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Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 12 juin 1785
de paris le 12e juin 1785
mon digne ami, nous ne passons sur la terre que pour tâcher
d'y bien faire, à nous d'abord, et par nous aux autres, et par nous et les
autres aux choses, et par le raport de ces triples agens de notre des=
tination pour rendre homage tendre sincère, reconoissant et
surtout confiant en tout état de cause, à l'autheur de notre
être, de nos sentiments et de nos liens. tout cela ne se peut que par
le travail, qui nous fut ordonné. le travail donc est louable et méritoire
ainsy que son objet qui est le succès, et l'ambition qui n'est que le desir
d'un plus grand succès. l'objet de l'ambition est la conqueste, quil ne
faut point confondre avec la rapine patente et déclarée à laquelle
on a attribué ce nom. le desir de conquete par bons moyens et pour
bon objet ne peut et ne doit s'arrêter qu'aux bornes de l'univers. on
ne peut néanmoins vrayment acquis conquérir que par les bienfaits
et conserver que par la continuation des moyens qui ont acquis.
il resulte de là pour deux ou trois raisonements encor dont je fais
grace à mon papier parcequils seroient superflus pour votre
intelligence, qu'on ne peut être conquérant de l'univers que par
l'aide et coopération de touts. telle fut ou dût être limpulsion qui
mit en oeuvre les grands législateurs et instituteurs, chacun selon
leur portée. les uns s'en tinrent à un village, d'autres à une ville, d'autres
a une famille, d'autres à un petit paÿs, d'autres enfin à un empire.
le sauveur seul embrassa le monde présent et futur dans l'etreinte
divine de l'innocence et de la charité. un petit nombre est privilégié
de sa grace, le reste ou corrompu ou purementseulement terrestre, se réfugiera
autour de sa miséricorde. c'est en faveur de ce reste ou dévoilé ou
éclairé, que travaillent les oéconomistes, quils marchent à la conquête
du monde, idéale dans l'ensemble mais réelle dans les détails; il y mar=
chent sur les pas de la nature, à la faveur des loix visibles qui luy
furent données, et qui composent lordre naturel, seule boussole de tout
ordre social réel. c'est l'un d'entre ces petits qu'ils daignent apeler
leur maitre et qui est votre très humble et très obéissant serviteur.
vous voyés mon cher ami que l'article solemnel qui commence
<1v> votre lettre, m'a éléctrisé de manière à vous faire une réponse passablement
authentique et digne de vous. au reste vous reçutes en naissant lamour
de l'ordre et les talents propres à le mettre en oeuvre. cest de par la
nature que et la providence que vous fûtes oéconomiste; il n'est pas
étonant que vous layiés été de consentement quand on vous a
raisonné vos principes, et déduit les conséquences d'ou résulte que ce
qui est en vous est bien; je n'en doutois, ou pour mieux dire, je n'en
doutois pas, bien avant d'etre oéconomiste.
jay compris et dit que la probation et vogue générale qu'avoit eu
le nékrologue venoit de ce qu'on n'avoit pu séparer troix choses
fort distinctes, l'homme, l'autheur, et le ministre. l'homme qui n'a
de fonds que la morgue la réticence et la gravité dans le sens où
nous la définit la bruyère, et qui foncièrement ne fut quun agioteur
intriguant; l'autheur plagiaire dont le stile remanié par plusieurs
mains et têtes incohérentes, a tendu toutes ses phrases, pillé toutes
ses maximes, affecté touts ses sentiments, et cousu le pour et le contre
dans cents endroits de son livre, aisés à montrer ainsy que lerreur
de touts ses calculs et leur contradiction même avec son propre
conte rendu, si un tel polémique valoit la peine de l'encre et le
papier; le ministre enfin qui a saisy lopinion populaire en ne
demandant point d'augmentation d'impots, tandis qu'il a chargé
létat de 800 millions de en rentes viagères, la pire des manoeuvres
fiscales en ce quelle détruit la foy, la loy, dans leurope entière détruit
pour jamais les moeurs, et rompt touts les liens de la société. jamais
cette malheureuse portion de l'univers ne se relevera du passage de cet
homme; il ny a pas le moindre valet qui pense aujourdhuy quil a
des héritiers dans son village; tout veut être viager. croyes mon amy
qui si vous aviés loeil auscy fixement et habituellement attaché
sur ces matières, que votre pauvre camarade, vous en feriés le
cas quil en fait, et rien de plus.
au reste quoyquil ait icy bien des oposants et quil semble avoir par
la publicité doctrinale pris une voye qui écarte à jamais des places, je
ne serois pas surpris quil y revint, 1o parcequil est visible quil
le veut, quil a largent, que tout est vénal à rome, et que tout est
possible dans l'anarchie, 2o parceque la volonté generale est
aujourdhuy tournée vers l'agio, et quil en est le grand faiseur ou
<2r> veut un sistème, dédoublement de celuy qui anima les orgies du
temps pendant notre enfance. ces sortes de révolutions sont même
une suitte nécessaire du délire outré des emprunts; ainsy il est très
possible que cet homme, censé routiné dans les affaires, soit replacé
par la force majeure de l'impulsion des choses. heureux qui comme vous
est par sa fortune, sa conduitte et la trempe de son ame à labry de ce
tourbillon fatal.
l'ouvrage que je vous ay envoyé est de l'abé baudeau, et le seul
avoué des oéconomiste: il y en a d'autres qui l'attaquent plus
en détail.
je vous félicite vous et votre digne enfant du prompt retour de son épouse
je suis bien faché de l'accident qui est arrivé a vos habitants de l'isle.
ils ont bon maitre et bon seigneur; je conte que vous aurés eu comme
nous un passage de pluyes suivies de jours chauds qui ont ranimé
une portions des produits de la terre; les fourages néanmoins seront
très rares et presque nuls, et la perte des bestiaux occasionée par
cette rude sécheresse qui a suivy une mauvaise année en ce genre
se fera sentir longtemps, et dérange pour jamais touts les prix.
j'ay perdu la vénérable amie dont je vous parlois, et qui
plus est on nous l'a visiblement tuée. benissons la providence
mon digne ami; quelques hommes ont la fortune au commencement
mais presque touts l'infortune à la fin, et cela est bien.
mes tendres Respetcs et remerciements je vous prie à Madame de
vatteville, et compliments à son digne époux. si jamais j'ay fini icy
l'affaire de cette reddition de conte à ce Mr qui devroit l'être, sauf
les tristes longueurs du palais, il est dans mon plan majeur d'aller en
provence, faire juger la quotité et étendue des substitutions auxquelles
j'ay nommé celuy lâ, alors si dieu plait, j'aporterois le reste de mes
yeux et de mes vielles oreilles à bursinel, pour tenir tant que parole
a mon amy, voir et benir sa chère famille, et m'en aller de la aux
suittes de mes derniers devoirs.
Me de pailly me charge de vous remercier bien tendrement touts
et toutes adieu cher amy je vous embrasse
Mirabeau
à monsieur
Monsieur de Saconai en son chateau
de Bursinel près Rolle en Suisse
Par Pontarlier