Transcription

Barbeyrac, Jean, Lettre à Jean Alphonse Turrettini, Groningue, 29 juin 1720

A Groningue ce 29 Juin 1720.

Je reçûs, Monsieur, en son tems, vos deux derniéres lettres. La prémiére parvint à moi 1 mot biffure
peu de jours après que je vous avois écrit; & quand j’eus reçû l’autre, j’attendois de jour en
jour vôtre Nubes testium &c. pour vous en remercier. Ce livre est arrivé assez tard, & depuis
il s’est toûjours trouvé, les jours de poste, quelque chose qui m’a empêché de vous
écrire. Enfin me voici en état de vous donner de mes nouvelles, & de vous en demander
des vôtres; d’autant plus que je ne puis guéres en savoir d’ailleurs, ne recevant des Lettres de
Lausanne que rarement.

J’ai lû avec bien du plaisir vôtre Dissertation sur les Points fondamentaux, & je souhaitte
qu’elle produise tout l’effet qu’elle doit naturellement produire. Mais malheureusement il y a encore
un très-grand nombre de Théologiens, qui ne sont nullement disposez à entendre raison. Cepen=
dant il faut esperer qu’avec le tems l’esprit de modération fera de plus en plus des progrès, si ce
n’est par tout le Monde Protestant, du moins en certains endroits. & si ce n’est parmi les
Théologiens, du moins parmi les politiques. Il importe souverainement que ceux-ci entrent dans
ces sentiments parce qu’il n’y a qu’eux qui puissent contribuer à introduire & à rendre un
peu communs les principes de Modération, en cherchant, pour remplir les Chaires, des gens qui
2 mots biffure en soient eux-mêmes imbus. C’est ce qui me fait peu esperer de ces Provinces, parce
que, soit prévention ou politique, je vois que l’on choisit ordinairement les plus rigides Orthodoxes.
Depuis peu, la Chaire de Théologie, qui étoit vacante à Utrecht par la mort de Mr Burman,
après avoir été refusée par un Professeur d’Heidelberg, vient d’être remplie par Mr Lampe,
Min. de Breme, & l’un des Auteurs de la Biblioth. Hist. Theol. Crit. que vous aurez
peut-être vuë. Vous pouvez juger par là ce qu’on doit attendre d’un tel homme, qui regarde
toutes les rêveries des Cocceiens commes des Oracles, & qui ne s’occupe qu’à en débiter de semblables
de son chef.

A propos d’Utrecht, j’ai appris depuis peu, que, sans que j’en sûsse rien, j’ai été mis
sur les rangs pour la place laissée vacante par Mr Vitriatius le fils, appellé à Leide. On avoit
appellé prémiérement un Mr Valsmid, professeur à Marpourg, qui refusa; d’où vous pouvez
conjecturer que les avantages qu’on lui offroit ne devoient pas être fort considérables; & enfin
après bien des délais, on s’est déterminé pour un autre Allemand, nommé Otto, qui a
quitté volontiers Duisbourg, où il étoit Professeur. Ceux qui ont appuié ses sollicitations, ont
fait valoir sa qualité d’Allemand, pour qui le mettoit en état d’attirer les Etudiants de
sa Nation, par la connoissance du Droit Public d’Allemagne. Pour ce qui me regarde, voici
mot-à-mot ce que l’on m’a écrit depuis peu d’Utrecht. «Ce que j’ai eu l’honneur
de vous marquer, touchant l’attente où l’on a été de vous voir appellé ici, étoit fondé
sur ce que tout ce qu’il y avoit ici de la Nation Britannique, & de leurs Fauteurs, n’ont
rien omis pour faire connoître combien ils le souhaittoient, & combien cela attireroit de
leur Noblesse, à laquelle le seul nom de Groningue déplaît & fait peur: au lieu qu’il
y a ici bon air, beau monde, & Académie d’Exercises bien réglée. J’eus occasion en
particulier de déclarer, que l’on m’avoit écrit de cinq endroits pour savoir ce qui
en étoit, avant que de se déterminer sur le choix du lieu où l’on devoit envoier de
jeunes gens destinez à l’étude. Quoi que j’aie peu pénétré dans le Secret, il m’en
a assez paru, pour juger que la Brigue des Envieux prévaloit. Ces Mrs n’ont
apparemment pas considéré, que Qui invidet, minor est: mais ils ont cru qu’il
importoit peu, pourvû qu’on réussit. C’est Mylord Cadogan, qui me fournit ce mot &c.»

Celui qui m’a écrit cela, est un Mr Daniel, Gouverneur du Fils de l’Amiral
Norris. Il devoit venir chez moi il y a troisdeux ans, avec son Eléve; mais l’inondation fit
peur à la Mére de ce Jeune Homme. Cet accident a contribué beaucoup à empêcher
qu’il ne vînt ici des Etrangers; joint au portrait que vous voiez qu’on fait de cette Ville, & qui
est fort outré. Ce qu’il y a de vrai, c’est que les Jeunes Gens ne peuvent pas trouver ici
<1v> comme à Utrecht, des divertissemens, & une grande Société, propre à les distraire, ni Académie d’Exercises bien
réglée. Du reste, l’air est peut-être aussi bon que celui d’Utrecht. Pour moi, le peu de logement
que je puis donner dans ma Maison, n’a pas été vuide jusqu’ici. Vous verrez à Genéve un Anglois,
nommé Mr Elliot, qui a demeuré chez moi un an, & à qui même j’ai donné un mot de
lettre pour vous, à sa requisition. J’attens au mois de Septembre, un Neveu de Mr Leathes,
Résident d’Angleterre à Bruxelles, & c’est ce qui m’a donné occasion de recevoir les lettres de Mr
Daniel, dont je vous ai parlé, qui m’a écrit de la part de ce Résident. A l’heure qu’il est,
j’ai actuellement un jeune homme de Hambourg, avec son Gouverneur, qui ont voulu venir absolu=
ment, malgré les Vacances, & les difficultez que je leur avois faites par rapport au logement,
fondée sur ce que je vais vous dire. Mr Lullin m’écrivit de Paris, au commencement de Mars,
& en me demandant d’abord conseil sur le choix d’une Académie de ces Provinces, où il pût être
en retraite pour quelque tems, afin d’y faire quelques études, il finissoit par me dire, que si je
voulois le recevoir chez moi, son parti seroit bien tôt pris; & qu’il feroit aussi tôt partir d’Angleterre
une grosse caisse de livres, qu’il y avoit achetée. Je lui répondis incessamment, que le logement,
que je pouvois donner, se trouveroit vuide justement au mois de Mai, & que si cela l’accommodoit
je tâcherois de l’y recevoir de mon mieux. Cependant je n’ai plus entendu parler de lui depuis,
quoi que, comme il souhaittoit de moi une promte réponse, j’eusse lieu d’en attendre une pareille
de sa part, soit qu’il eût changé de dessein ou non. Cela m’a tenu en échec, & m’a engagé
à faire dire la chose comme elle étoit à mes Allemands qui vouloient venir. Ils ont même
consenti, qu’au cas que Mr Lullin, à qui j’avois promis, vînt ici, ils sortiroient de la Maison,
& prendroient quelques Chambres dans le voisinage. Mais comme ils sont en possession, il seroit
fâcheux de les déloger; d’autant plus que le silence de Mr Lullin peut être regardé comme
un refus des offres que je luis avois faites. Je pourrois bien encore, en me mettant à
l’étroit, lui donner une Chambre; mais je l’ai promise au Neveu de Mr Leathes, dont je
vous ai parlé, qui doit demeurer deux ans chez moi, & qui étant sans Gouverneur doit nécessai=
rement être sous mes yeux. J’ai appris depuis peu, par Humbert, Libraire, revenu de Paris,
que Mr Lullin y avoit été retenu par la maladie de Mr son Oncle: mais cela n’em=
pêche pas que je ne sois surpris de son silence à mon égard. Il a dit, qu’il étoit toûjours
dans le dessein de venir en Hollande; & voilà tout ce que j’en ai pû savoir.

Je viens de recevoir d’Angleterre un Recueil de 1 mot biffure de Piéces de Mr Locke, ou
anecdotes, ou qui ne se trouvoient point dans le Recueil de ses Oeuvres, n’étant pas mêmes connuës pour
être de lui. Ce qu’il y a de plus considérable, c’est 1° Un plan de Loix fondamentales pour le
Gouvernement de la Caroline, que Charles II. avoit donnée en 1663. à quelques Seigneurs, du
nombre des quels étoient Mylord Ashley, à la réquisition de qui il dressa ces Constitutions.
2° Une Lettre, qui avoit paru anonyme sous le titre de Lettre d’une personne de
qualité, sur le débat qu’il y eut dans la Chambre des Seigneurs, en 1675. au sujet du
Bill, intitulé, Acte pour prévenir les dangers de la part des personnes mal intentionnées au
Gouvernement
; par lequel acte, qui ne passa point, on vouloit faire prêter serment, d’abjurer
le dogme qui permet de résister au Roi en certains cas. Il y a dans le Recueil, outre ces deux
piéces, quelques Remarques contre l’opinion du P. Mallebranche, Que nous voions tout en Dieu; des
Elemens de Physique, qui ne sont qu’un canevas pour servir de texte à des Leçons; quelques pensées
touchant les lectures & les Etudes d’un Jeune Gentilhomme; des Régles pour une société de
Gens de lettres, qui s’assembloient une fois la semaine; & enfin des Lettres de Mr Locke, dont
la plûpart sont écrites à Mr Collins. 2-3 mots biffure La plûpart de ces Piéces ne sont guéres considérables, que comme
le sont les moindres choses des Grands Hommes, où l’on voit toûjours une teinture de leur génie & de
leur caractére. C’est Mr des Maizeaux, qui a publié ce Recueil. Il y a ajoûté une Traduction
d’une Lettre de Mr Coste, insérée autrefois dans les Nouvelles de la Rép. des lettres de Mr Bernard; dans laquelle
il faisoit l’éloge de Mr Locke, mort depuis peu. Mais l’Editeur ne l’a 1 mot biffure traduite
& mise ici, que pour avoir occasion de mal parler de Mr Coste, avec qui il s’est brouillé
mal-à-propos. Mr Coste a pris le parti de garder le silence, & il fait bien.

<2r> Le dictionnaire de Bayle va enfin paroître. Il est dédié au Régent de France, par sa
permission. Mr Basnage a composé une dissertation sur les Duels, qui doit être au devant
d’une Histoire des Ordres de Chevalerie, que Brunel imprime à Amsterdam. On a reçû à
Amsterdam les Sermons de Mr Leger, que l’on ne trouve pas répondre à l’idée qu’on
avoit de lui. Mais l’oraison inaugurale de Mr Maurice, que Mr Polier m’a envoiée,
répond très-bien à celle que j’avois de lui, & à ce que vous m’en avez dit. J’ai reçû aussi
l’Oraison inaugurale de Mr Mussard le fils, & de sa part, je vous prie de le remercier de ma part dans
l’occasion. Entre nous, cette piéce me paroît un peu négligée. Je ne sai pourquoi Mr
Crommelin n’a pas publié la sienne, selon l’usage, & l’exemple de ceux qui ont été
installez en même tems.

Enfin je puis vous apprendre, qu’après bien des délais de la part du Libraire & des Impri=
meurs, mon Grotius François s’imprime tout de bon; & j’en ai déja six feuilles entre les mains.
L’Edition est très-belle. La revision m’occupe beaucoup: mais l’ouvrage en vaudra mieux,
& le retardement qu’a causé mon changement de païs ne lui sera pas désavantageux, parce
que cela m’a donné occasion d’avoir bien des livres nécessaires, ou utiles, que je n’aurois jamais
trouvez à Lausanne, ni chez vous. J’espére que vous avez reçû le Grotius latin, qui vous
a été envoié il y a du tems.

Le rétablissement de Mr le Chancelier d’Aguesseau, m’a donné beaucoup de joie, comme
il en a beaucoup causé en France.

J’oubliois de vous parler d’un Livre in folio qu’on doit imprimer en Angleterre, & dont vous n’avez
peut-être pas vû l’Essai, qui a paru. On m’en a envoié un exemplaire, pour remettre à
la Faculté de Théologie de cette Université, comme on en a fait de même à l’égard des
autres de ces Provinces, dont on veut avoir l’avis. En voici le tître: Clavis Ling. Sanctae,
continens Grammaticam explicationem 564. versic. ex Lib. Psalmor. & 546. ex ceteris
Libris V. T. In quibus omnis Radices purè Hebraicae V. T. cum nonnullis Rad. Chplusieurs caractères dommage
daicis (occurrentibus tamen in Libris Hebraicis) inveniunts; & in hac Clave reseraplusieurs caractères dommage
& juxta Grammat. Regg. resolvents & explicatitur; auctore Nic. Trotio
. L’Auteur
est un Ecuier Anglois, Juge Suprême pour le Roi dans la Caroline; & c’est Mr Gagnier, qui
a soin de l’impression à Oxford.

J’apprends par la derniére Lettre de Mr Polier, que les affaires de l’Acad. de L. ne
sont pas encore finies, & qu’il devoit même être député à Berne pour ce sujet. Leurs
Ennemis sont bien acharnez contr’eux. Je vous rends graces, & à Mr Barnaud,
des nouvelles que vous me fites écrire par lui, touchant l’état où étoient alors les
affaires. J’espére que, comme Mr Barnaud a été fort heureux d’entrer chez
vous, vous serez aussi content de lui, par rapport à l’éducation de Mr vôtre fils,
qui sans doute continuë à faire de grands progrès. Je souhaite que vous en aiyez
tous les jours du plaisir de plus en plus, & qu’il vous conserve vôtre belle famille, mais
surtout qu’il vous conserve vous même, & que vôtre santé soit meilleure, que par
le passé. Ma femme fait les mêmes vœux, & elle & moi assûrons de nos
respects Madame Turretin. Je suis avec mes sentimens ordinaires,
Monsieur, Vôtre très-humble
& très-obéïssant serviteur

Barbeyrac


Enveloppe

A Monsieur

Monsieur Turretin (Jean Alphonse) Pasteur
& Professeur en Thèolog: & en Histoire 
Ecclèsiastique

Genéve


Etendue
intégrale
Citer comme
Barbeyrac, Jean, Lettre à Jean Alphonse Turrettini, Groningue, 29 juin 1720, cote BGE Ms. fr. 484, ff. 224-225. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/987/, version du 10.02.2024.
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