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Lettre à Jean Alphonse Turrettini, Lausanne, 18 mars 1717
A Lausanne ce 18 Mars 1717.
Je n’ai pas douté, Monsieur, que mon départ de ce païs-ci ne vous fît quelque
peine. J’ai éprouvé tant de marques de vôtre bonté, que je puis me flatter de ne vous
être pas indifférent. Je voudrois pouvoir vous témoigner combien je suis sensible au plaisir & à
l’honneur que j’en recevois. J’espére que, si l’éloignement ne me permettra pas d’avoir si
souvent de vos nouvelles, vous voudrez bien m’en donner le plus souvent qu’il se pourra.
Vous pouvez bien compter, Monsieur, que, quelque route que j’eusse prise, je n’aurois
jamais voulu quitter ce païs, sans avoir le bonheur de vous voir pour la derniére fois, &
de prendre congé de vous. Je vous suis infiniment obligé de la maniére affectueuse,
dont vous m’y invitez. Ma femme vous fait aussi ses très-humbles remercimens; & si
la chose est possible, elle se fera un grand plaisir d’aller passer, avec moi, quelques jours
chez vous (puis que vous voulez bien que nous prenions la liberté de vous incommoder) au
cas que nous ne prenions pas la route de France.
Ce qui m’a fait penser à passer de ce côté-là, c’est, Monsieur, prémiérement, qu’on
me l’a conseillé de Hollande, à cause du plaisir que j’aurois de voir les Savans de Paris, qui,
comme on veut bien que je m’en flatte, ne seroient pas fachez de recevoir mes visites. De
plus, j’ai actuellement à Paris deux Cousins remuë de germains, le Fils du Trésorier de France, qui
porte mon nom, & le Fils de ma Cousine de Viel, qui est là aussi avec sa Mére.
Vous jugez bien que cette entrevuë seroit seule une forte raison pour faire souhaitter de
passer par Paris. Ma Femme a aussi en Flandres une sœur mariée avec un Officier,
qui est aussi son Cousin, & que nous trouverions sur la route. Elle craint un peu l’eau,
& il lui feroit de la peine de s’embarquer sur le Rhein. Toutes ces raisons m’avoient fait
naître la pensée de préférer la route de France, supposé que je pûsse avoir un passeport.
Cependant si la chose est difficile, comme vous me le dites; je ne après avoir fait pressentir
là-dessus Mr l’Abbé le Grand, je ne demanderai point ce passeport. Et même si on
me faisoit là-dessus quelque difficulté de Groningue, où j’ai écrit aux Curateurs même,
que j’avois dessein de prendre la route de France, il n’en faudroit pas davantage pour
m’obliger à n’y penser plus.
Je vous rends graces, Monsieur, de l’ouverture que vous me faites, au sujet du
degré de Docteur: Je crois que, si l’on peut obtenir de la Faculté de Bâle, qu’elle
me fasse généreusement le même passe-droit, qu’à Mr Suicer, c’est une chose qui
n’est point à négliger; parce que, si elle me ne me fait pas par rapport à Groningue,
où j’ai lieu de croire que le défaut du titre de Docteur ne me portera point de préjudice,
elle me pourra servir en d’autres occasions, & par rapport à d’autres endroits, où l’on est
sujet à faire grand cas de ces sortes de titres. Ainsi, Monsieur, j’accepte avec reconnoissance
l’offre que vous me faites de faire là-dessus une tentative. J’espére qu’en vôtre consi=
dération, on accordera la chose facilement. Je sai que, quand feu Mr Gautier, Min.
de Montpellier & puis de Berlin, passa à Bâle il y a 25 ou tant d’années, ces Mrs lui
offirent le tître de Docteur, sans autre cérémonie, & d’une maniére par conséquent qui ne
les commet pas moins, que s’ils recevoient Docteur une personne absente. J’ai entendu
parler d’autres exemples semblables d’un tel passe-droit accordé dans d’autres Universitez.
<1v> Je n’ai point ouï dire, que Mr Bernard, qui est à Leide, aît jamais pris aucun
degré, & je m’imagine qu’on m’en auroit dit q parlé, lors qu’on m’apprit sa
vocation à Leide. Mes Amis d’Amsterdam, qui savent bien que je ne suis point
Docteur, ne me disent non plus rien qui tende à me faire craindre que cela me
porte du préjudice. Je ne sai même, si supposé que cela me fût un obstacle, les
Curateurs n’obligeroient pas la Faculté à faire pour moi la même chose, que nous voulons
demander à celle de Bâle; auquel cas on pourroit dire la maxime, que supervacanea
non nocent. Au reste, Monsieur, je crois que Mr Battier, qui est, à mon avis, le
prémier Professeur en Droit & le plus accrédité, se fera un plaisir de me procurer cette
exception à la régle. Car, quoi que je n’aie pas eu grand commerce avec lui, nous nous
sommes pourtant écrits deux ou trois fois. Un Jeune Homme de Neufchâtel, nommé Pury,
que j’avois prié de me procurer toutes les Dissertations Académiques de cet habile Jurisconsulte,
eut recours à lui pour avoir celles qu’il ne pouvoit pas trouver chez les Libraires, & là-dessus
l’Auteur les lui envoya toutes, pour me les faire tenir. Je crois donc, Monsieur, que, quand vous
leurs direz à ces Mrs que je veux passer par la France, (car c’est qu’il faut supposer tout de grand)
& que le peu de tems qui me restera pour penser à déménager de ce païs ne me permet
pas d’aller à Bâle moi-même leur demander le tître de Docteur; ils se feront peut-être un
plaisir de passer par dessus les formes ordinaires en ma faveur. Au cas qu’ils soient
dans cette disposition, il me vient dans l’esprit une chose qui pourra être nécessaire, par
rapport aux tîtres que l’on mettra dans les patentes. Je ne vous en aurois point parlé sans
cela, & je me flatte que, de la maniére que vous me connaissez, vous me croirez au-dessus
des mouvemens de 1 mot biffure vanité que d’autres pourroient peut-être penser qui me font aviser
de cela. Mon f Feu mon Pére, & feu mon Oncle le Medecin, ne s’étoient point
piquez de noblesse, soit faute d’occasions, soit par le peu de cas qu’ils faisoient de ces sortes
de distinctions. Cependant la vérité est qu’ils pouvoient se dire Gentilshommes, & leurs deux autres
Fréres, dont l’un étoit Docteur en droit, & l’autre Homme de guerre, n’avoient jamais man=
qué de prendre cette qualité dans tous les Actes. Mon Cousin le Trésorier avoit été aussi
indifférent là-dessus, que son Pére; mais son Fils, dont je vous ai parlé, considérant les
avantages réells qui reviennent en France, à divers égards, de la qualité de Gentilhomme,
a voulu la faire reconnoître authentiquement, & cela sans que personne se fût avisé de
la lui contester. Il a fait venir des tîtres, authentiques de Provence, & prié ensuite ceux
qui ont charge de faire la recherche des faux Nobles, de le faire assigner pour montrer ses tîtres.
Ils ont été trouvez incontestables, & Mr de Basviller y fit remarquer lui-même des circonstances
qui marquoient que nôtre Famille devoit être d’une bonne noblesse. Il a paru par les piéces
produites, que nôtre Famille étoit sortie du Vivaraïs, & on a poussé les preuves jusqu’à
deux cent ans, c’est-à-dire, cent ans au-delà de ce qui auroit suffi. Mon Cousin m’assûre,
que, s’il avoit voulu faire de la dépense, il seroit allé encore plus loin. Ainsi il a obtenu
un Arrêt en forme, dont on m’enverra une Copie authentique. Et vous pourrez voir par
là, que celui qui a composé en Hollande, sans ma participation, l’article de feu mon Oncle
dans le supplément de Moreri, a eu raison de lui donner le tître de Gentilhomme; quoi
qu’il n’aît pas été du reste fort bien instruit sur toutes choses. Je crois donc, & je m’imagine
<2r> que vous pourrez être de même sentiment, qu’au cas que Mrs de Bâle me donnent le tître de
Docteur, il sera bon qu’ils n’oublient pas cette qualité, puis que j’aurai en main de quoi
la prouver.
Je vous demande pardon, Monsieur, de tout ce détail que vous avez à essuier; vous m’y
avez en quelque maniére engagé par l’expédient dont vous vous étes avisé, & par les offres
obligeantes de vôtre médiation. Je vous prierai même de vouloir bien insinuer, que c’est de
vous que la pensée est venuë.
Je n’ai pas vû Mr de Crouza depuis vôtre lettre reçûë, mais je ne pense pas qu’il
songe si tôt à aller faire un tour à Genéve. Il m’a dit, qu’il vouloit aller à Berne, & à
Soleurre, pendant les Féries de Pâques.
Je n’ai point vû la II. partie du Tome VI. de la Bibl. A. & Moderne; & on m’a annoncé
d’Amsterdam, qu’on ne m’enverroit plus de Livres, parce qu’on suppose que j’irai dans ce
païs-là. Mr de la Motte, dont je croiois recevoir une lettre l’ordinaire passé, comme il
me l’avoit fait esperer, a eu apparemment des affaires qui l’en ont empêché. Je me réjouïs
de voir, Monsieur, vos nouvelles Théses; & j’espére que celles, qui doivent les suivre,
seront imprimées avant que je parte de ce païs.
Vous étes bien obligeant, Monsieur, d’avoir pensé à m’envoyer le Livre du
P. Pagy. Quand j’aurai reçû le paquet, je ne manquerai de vous en faire de plus amples
remercimens, & de répondre à la lettre incluse. Je serai bien aise d’emporter ce Livre de
ce païs. Je l’avois demandé à un petit Libraire d’ici, qui a été Garçon de Mrs
Fabri & Barrillot: mais il ne m’avoit pas seulement sû dire le nom du Libraire de
Genéve, qui l’a imprimé, & que vous ne m’aviez pas marqué non plus dans la Lettre
où vous m’annonceates l’impression.
Cela me fait souvenir d’un autre Livre, que je tâcherai d’avoir, si je puis le
trouver, quand je seraiviendrai à Genéve, parce qu’il me sera d’une nécessité indispensable, à Gro=
ningue, & que je crois qu’aiant été imprimé à Lyon, on le trouvera plus aisément dans
ces quartiers qu’en Hollande. C’est le Codex Theodosianus de Godefroi. Aiez la bonté,
Mr quand vous passerez devant la boutique de Mrs Cramer & Perochon, de vous informer s’il
est bien vrai qu’ils le rimpriment. Je l’ai vû annoncer, il y a deux ans, dans un de leurs
Catalogues, comme étant sub proelo., & même avec des Notes de je ne sai qui. Mais il
pourroit bien être que, selon la louable coûtûme de ces Mrs, ce ne fût là qu’un projet
dont l’exécution est éloignée; & que d’ailleurs les Notes qu’ils promettent ne fussent pas grand
chose. Outre que, faute de bons Correcteurs, la nouvelle Edition pourroit bien être inférieure
pour l’impression, à la prémiére.
Pour ce qui est de la Montre, l’Ouvrier pourra la garder & l’éprouver jusqu’à ce
que je vienne la prendre moi-même. Je vous suis obligé, Monsieur, de tant de peine
que vous prenez à l’occasion de ce gage de vôtre amitié & de vôtre libéralité, que je conserverai
encore plus chérement dans mon éloignement de ce païs.
Je vous renvoierai par Mr Mouvier le Covarruvias, que vous empruntâtes de
la Bibl. de Genéve; & vôtre Dion Cassius, que je suis fâché d’avoir gardé si long
tems. Mais comme j’avois souvent besoin de le consulter, pour mon Grotius, je crus que
vous voudriez bien vous en passer encore quelque tems.
Je suis, Monsieur, avec reconnoissance, Vôtre très-humble & très-obéïssant
serviteur
Barbeyrac
A Monsieur
Monsieur Turretin, Pasteur & Professeur en
Théologie & en Hist: Ecclésiastique
A Genéve