cité lémanique a subi l’influence de Gibbon, un héritage qui a perduré bien au-delà de sa mort survenue en janvier 1794. Non seulement sa dernière maison, dite la Grotte, est devenue un sanctuaire pour des générations de visiteurs anglais et européens, dont certains n’hésitaient pas à escalader de nuit les murs du jardin pour revivre le moment magique décrit dans les Mémoires, mais Lausanne l’a également adopté comme saint patron de son tourisme naissant afin d’attirer les visiteurs fortunés. Le premier hôtel de luxe lausannois, construit juste à côté de son ancienne maison, prend pour nom « Hôtel Gibbon ». Des guides touristiques ont même reproduit la figure de Gibbon sur leur couverture. Avant que la cité vaudoise ne devienne la capitale olympique, Lausanne était ainsi connue comme la ville de Gibbon.
Les trois séjours
Edward Gibbon arrive à Lausanne en juin 1753. Né en 1737 à Putney, au sud de Londres, il est le seul enfant parvenu à l’âge adulte d’Edward et Judith Gibbon. Son grand-père, également prénommé Edward, avait fait fortune à la bourse, laissant à sa famille un patrimoine suffisamment important pour lui permettre de vivre confortablement de ses rentes. À l’âge de 15 ans, Gibbon est envoyé au Magdalen College d’Oxford où, au grand dam de son père, il se convertit à la foi catholique. Cette initiative vaut au jeune Gibbon de se retrouver placé, à l’âge de 16 ans, auprès du pasteur Daniel Pavillard et de sa femme dans leur maison de la rue Cité-Derrière, située non loin de la cathédrale de Lausanne. Gibbon passera les cinq années suivantes sous le toit et la tutelle de Pavillard. S’il se souviendra plus tard de son premier séjour lausannois comme d’une période de privations, symbolisée par la mauvaise humeur de Mme Pavillard et sa nappe toujours sale, ce séjour est aussi et surtout celui de son éveil intellectuel. Cette petite ville que Gibbon avait perçue de prime abord comme un trou perdu était au contraire un lieu dynamique, pleinement intégré dans les réflexions intellectuelles qui avaient alors cours en Europe. Si l’éducation du jeune Anglais à Lausanne ressemble à celle des visiteurs qui l’ont précédé, il se distingue clairement par son zèle intellectuel. En plus de perfectionner son latin et d’apprendre le grec, Gibbon étudie assidûment les travaux des historiens anciens et modernes français, italiens, anglais et suisses. Il compose ses propres tableaux chronologiques et entame des relations épistolaires savantes avec des érudits suisses. C’est à cette époque qu’il s’intéresse à l’histoire civile suisse et étudie les vestiges de l’ancienne province romaine de l’Helvétie. Lors de ce séjour, il noue des liens d’amitié très forts, par exemple avec le Lausannois Georges Deyverdun, et tombe même sous le charme de la fille d’un pasteur vaudois, Susanne Curchod, future épouse du ministre français des finances, Jacques Necker. Gibbon retournera en Angleterre en 1758, certes reconverti au protestantisme comme l’avait exigé son père, mais devenu désormais un jeune érudit humaniste pleinement formé, comme le montre l’Essai sur l’étude de la littérature dont il commence la rédaction à la fin de son premier séjour et qui est publié avec succès en 1761.
Gibbon revient à Lausanne le 25 mai 1763. Ce qui ne devait être qu’une escale de son voyage vers Rome durera finalement jusqu’au 18 avril 1764. Il loge cette fois à la pension Crousaz de Mézery, dans l’élégante rue de Bourg. Ce pied-à-terre lui donne accès à la haute société lausannoise : le jeune lettré devient membre du Cercle de la rue de Bourg, un club masculin réservé à la noblesse, fréquente les salons, au public mixte mais le plus souvent tenus et animés par des femmes. Il participe presque quotidiennement à des assemblées où le plaisir de la conversation cède le pas aux parties de whist, de piquet ou d’autres jeux d’argent. La résidence baillivale du château Saint-Maire, situé derrière la cathédrale, s’ouvre aussi à lui, les représentants successifs du souverain bernois, nommés pour six ans, ayant toujours tenu leur demeure relativement ouverte aux membres des grandes familles lausannoises et aux étrangers de marque. Ce deuxième séjour marque un nouveau développement dans l’évolution intellectuelle de Gibbon et doit avant tout être considéré comme la période où il passe du statut d’homme de lettres et de critique littéraire à celui d’historien, un changement que sa précédente confrontation avec les débats historiographiques des années 1750 avait préparé. Une grande partie des onze mois passés à Lausanne est en effet consacrée à l’acquisition d’une compréhension critique de la géographie et de la topographie de la Rome antique grâce à l’étude attentive de Roma Vetus de Nardini et d’Italia Antiqua de Cluver. Les satires de Juvénal et d’Horace lui permettent de connaître les mœurs romaines, tandis que Spanheim lui fournit des informations sur la numismatique du monde antique. Si l’esprit de Gibbon se focalise sur le passé, il demeure un observateur attentif du présent, notamment de la situation politique et économique du Pays de Vaud et de ses relations avec Berne. Dans sa Lettre sur le gouvernement de Berne, qui sera publiée après sa mort par son ami Lord Sheffield, l’historien compare le traitement paternaliste de Berne envers ses sujets francophones à la façon dont Rome avait traité ses alliés avant le début des guerres sociales. Il tourne en ridicule ceux qui pensent qu’une faible imposition et la non-intervention politique équivalent à la liberté politique, une position qui, après la révolution vaudoise de 1798, lui valut la réputation d’un critique précoce et particulièrement incisif de Berne.
Quelles que soient les réserves que Gibbon ait pu avoir pendant son second séjour, lorsqu’il retourne à Lausanne en 1783, il semble parfaitement satisfait de la situation vaudoise. Après une carrière politique relativement courte en tant que membre du Parlement et face à la perspective de difficultés financières engendrées par son style de vie à Londres, il cède aux instances de son ami de jeunesse Georges Deyverdun qui l’invite à vivre à la Grotte, une grande maison située au sud de Saint-François. Gibbon arrive désormais à Lausanne en tant que personnalité à la réputation internationale, auréolé de l’immense succès rencontré par son grand œuvre The Decline and Fall, dont les trois premiers volumes sont déjà publiés. Une fois installé chez son ami Deyverdun, Gibbon devient rapidement une figure incontournable de la sociabilité lausannoise. Il noue de nouvelles amitiés, en particulier avec Catherine et Salomon de Charrière de Sévery et leur fils Wilhelm, qui accompagnera l’historien lors de son voyage à Londres en 1787. Après la mort de Salomon de Sévery, Gibbon devient le confident de Catherine et il laissera aux Sévery la garde de la Grotte lorsqu’il retourne en Angleterre en 1793. Lors de ce troisième séjour, la maison de la Grotte et son magnifique jardin – l’un des premiers de style anglais de la région – sont le centre de l’activité de Gibbon. Entouré de ses livres et des objets qu’il a apportés d’Angleterre, Gibbon suit une routine quotidienne méticuleuse, séparant strictement le temps consacré à l’étude du reste de la journée qu’il passe à recevoir des amis ou à leur rendre visite. Gibbon répond aux nombreuses invitations en organisant dîners, bals et concerts à la Grotte. C’est là qu’il accueille une série de personnalités, désireuses de converser avec lui. Au début des années 1790, ses problèmes de santé liés à son obésité s’aggravent. À la nouvelle de la mort, en 1793, de l’épouse de Lord Sheffield, Gibbon n’hésite pas à retourner en Angleterre pour réconforter son ami en deuil. Il s’agira de son dernier voyage puisqu’il meurt à Londres, en janvier 1794, des complications dues à une intervention chirurgicale censée le soulager d’une hydrocèle très handicapante. Sa mort consterne son cercle d’amis lausannois. Il n’y a pas jusqu’à l’ancien bailli, Gabriel von Erlach, qui ne souligne l’impact de sa disparition sur le chef-lieu vaudois.
Découvertes récentes et nouvelles recherches
Le projet Gibbon et Lausanne, dont l’imposant ouvrage collectif Edward Gibbon et Lausanne. Le Pays de Vaud à la rencontre des Lumières européennes (Infolio, 2022) constitue la synthèse, a débuté par une (re)découverte archivistique, suivie de bien d’autres. En 2011, plusieurs tableaux chronologiques qui avaient été exposés lors de l’exposition de 1976 attirent l’attention de l'équipe de Lumières.Lausanne. Avec l’aide d’experts, ces tableaux manuscrits ont pu être attribués avec certitude à Gibbon mais aussi redatés, l’hypothèse du premier séjour devenant la plus crédible. D’autres documents – dont une partie de ceux que Meredith Read avait vus à la Grotte – sont exhumés des Archives de la Ville de Lausanne et des Archives cantonales vaudoises et relus avec une attention nouvelle. Si les fonds lausannois n’égalent pas ceux de la British Library, où sont conservés la plupart des manuscrits de Gibbon, ils se sont révélés d’une grande importance parce qu’ils éclairent la vie de l’historien à Lausanne. Parallèlement à l’analyse des sources écrites, l’étude des objets qui ont fait partie du quotidien de Gibbon a été rendue possible grâce à l’accueil généreux des descendants de la famille de Charrière de Sévery. Nous avons ainsi pu admirer, entre autres, des tableaux qui ornaient autrefois la Grotte, la vaisselle de Gibbon ou encore sa valise de voyage que les descendants ont soigneusement conservés à la mort de l’historien. Ces divers objets, dont plusieurs ont été reproduits dans l'ouvrage collectif, ne constituent qu’une part d’une collection bien plus importante à l’origine, comprenant des manuscrits et des œuvres d’art qui ont été déjà confiés aux Archives cantonales vaudoises et aux institutions muséales au cours du XXe siècle, ou vendus à Londres lors des célébrations organisées pour le centenaire de la mort de Gibbon en 1893, à l’exemple des bouteilles de vin ayant appartenu à l’historien.
Ces redécouvertes successives ont permis d’établir des échanges fructueux avec d’éminents spécialistes de Gibbon et des Lumières européennes, parmi lesquels Robert Mankin, parti bien trop tôt en 2017, David Womersley, Frederik Lock, John Robertson, Brian Young, John Pocock, Patricia Craddock, Richard Whatmore et Peter Miller. Leurs connaissances sur l’historien et son œuvre ont pu être mises en dialogue avec les dernières recherches portant sur le contexte lausannois, dont les contours se précisaient au même moment. Au cours des deux dernières décennies, l’histoire culturelle de la Suisse occidentale du XVIIIe siècle en général, et de Lausanne en particulier, a en effet suscité un vif regain d’intérêt parmi les chercheurs, mis en valeur notamment grâce à Lumières.Lausanne. Nous avons aujourd’hui une compréhension plus fine des débats politiques, intellectuels et philosophiques qui se sont tenus à Lausanne, ainsi que de la vie sociale et culturelle animant cette ville, qui a joué un rôle clé comme lieu de rencontre pour de jeunes aristocrates étrangers et de refuge pour qui fuyait les persécutions religieuses ou les révolutions. Grâce aux cours dispensés ces dernières années à l’Université de Lausanne, aux conférences données en Suisse et à l’étranger, à des journées d’études et au colloque qui s’est tenu en novembre 2015, l’importance du contexte lausannois pour la formation intellectuelle de Gibbon a été progressivement mise en évidence, tandis qu’une nouvelle génération d’étudiants et de jeunes chercheurs de la Faculté des lettres se familiarisaient avec les textes de l’historien.
Aussi, tout en s’insérant dans le sillage des travaux antérieurs sur Gibbon à Lausanne (voir la bibliographie secondaire rattachée au projet), principalement centrés sur la place du Britannique dans l’historiographie moderne, l’ouvrage Edward Gibbon et Lausanne. Le Pays de Vaud à la rencontre des Lumières européennes adopte-t-il un angle de vue différent. En réexaminant la relation de Gibbon avec sa ville d’adoption – qui l’influença sans doute davantage qu’on ne l’a pensé – il entend saisir toute la diversité de ses intérêts. Dans une perspective résolument interdisciplinaire, rendue possible par la collaboration de trente-cinq auteurs, cet ouvrage réunit des historiens des idées et des religions, des littéraires, des historiens de l’art, des archéologues, des historiens du patrimoine et du tourisme, ou encore des spécialistes de la culture matérielle. En mettant l’accent sur les documents d’archives et les objets qui nous sont parvenus, les septante contributions – regroupées en sept parties thématiques – entrent en résonance avec les traces laissées par Gibbon, tout en reflétant l’approche historiographique éclectique de l’auteur du Decline and Fall. Enfin, ce projet souhaite transmettre l’enthousiasme des chercheurs qui ont découvert des sources qu’on avait oubliées, cru disparues, ou dont l’importance avait été négligée. Qu’il puisse ouvrir la voie à de futurs travaux sur Gibbon lui-même ainsi que sur Lausanne à titre d’observatoire et de laboratoire des Lumières européennes.
Extrait tiré de l'introduction dans Béla Kapossy et Béatrice Lovis (dir.), Edward Gibbon et Lausanne. Le Pays de Vaud à la rencontre des Lumières européennes, Gollion, Infolio, 2022. Disponible dans son intégralité ci-dessous (pdf).
Remerciements
Nous exprimons notre reconnaissance auprès de toutes les personnes impliquées dans ce projet, en particulier la professeure Danièle Tosato-Rigo et Séverine Huguenin, ainsi que les trente-cinq auteurs qui ont contribué à l’ouvrage collectif dirigé par nos soins et magnifiquement édité par Infolio.
Nous remercions chaleureusement les collectionneurs privés et les institutions qui nous ont mis à disposition leurs archives et leurs collections, en particulier les familles Reszler, De Rham et Erlach, la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne, les Archives cantonales vaudoises, les Archives de la Ville de Lausanne, le Musée Historique Lausanne, le Musée cantonal des Beaux-Arts, le Musée national suisse de Prangins, le Musée romain d’Avenches, la Burgerbibliothek de Berne et les diverses insitutions britanniques contactées, parmi lesquelles le British Museum de Londres et le Magdalen College à Oxford.
Citer comme
Lumières.Lausanne, projet "Edward Gibbon et Lausanne", dirigé par Béla Kapossy et Béatrice Lovis, Université de Lausanne, url: https://lumieres.unil.ch/projets/gibbon, version du 12 septembre 2022.