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Lettre à Jean Alphonse Turrettini, Lausanne, 29 septembre 1715
A Lausanne ce 29 Sept. 1715
Je vous rends très-humbles graces, Monsieur, de toute la peine que vous vous étes donnée
pour moi. J’ai reçû les Livres que vous m’avez envoyer par Mrs Fabri & Barrillot, & en
même tems ceux qu’ils avoient reçû pour moi de Hollande. Il n’y avoit point de Journal;
apparemment ils n’en avoient encore reçû aucun de nouveau. A l’égard du Bilibra, je
suis bien aise que vous ne me l’aiyez pas renvoyé; car j’avois oublié, je ne sai comment, de
vous dire, que cela n’étoit pas nécessaire. Vous savez que je n’ai pas besoin de ces sortes
de Livres: celui-ci sera mieux dans vôtre Bibliothéque, que chez moi. Peut-être auriez-vous
de la peine à le trouver ailleurs. Ainsi faites moi, je vous prie, la grace de le garder.
Je vous remercie de la peine que vous avez prise de consulter Pline; & je suis ravi que
vous ne desapprouviez pas la correction du passage. Cela me rendra plus hardi à la proposer.
J’ai fait copier la Lettre de Mr Leibnitz, que je vous renvoie; & j’en ferai usage en
tems & lieu. Vous avez eu raison de dire, que l’article sur quoi je l’ai refusé, est celui des
Péres de l’Eglise. Je n’ai rien dit absolument contre lui dans mon Edition du petit Pufendorf.
2 mots biffure Vous avez pû voir aussi, qu’en le refutant dans ma grande Préface sur le gros Ouvrage,
je ne l’ai point nommé, ni désigné; en sorte qu’il y a peu de gens qui sâchent à qui j’en veux.
Je ne sai si lui-même m’en vouloit dans cette belle Lettre, où il avance la proposition
que j’ai combattuë: mais je suis bien assûré que celui qui lui a donné occasion d’écrire
cette Lettre (comme il veut se mêler de tout) avoit lancé plusieurs traits piquants & contre
moi, & contre plusieurs autres personnes de Berlin, comme Mrs Lenfant, Baux &c. de sorte
que je n’avois nulle raison de le ménager, & qu’il doit me savoir gré de ce que j’ai supprimé
son nom, & celui de son Livre. Je m’imagine pourtant que Mr Leibnitz aura appris,
ou aura vû lui-même, ce que j’ai dit en passant dans mon Avertissement sur la nouvelle
Edition du grand Pufendorf, qu’il n’a pas compris la pensée de Pufendorf sur le nature du
Juste & de l’Injuste, & que cependant à cette occasion il le traite fort cavaliérement; sur quoi
j’ai témoigné que les idées de Pufendorf sont toujours plus raisonnables, que tout le systême de
L’Harm. préétablie. La lecture de la Lettre ci-jointe n’a fait que me confirmer dans ma
pensée. Elle est pleine de fausses imputations, qui marquent ou un grand travers esprit, ou
une grande envie de déprimer le mérite de Pufendorf. Mais Pufendorf pourroit s’en
consoler; il n’est pas le seul: j’ai remarqué & par les écrits de Mr Leibnitz, & par la
conversation, qu’il ne sauroit souffrir que quelcun se distingue, & qu’il veut primer
par tout, qu’il veut sur tout avoir la gloire de l’invention; au défaut de quoi il
cherche à faire passer pour mauvais tout ce qu’il n’approuve point. J’en ai de
bonnes preuves à l’égard de Mr Locke. J’ai vû une bonne partie d’un gros
Manuscrit, qui n’a point trouvé d’Imprimeur. Vous savez la dispute qu’il a présentement avec
la Société Royale d’Angleterre, & sur quoi il a été condamné par tout le monde.
Je ne desapprouve pourtant pas tout ce que dit Mr Leibnitz dans sa Lettre ci-jointe;
& j’ai témoigné déja, que sur certaines choses dont il parle, je n’entrois pas tout-à-fait dans
les idées de Pufendorf. Dès la prémiére édition, j’ai dit & dans sur le gros Ouvrage, & sur
l’Abrégé (Préface des devoirs de l'H. § 6.) qu’il ne faut pas exlure du Droit Naturel tout motif
tiré de la vuë d’une Vie à venir; & je me se suis servi de la même raison, que Mr Leibnitz.
J’ai aussi remarqué, sur tout dans la derniére Edition de l’Abrégé, page 47, 48. qu’il y a quelque
embarras dans la maniére dont l’Auteur établit le fondement de l’Obligation. Mais pour ce
qui est du fond de la Question, si le premiergrand fondement de toute Loi ou de toute Obligation en
général, est la volonté d’un Supérieur, c’est-à-dire, de Dieu (car il en faut venir-là) je me confir=
me de plus en plus dans la pensée de Pufendorf; & le peu de solidité de ce que dit là-dessus
Mr Leibnitz paroîtra peut-être un jour, si j’ai la volonté & l’occasion d’examiner en
détail ses faux raisonnemens. En attendant, je vous envoie une de mes Notes sur Grotius,
<1v> Liv. I. § 10. où j’ai dit en peu de mots ce que je pense là-dessus. Vous aurez la
bonté, en me renvoyant ces feuilles à vôtre loisir, de me marquer quel est vôtre sentiment sur
cette Note. Je ne dirai qu’un mot sur la Lettre de Mr Leibnitz. Peut-on s’empêcher de
rire, quand on voit que, pour donner de meilleurs principes que Pufendorf, il nous vient
débiter gravement, que la Cause efficiente du Droit Naturel est la Raison! comme si ce
n’étoit pas une chose commune à toutes les Sciences! Au reste, savez-vous pourquoi on
trouve tant à dire à l’Histoire de Brandebourg de Pufendorf? C’est qu’il avoit été
trop fidelle Historien. On lui avoit ouvert les archives; il se servit de tout ce qu’il y trouva,
sans supprimer certaines choses qui pouvoient n’être pas à l’honneur de la Maison de Brande=
bourg. 2 mots biffure Pour ce qui est de Mr de Spanheim, ce qu’on lui fait dire dans le
Conseil du Roi de Prusse n’est pas une fort bonne preuve, par la raison que je viens de
dire. Et d’ailleurs, à dire les choses comme elles sont, Mr de Spanheim étoit plus propre
à faire des Commentaires sur Callimaque ou sur Aristophane, pleins d’une érudition
immense, mais mal digérée, qu’à écrire une bonne Histoire, ou même à en juger.
Je vous souhaitte, Monsieur, une bonne santé, & suis toûjours avec l’attachement
le plus respectueux, Vôtre très-humble & très-obeïssant serviteur
Barbeyrac
A Monsieur
Monsieur Turretin, Pasteur et professeur en
Thologie & en Hist. Ecclésiastique
À Geneve