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Lettre à Jean Alphonse Turrettini, Lausanne, 13 février 1716
A Lausanne ce 13 fevrier 1716.
Je suis bien aise, Monsieur, de voir par vôtre lettre (au moins je le conjecture de vôtre
silence) que vous vous portez bien, malgré le grand froid qu’il a fait cet hyver. J’apprens en
même tems, que le Covarruvias, que vous m’avez envoyé, est de la Bibliothéque Publique, &
que vous l’avez emprunté comme pour vous mêmes. Je vous en suis très-redevable, & je puis bien
vous assûrer, comme je vous l’ai dit dans ma précedente, que j’en aurai très-grand soin. Je
veux du mal aux gens de lettres qui ne conservent pas les Livres, comme il y en a plusieurs;
& j’ai encore plus de soin de ceux qu’on me prête, que des miens propres. Mais une chose
me fait ici de la peine; c’est que ce Livre aiant été pris de la Bibl. Publique, il n’y a pas
d’apparence que je puisse le garder aussi long que j’en aurois besoin. Je ne saurois me résoudre
à aller chercher tous les endroits qu’il faudroit consulter sur ce que j’ai déja fait de Grotius
(j’en suis au XIII. Chap. du II. Livre) moins encore à parcourir toutes les citations de ce qui
reste à faire. Il faut faire cela à mesure qu’on travaille, ou qu’on relit de suite ce
que l’on a fait. Si j’avois trouvé ce Livre à acheter à bon marché, & sur le pié de vieux
Livre, je l’aurois à moi; & je l’avois marqué l’année passée sur le Catalogue d’un Encar
qui se fit à Schaffouse, où étoit l’Edition de Francfort, faite au commencement du siécle passé, & où j’eus plusieurs bons livres à bon compte: mais comme le prix
que j’avois fixé pour Covarruvias, étoit fort modique, on ne put pas l’avoir. Je fus faché de
ne l’avoir pas mis un peu plus haut. C’est un des meilleurs Jurisconsultes Scholastiques de
ce tems-là; & Grotius lui donne quelque part l’éloge de summi judicii Jurisconsultus. Mais
avec tout cela, pour l’usage que j’en puis faire, il ne me convient pas de l’acheter ce
qu’il pouvoit valoir chez un Libraire. Il en est, par rapport à moi, de ce Livre, comme
de plusieurs autres, & sur tout du Grotius de Van der Muelen, en 3. voll. in folio; que j’aurois
bien pû trouver chez les Libraires, même à Genéve; mais le prix est trop fort, quand on n’a
pas le moien d’avoir de grandes Bibliothéques. Si j’étois à Berlin, je ne serois pas en peine
de trouver & ce Livre, & bien d’autres dont j’aurois besoin. J’avois là la Bibliothéque du
Roi, celle de Mr de Spanheim, présentement aussi au Roi, & diverses autres Bibliothéques de
Particuliers; de sorte qu’il étoit bien difficile que ce que je cherchois ne se trouvât dans
l’une ou dans l’autre. Il me vient dans l’esprit, que Bardin, qui achéte & vend
des vieux Livres, pourroit bien quelquefois avoir par hazard Covarruvias, ou Vasquez: &
si par hazard vous le découvrez sur quelcun de ses Catalogues, il seroit aisé alors de le faire
acheter par quelcun qu’il crut n’en avoir pas grande envie; car autrement c’est un
homme à vendre bien cher même les vieux Livres, dont il n’en peut esperer un grand débit.
Il est vrai que je fais depuis trois semaines mes Leçons Publiques à la Maison de
Ville; & je ne sai si mon Auditoire sera toûjours aussi nombreux qu’il l’est présentement. On
aime fort ici les nouveautez, mais on s’en lasse bien vite. Il ne tiendra pas à moi que je n’inspire
à ce grand nombre d’Auditeurs quelque goût pour les Sciences, & des sentimens de modération
<1v> par rapport aux disputes. Je ne laisse passer aucune occasion de dire des choses qui tendent-là.
Comme j’ai tout recommencé, à cause de ce changement de lieu, qui rend mon Auditoire
presque nouveau, j’en suis à la matiére de la Conscience; & j’ai traité aujourd’hui de la
Conscience Erronée, où j’ai dit bien des choses propres au but dont je viens de parler. J’ai
entr’autres allégué, en parlant de ceux qui sont de mauvaise foi dans l’erreur, deux
exemples: l’un, où j’ai peint Mr Bayle, sans le nommer, comme un homme qui
a cherché à détruire la Religion, en faisant semblant de vouloir humilier la Raison: l’autre
des Persécuteurs, qui font voir ordinairement par leur mauvaise conduite, & par les Vices énormes
dont ils sont entâchez, qu’ils n’ont rien moins à cœur que la Vérité & la Vertu. Il y a
plusieurs personnes de la Magistrature, qui viennent jusqu’ici à mes Leçons; & ce fut le
Magistrat, qui me fit prier d’en changer le lieu; sur quoi j’obtins aisément l’approbation
de l’Académie. A l’égard des Leçons particuliers, j’ai douze ou quinze personnes qui
les fréquentent, parce que je les fais prèsentement en françois, aussi bien que les Publiques; sans
quoi je n’aurois peut-être personne.
Mr de la Motte d’Amsterdam m’a écrit quatre lignes, pour me dire seulement
que le grand froid l’empêchoit de m’écrire au long, & qu’il le feroit dès qu’il pourroit. Il
m’apprend qu’il a reçû pour moi, de la part de Mr Noodt, un nouvel Ouvrage de sa
façon, c’est un Commentaire sur le Digeste. Ce sera sans doute un très-bon Livre.
On mande à Mr Polier, que le Supplément de Moréri paroît. Vous savez que c’est
Mr Bernard, qui en est le principal Auteur. On parle aussi d’une Traduction qu’on
va imprimer des Comédies de Plaute, mais de différentes mains. Il y aura les trois Comédies
que Made Dacier a traduites; les Captifs, de la Trad. de Mr Coste; & le reste de la
façon d’un Mr Du Limier. Si c’est celui qui a été à Genéve, je doute que l’Ouvrage
soit aussi bon, que le Libraire l’annonce. Je crois qu’il entend mieux son Bréviaire, ou le
Droit Canon, que les Auteurs Latins du bon Siècle.
Je reçûs, il y a quelque tems une Traduction Flamande de mon Discours sur les Sciences; &
aujourdhui on m’apprend que Deloup a rimprimé en Hollande mon Discours sur la Permission des
Loix; Mrs Fabri & Barrillot me l’avoient déjà mandé. Ils témoignent en être supris, parce
qu’ils ont en Hollande nombre d’exemplaires, pour leur compte de cette petite pièce. Pour
moi, je n’ai aucune part à cette Edition; & je n’ai pas envoié un seul Exemplaire à aucun
Ami de Hollande. J’ai écrit à ces Messieurs, qu’ils pouvoient compter, qu’à moins qu’ils ne
me demandassent le Discours des Promotions prochaines, qui sera une suite du précédent, &,
s’il plaît à Dieu, le dernier de mes Discours Rectoraux; je ne leur proposerois point de
l’imprimer. On est fort prévenu en Holl. contre les Editions de Genéve: voilà le mal. J’ai
vû ici une Lettre écrite à Mrs Fabri & Barrillot, par Du Sauzet, Libraire de la Haie,
qui leur disoit tout franchement qu’on ne vouloit point de leurs Editions.
Je vous souhaitte, Monsieur, bien de la santé, pendant ce froid qui recommence, & vous suis entiérement dévoué
Barbeyrac
A Monsieur
Monsieur Turretin, Pasteur & Professeur en
Theologie & en Hist: Ecclésiastique
A Genéve