Transcription

Barbeyrac, Jean, Lettre à Jean Alphonse Turrettini, Lausanne, 01 avril 1717

A Lausane ce 1 Avril 1717.

Je vous renvoie, Monsieur, la lettre de Mr Werenfels, & vous rends mille graces de la
bonté que vous avez euë d’écrire en ma faveur pour l’affaire dont il s’agissoit. Si j’avois
sû la maniére dont les choses vont, & que j’eusse pû prévoir la réponse séche qu’on vous a
faite, je n’aurois eu garde de vous commettre, & de vous donner la peine que vous avez prise. La
dépense & les embarras sont si considérables, qu’à moins que je ne visse une espéce de nécessité, je
ne voudrois point prendre cette voie, pour avoir un tître, dont je ne me soucie guéres, à le
considerer en lui-même. Je verrai ce qu’on me répondra de Groningue. J’ai dit naïvement aux
Curateurs, que le peu que je savois, je ne le devois qu’à mes études particuliéres, & que je n’avois
ni étudié, ni pris aucun degré, dans les Universitez: mais que j’esperois que cela ne me porteroit
aucun préjudice, par rapport aux droits & aux émolumens de la Faculté, & que 2-3 mots biffure l’emploi
de Professeur, que j’exerce depuis plusieurs années, joint aux Ecrits que j’ai publiez, me tiendroient lieu
de ce tître, en vertu de l’autorité de ces Messieurs les Curateurs. Je vois dans un Auteur Allemand,
qui étoit Professeur à Leipzig, qu’en Allemagne, quoi que pour l’ordinaire les Professeurs soient Doc=
teurs ou Maîtres ès arts, cependant un homme peut être Professeur, sans être Docteur, & conferer
même le Doctorat, comme Membre de l’Académie, au nom de laquelle les Promotions se font; à
moins qu’il n’y aît quelque Statut particulier d’une Académie, qui exige nécessairement la qualité de
Docteur. Je ne pense pas qu’en Hollande on fasse plus de cas des tîtres, qu’en Allemagne, où
l’on en est excessivement amateur; s’il n’y avoit que le pas à perdre, je ne voudrois
pas faire la moindre démarche pour une chose comme celle-là. Pour revenir à Mrs de
Basle, il me semble que, comme on sait bien, quand on veut, expliquer, adoucir, & tourner favorablement
les statuts des Universitez, ils auroient bien pû, en vous envoiant, ceux qui regardent la promotion des
absens, témoigner qu’ils verroient s’il n’y auroit pas moien d’y apporter quelque modification. Bien
loin de là, il semble qu’ils aient voulu me rebuter, par l’avis qu’on a soin de faire inculquer,
sur ce que les Ouvrages, que j’ai publiez, ne roulent que sur le Droit Naturel. Il est vrai, que je
n’ai point publié d’Ouvrage, qui traite ex professo du Droit Civil: mais il y a, sur tout dans mon
Pufendorf, bien des choses qui font voir, ce me semble, que le Droit Civil n’est pas pour moi un
païs inconnu. Quantité d’endroits de Pufendorf ne pouvoient être entendus, moins encore traduits
intelligiblement, par une personne qui auroit ignoré le Droit Romain: & il y a assez de
Notes, où j’explique des choses qui ont rapport à ce Droit. On y auroit pû même remarquer,
que je ne fais pas grand cas de la maniére scholastique, dont on enseigne le Droit dans la
plûpart des Universitez, & que je m’attache aux Jurisconsultes, qui, comme Cujas, & Mr Noodt,
puisent la Jurisprudence dans les sources, & font par tout usage de la Critique. Mais c’est
peut-être cela même qui donne de moi à ces Mrs une idée peu avantageuse, aussi bien que
l’attachement particulier que j’ai eu pour le Droit Naturel, qui me paroît le plus nécessaire, & la clef
de tous les autres. J’ai eu ici pour Disciple un Etudiant de Bâle, parent de Mr Battier, qui me
le recommanda lui-même. Ce Jeune Homme avoit fait, sous Mr Battier, un cours de Droit Civil:
mais il n’avoit aucune idée de Droit Naturel. J’expliquois alors Grotius, dans un Collége particulier: il
n’entendoit rien ni au Latin de cet Auteur, ni à mes explications; les idées confuses & scholastiques,
qu’il avoit dans l’esprit, faisoient qu’il n’y pouvoit rien entrer de meilleur. Cependant, pour vous
faire voir encore mieux la bizarrerie de la réponse qu’on vous a faite, je viens de recevoir de
Basle une Dispute inaugurale, d’un Jeune Homme de cette Ville, qui a fait, sous moi, presque
un Cours de Droit Naturel, & qui allant voiager, partit d’ici pour Basle il n’y a pas tout-à-fait un
an. Il ne savoit par conséquent rien de Droit Civil: il a étudié à Basle sous Mr Battier, & le
12. du mois passé, il y a été reçû Licentié en Droit (vous savez que de là au Doctorat il n’y a qu’un
pas, & que la cérémonie & la dépense). Mais sur quoi croiez-vous qu’aît roulé cette Dispute
Inaugurale? Sur quelque matiére de Droit Civil sans doute. Point du tout. C’est sur une
matiére purement de Droit Naturel: elle traite de Optima Principe: & il n’y a à la fin que
<1v> six Corollaires, dont deux même ne sont pas de Droit Civil. C’est un malheur pour
moi, que, par un effet du peu de goût qu’on a ici pour les Lettres, je n’aie pas eu occasion de
faire, à ma maniére, un Cours de Droit Civil. J’en fis quelque tems des Leçons Publiques, une
fois la semaine: mais je fus obligé de discontinuer entiérement, parce qu’il n’y venoit absolument
personne, n’y aiant pas ici des gens qui entendent le Latin. Je n’ai non plus jamais trouvé
quelque peu de Jeunes Gens, pour lesquels il vallut la peine de faire un Collége particulier. Mais,
dès que je serai à Groningue, je m’attacherai à composer un tel Cours, selon mes idées & ma
méthode. Je n’ai garde de me donner pour un grand Jurisconsulte, ni de prétendre l’être jamais.
Cependant, comme le principal but des Professions en Droit est, à mon avis, de donner de bons
principes à la Jeunesse; j’espére qu’en suivant les idées des plus habiles Jurisconsultes, & y
joignant ma méthode & mes réflexions, je pourrai peut-être travailler à cet égard aussi
utilement que ceux que je reconnais pour mes Maîtres, & qui souvent cherchent plus à
faire admirer leur érudition & leur pénétration en expliquant des Loix difficiles, mais de peu
d’usage, qu’à mettre la Jeunesse en état d’étudier le Droit avec Succès. Quoi qu’il en soit,
Mrs de Groningue ne me connoissoient pas plus que Mrs de Basle, ni par d’autres endroits,
que par ce que j’ai publié; & c’est là-dessus qu’ils m’appellent ad ordinatiam Juris publici &
privati Professiorem
. Le Droit Public peut renfermer ici le Droit Naturel: je tâcherai d’introduire
l’étude particuliére de ce Droit: & à tout le moins je la mêlerai, autant qu’il sera possible,
avec celle du Droit Civil, à l’intelligence duquel elle est plus utile qu’on ne pense.

J’espére, que je trouverai en Hollande le Covarruvias, dont j’avois besoin principalement par
rapport à mon Grotius. Je reçus Samedi passé le paquet du livre du P. Pagi, & cela me
donne lieu de vous faire de nouveaux remercimens. Je suis confus de toutes vos honnêtetez
& je ne saurois vous témoigner assez vivement combien j’y suis sensible. L’impuissance où je
me trouve de vous marquer toute la reconnoissance que j’ai de vos bienfaits, me causeroit
un grand déplaisir, sans la considération de vôtre générosité, aussi pure & modeste, que
rare & empressée. Au reste, le Livre du P. Pagi m’a paru utile, par ce que j’ai pû
comprendre en y jettant les yeux. Apparemment il donnera dans une troisiéme volume, les
cinq Siécles qui restent; & se seroit dommage que l’Ouvrage demeurât incomplet.

Je vous suis encore infiniment obligé, Monsieur, de la peine que vous avez prise de
vous informer au sujet du Code Théodosien; & je ne refuse pas celle que vous voulez encore prendre
de voir pour combien je pourrois avoir 1 mot biffure l’exemplaire qu’on vous a dit qui pourroit être à
vendre. En écrivant aujourdhui à Mr de la Motte, je le prie de me marquer, si je
pourrois trouver ce livre à Amsterdam, & ce qu’il coûteroit; quoi que je ne doute presque pas
qu’il ne soit fort cher en Hollande, supposé qu’on l’y trouve, parce qu’il y a quantité de
gens, qui ont bonne bourse, & qui veulent avoir de tels Livres. Je suis, Monsieur,
avec respect & reconnoissance, Vôtre très-humble & très-obèïssant serviteur

Barbeyrac


Enveloppe

A Monsieur

Monsieur Turretin, Pasteur & Professeur
en Theologie & en Hist: Ecclésiastiq.

Genéve


Etendue
intégrale
Citer comme
Barbeyrac, Jean, Lettre à Jean Alphonse Turrettini, Lausanne, 01 avril 1717, cote BGE Ms. fr. 484, ff. 209-210. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/978/, version du 10.02.2024.
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