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Lettre à Henri Polier, Peterhof, 27 juin 1786
Peterhof Le 27e Juin
Je ne vous écris pas au long, mon cher Polier! parce que
mon ami Du Saugi qui vous remettra celle ci et que je
vous recomande come moi même, en porte à Monod une
gde lettre dans laquelle est incluse une notte de 18 pâges
que je vous destine par indivis et qui vous mettra au
fait de mes affaires. Mr Du Saugi est le seul home au=
quel je puisse ouvrir mon coeur ici, et le seul sur l'amitié
duquel je compte, mais aussi j'y compte. Vous verrés en
lui un home qui auroit pû faire une gde fortune s'il n'a=
voit pas eû la conscience trop délicate, et qui a fait
celle d'un gd nombre de personnes par sa genérosité, son zéle,
et son désintéressement, et son crédit. Vous ne pouvés mon
bon ami! me faire un plus grand plaisir qu'en l'accueillant:
Il vous connoit parfaitement, vous estime, vous aime et
desire faire votre connoissance pour lui même et pour
moi. Prenès le à part pour le questionner sur mes affaires,
sa position le mettant dans le cas d'être prudent, mais alors il n'au=
ra rien de caché pour vous: c'est un home qui a bien vû,
qui a beaucoup de sens, et le jugement très droit, et dont vous
serés content. Come il ne sera pas longtems en Suisse je
vous prie de ne pas perdre l'occasion de son retour pour m'écri=
re, de telles occasions étant vraiment uniques. Faites
lui faire connoissance je vous prie avec Madame notre
ami De Loÿs, et recomandés le aussi de ma part à Madame
votre Epouse et à Mesdames vos Soeurs et à toute votre parenté.
Je vous ai écrit le 1er avril, et au mois de Juin par
Mr de la Grange de Lausanne qui vient de partir, mais
come il passe en Angleterre vous ne recevrés ma lettre que
dans 2 ou 3 mois.
<1v> Présentés je vous prie mes félicitations sur le mariage de
Madame votre Soeur , et faites les lui agréer de ma part.
Son roman a été non pas lû, mais dévoré de toutes
mes connoissances, et avec raison, car il est plein de traits
frapans, et de situations intéressantes présentées avec tout
l'art possible: En mon particulier je l'ai lû avec un plaisir
infini et je comptois le relire encore, mais on m'a arraché
lesl'éxemplaires que j'en avois, et j'ignore quand il me revien=
dra.
J'ai retrouvé parmi mes desseins un croquis de Dorigny dont
je me propose d'orner mon appartement avec la Silhouette
et le portrait de l'un de ceux qui l'habitent. Si j'avois trouvé
le moyen de vous envoyer mon profil je l'aurois fait, je
ne vaus rien en silhouëtte, ma face appartenant à l'espé=
ce camarde, Soeur très cadette de l'Espêce des beaux nez.
Je vous écris de la campagne Peterhof, ou je suis logé dans un
Taudis humide dont le seul avantage est dêtre voisin
de la mer qui me rapelle les bords du lac de Genêve
à leur beauté près. a 20 pas de mon manoir est celui
d'une certaine personne que vous connoissés deja par mes lettres,
mais pour cette fois, je suis devenu sage, et toute ma galanterie
aboutit à passer 2 ou 3 fois par jour devant ses fenêtres
aulieu de faire un détour qui me mêneroit ailleurs, amende=
ment qui sera certainement de votre gout. En vérité mon cher
Polier il seroit bien tems de terminer la sotte et ennuyeuse
et triste liste de mes amours; mais est-il si facile de
comander à ses affections, et de cesser de sentir? Heureux
ceux qui ont un don aussi rare, pour moi je ne l'ai
pas, et même je ne l'envie pas.
<2r> J'attends de vous une longue lettre, ainsi ne me faites
pas attendre en vain: point de paresse au moins pour cette fois.
Racontés moi ce que vous faites à la campagne, coment
vous y passès votre tems, Lisès vous? écrivès vous? dessinés
vous? Parlès moi de vos promenades sous les noyers de vidy
dans les allées de Dorigny. et sous les Saules qui bordent la
grande route. Allés vous souvent passer la soirée sur le
banc de Dorigny qui domine sur les paysages enchanteurs
du voisinage, tendés vous vos filets dans les champs voi=
sins et prenés vous toujours des mésanges à la glu?
Home heureux, qui respirés un air sain, qui habités
l'un des plus beaux pays du monde, qui ètes aimé d'une
feme aimable, et d'une parenté nombreuse et respectable
et de tous ceux qui vous connoissent, et qui ne connoissent
de maitre que Dieu, la nature et les loix, que vous p1 mot dommage
manque t-il? Que tous ces avantages réunis mon cher
Polier ne vous empêchent pas du moins de penser à votre
ami qui vous porte dans son coeur, qui vous promêne avec
lui, et qui vous fait habiter malgré vous les marais,
et les bords steriles et tristes du golphe de Finlande.
Présentés mes respects à madame votre Epouse, à Mesdames vos
soeurs et aux autres personnes de votre famille: Mille amitiés à
notre ami De Loys: je le prie de m'envoyer aussi quelques
lignes, car sans reproche, j'ai jadis bien avalé de la poussiére
pour dessiner certain appartement qui situé sur la route
d'Ouchy. Mes Complimens au filosofo d'Eyverdun: est-il
vrai qu'il est marié et pére? j'ai soutenu que non: mais
il se pourroit pourtant que j'eusse tort. Dites je vous en prie
à lui et à Mr Bridel, que les Etrennes helvétiques m'ont
fait un plaisir infini; de qui est son ces vers, Et toi dont
<2v> l'univers chérit jusqu'à l'image &c. j'en ai peu lû d'aussi
beaux, de plus vrais, et de plus nerveux. Que fait le Seigneur
de la Mothe, Longeville &c. dites lui bien des choses de ma
part à la 1ère occasion. Ne m'oubliés enfin auprès de personne
On fait un tapage du diable dans ma chambre: on diroit
que les Cosaques en ont pris possession: voilà la Cour: que le
bon Dieu vous en préserve. adieu mon cher et bon ami!
je vous embrasse de tout mon coeur.
Si Mr la Combe a l'Histoire littéraire de Genêve par
Senebier, ou la nouvelle histoire de la Suisse par le Baron d'Alt, et
qu'il veuïlle me l'envoyer, il me fera plaisir.
A Monsieur
Monsieur De Polier de Loys
Seigneur de Bottens &c.
A Lausanne
ou à Vidi. audessous de Lausanne chez
Mr De Loÿs.