Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 26 octobre 1784

du bignon le 26 8bre 1784

mon bon amy l'autre jour une discrète dame me reprochoit de ne pas
manger comme autrefois, je luy repondis qu'il n'en etoit pas de cet art
comme les autres et que lexpérience y nuiroit beaucoup. autant en aurois
je dit si le reproche eut été plus intime, et jaurois en tort dès le lendemain
en recevant votre lettre où vous me dites que tout se repare avec le temps.
au reste jetois très persuadé que le mal de mon amy n'avoit pas été in=
curable; j'avois même presque assisté au conte, sans qu'il n'en eut rien
confidenté, et je me rapelois d'avoir lû tranquillement la bruyère soux
un rideau de fenetres tandis quil sapretoit auprès d'un certain poisle de
pierre, avec une des plus jolies règles d'ariekmétique que j'aye en ma vie
connu, tant et si bien que l'addition eut dû être plus facile à certain comis
qui vint après, qu'elle ne le fut à ce que raporte la chronique, ou ceux du
moins qui écoutoient aux portes. j'étois donc plus que persuadé mon cher
homme et j'attribuois le malencontre cy devant advenu, uniquement
à quelque sort jetté sur les vieux murs de bursinel, par quoy vous les avés
fait refaire depuis comme on fit couper le poirier du conte de bocace.
en ce cas mon cher n'employés pas de ces pierres dans votre nouveau bati=
ment 
et attendés plutost celles que vous voulés que vous jette tout homme
qui a 18 ans n'a pas eu le même honneur. je vous en promets une quatre
fois plus grosse. ouy mon ami quatre fois 18 cest mon conte du peu s'en
faut, et votre respectable père avoit presque cet age quand il vous nomma
son substitut: bien est il quil n'apartient qu'a un héros d'aller droit au
but encore à cet age, il n'est plus de frondeur à tel période et l'on ne jette
plus que de la poudre aux yeux.

la dame amie m'a mandé en effet qu'elle étoit chex vous quand vous reçutes
ma lettre, et qu'elle ne put la lire jusque au bout. je ne scavois pourquoy
car au bout du conte mes amis connoissent mon jargon et il n'avoit rien
de maussade; mais vous m'en donnés l'explication mon compère; 1 mot écriture et bon
amour propre de votre part. mais vous avés tort, et sauf respect de
quelqu'un qui ne fut élève de personne que de soy même, et à part de
toute aplication, je puis dire qu'a paris on ne se scandalise pas pour
si peu. un connoisseur qui avoit parlé toutes les langues et surtout
celle là partout, disoit que les 
parisiennes aimoient le pain mollet, et le
<1v> préféroient
au pain dur qui écorche les gencives et passe trop brusquement; chacun
à son gout, que dites vous de celuy là mon ami? ne seroit il pas temps que
la mode en vint? quoyquil en soit les gayetés de gens de notre age ne doivent
plus scandaliser personne, et sont au contraire de bon exemple, car tout le
monde ne vit pas de ce qu'il a perdu, surtout quand les autres l'ont
trouvé.

si vous avés jouy de l'idée de m'avoir egayé mon bon amy, j'ay bien jouy aussy
de celuy que vous avés eu de vous trouver ensemble deux si bons coeurs, et de
me mettre entiers en si bonne compagnie, et pour moy surtout. j'ay là tout
mon fait
. comme disoit au cal de bernis devant moy son chirurgien domes=
tique qui luy conseilloit un régime, en montrant du doit son lit ou gissoit
le gros abé, Mgr vous pouvés m'en croire car j'ay là tout mon fait. aussy
la prevois je toujours dans mes lettres de se rendre à la côte, parce que je scavois
combien son coeur l'y portoit. cette digne femme à toutes les perfections dans
le coeur; et toutes les aptitudes dans lesprit; cest là le veritable employ de ces
deux organes; mais les choses sont disposées de maniere que le dernier tour=
mente lautre, qui demeure toujours le maitre, mais sans cesse blessé. ce seroit
un paradis dans ce monde et pour ce monde que l'assentiment des gens de bien
qui finalement vaincroit les circonstances; mais pour cela même il n'est pas
fait pour ce monde qui n'est que passager. en attendant elle est bien contente
de vous et de vos appartenances et amities dans son passage, et j'en jouis.

voila le vray magnétisme, l'attrait des vertus, et comme les veritables
ont toutes leur racine dans le coeur, je puis dire l'attrait des bons coeurs, les
uns pour les autres. le reste est un acheminement naturel vers le cercle prescrit

à lentendement humain quand il veut gravir sur ses propres forces, car il se
raproche beaucoup de la médecine des sauvages, chex qui les jongleurs battent
du tambour et
étissent au malade pour chasser le malin esprit, et introduire
le bon qui sans doute est un
fluide, et animal pour se laisser conduire ainsy
comme un fat.

à légard des balons, je me souviendray toujours que le premier sortant en plein
paris séjour du genie et des sciences, au milieu de la foule et entouré de touts
les scavans, partis surchargés d'inscriptions dans toutes les langues, même la
chinoise, pour être reconnu partout; parquoy poussé d'un bon vent, il fut
tomber à gonesse et se fit exorciser par les mitrons. on trouve cela tout
simple, et je me souviens de ce que disoit rabelais des badauts de paris, il y à
bien plus de deux siècles, quil suffiroit qu'un ane chargé de grelots traversat
la ville pour attirer la foule et les baisements de main. combien de grelots nous
avons vu depuis ce temps, et comme on dit depuis le sceptre jusques à la kolabette

<2r> je jouis bien sincerement mon bon et digne amy, du plaisir que vous
font et l'union de vos enfants, et leurs qualités également aimables et
escentielles et leur tendresse pour vous. ce sont là les vrais biens de la vie
et vous aves le bon esprit et le bon coeur de n'en pas user comme nous usons
de la santé et de presque touts les biens de la vie, sans la sentir: remercies
chaque jour la providence dece bien unique qui n'est accordé qu'a la vertu
et encore. Jay frémy toute ma vie en lisant, que non seulement david, mais
charlemagne, et lichi-min autrement tait-song les deux plus grands et
venerables hommes que nous montre lhistoire eut eu des fils qui ont conspiré
contre leur vie. la providence vous accorda les vrais biens, et celuy surtout
de les connoitre. adieu mon amy mes respects chex vous et je vous embrasse

Mirabeau


Enveloppe

à monsieur
Monsieur de Saconai en son
chateau de Bursinel près Rolle en
Suisse
Par Pontarlier


Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 26 octobre 1784, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/926/, version du 31.10.2024.
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