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Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 26 juin 1784
de paris le 26 juin 1784
je réponds un peu promptement mon bon et si bon amy a votre
lettre du 15, mais la circonstance m'y oblige.
vous n'êtes sans doute que trop instruit des circonstances horribles
du malheur dont vous me parles. je n'avois vu cette pauvre petite,
qu'enfant, et sauvée comme par miracle, pour être destinée au sort
le plus affreux; mais c'etoit mon sang du coté de père et de mère, je
suis leur parent le plus proche dans le collateral; leur digne grand mère
me donna pendant sa vie et à sa mort, les plus grandes marques
d'estime et de confiance, j'ay même été comme leur curateur. malheu=
reusement elles avoient un pere qui en a disposé à son gré. Rosalie,
aujourd'huy Me de grille, m'avoit été plus particulièrement confiee
comme elle a une petite tete, et que les apuis qu'elle reçut du sort sont
mols et nuls, quoyque bien née et aimable, elle eut des tiqs; un de ceux
là fut de ne me plus écrire, et comme j'ay toute autre chose à faire que de
courir après la jeunesse, je ne luy écris point. or maintenant il me
seroit dur de le faire en pareille occasion; je luy donnerois double
peine, celle de me repondre, et celle de lattendrir trop; car je le suis
fort sur le malheureux sort de la posterité de gens qui me furent
et me dûrent etre fort chers et respectables. de ma nature je suis
tendre au toucher et n'écrivis jamais lettre de condoleance que je
n'aye beaucoup fait pleurer, même les plus indifférents.
indépendemment de ce que c'est mon sang que cela regarde, j'avois en
outre une liaison suivie icy avec les d'entrecasteaux père et mère qui y étoient
detenus depuis sept ans pour un malheureux procès. cet homme etoit
président dans mon paÿs où je n'ay personne; sa femme, qui perira de cecy,
etoit fort respectable et intéressante; comme allies, avec inégalité,
<1v> je cru leur devoir plus d'attention: il prenoit intérest à mes affaires
et avoit coutume de dire quil ne connoissoit pas un homme au monde
plus malheureux que moy; hélas quelle difference. mais laissons ce cruel
article. dieu vous fit naitre dans une contrée bien heureuse mon digne
amy, puisquil y a encore des principes et des moeurs. je vous rends
grace de vos soins et attentions pour cette pauvre petite femme, et j'en
remercie bien aussy Mes vos aimables filles.
je dois à votre opinion mon cher amy, le respect de ne pas vous dire ce
que je pense sur mes ouvrages d'écureuil. nous sommes au siècle des belles
et nobles idées sans doute, car tout le monde s'empresse à en enrichir la posté=
rité, de maniere qu'on imprime chaque jour, à parisd seulement, à peu
près la grosseur de paris luy même; vous scavés que lausanne et
neuschatel, indépendemment des bons livres, empestent hebdomadaire=
ment l'europe entière de toutes les ordures et impietés possibles
(ce qui par parenthese n'est pas fort analogue aux bons principes
de conservation sociale). si au milieu de tout cela, je voguois sur les
nageoires du stile, comme font les tours de force de jean jacques, encor
pouvois je esperer de faire quelque bien; mais haté par situation, impa=
tient par nature, obscur par echaufement et par habitude, je donne des
centuries et non des lumières; votre bonne et tant bonne amitié vous
pousse aux lectures; à la fin vous apercevés le fonds qui est bon comme
vous ainsy je convertiray les élus, mission facile et peu nombreuse.
ce livre des devoirs que vous renvoyés et dans lequel il y a en effet beaucoup
de choses, et bien il n'en a pas penetré un seul exemplaire icy. moy même
je n'en ay point, parceque le Mal de duvas m'a pris le mien. au reste j'ay
travailllé pour bien faire et j'en ay reçu la seule récompense qui me fut
necessaire; cest l'attrait, la distraction dans les chagrins et les peines de ma
vie, car je ne m'en lasse pas; cest aussy une sorte de satisfaction, telle
qu'elle, sur l'employ du temps passé. toutes mes tribulations, ne m'ont
pas empeché de travailler. vous aves eu dans vos mains un manuscrit
très considerable, et je puis vous dire quil est bien plein; le bon gébelin
qui le lut entier à la campagne, me disoit quil luy etendoit le crâne
a lexcès, et c'etoit beaucoup dire. j'en ay un autre du même genre mais
qui embrasse tout en un autre sens. sous le titre de la direction d'un prince
<2r> j'en ay plusieurs autres intéressants: mais on nous a fermé par autho=
rité les avenues des presses, et par intrigue bien suivie les issues du débit
et j'ay autre chose à faire qu'a chercher des routes détournées.
je feray, sur votre parole, chercher les principes de la legislation universelle
j'ay souvent pensé que si j'avois été libre j'aurois fait 32 in folio comme
tiragneau, et à vray dire j'en ay cent en manuscrit. peutètre aussy aurois
je fait beaucoup moins, car un cheval que le taon pique et dévore, va mieux
que celuy qui n'est point tourmenté. mais je vous averti amy quil est difficile
de penser et décrire avec plus de soin que n'a fait lautheur du gouvernement
des moeurs, qui dailleurs a la meilleure odeur de saine moralité; et bien sans
votre recomandation, j'aurois laissé cela comme ripopée; il est malheureux
d'avoir toujours lû tout de bon et n'avoir pas apris à parcourir. l'abé
baudeau prend un livre comme celuy la et dans une demie heure l'a tout lu
mais quand on lit lourd, il vient un age où l'on s'endort lourd aussi.
j'aimois beaucoup Melle marianne, et comme il me faut aimer, je vous
remercie de me faire aimer celuy qui me l'a emportée. dieu vous preseve
de scavoir ce qui fait bien aimer un bon gendre. cest d'avoir un méchant
fils. la modestie est de toutes les expressions du caractere, celle
qui doit le plus faire présumer du fonds; elle prévoit et suporte les
revers 1 mot dommage la vie commune, et couronne les succès.
à légard de la corre, la coutume ancienne et barbare de transplanter
les nations soumises, des bords de la mer au centre des terres, et de celles
cy dans les vallées &c reste criminel de dedain de l'humanité vaincue
avoit néanmoins son principe dans une politique experimentée qui scait
quil est comme impossible de changer les moeurs si vous ne changés les lieux
et autres conditions naturelles. cela se peut néanmoins mais seulement
par la patience longue, le bien être et l'instruction. mais le bien être avant
tout, car ventre affamé n'a point d'oreilles. or quand dans la metropole
la cupidité est partout, cest signe que le bien être n'est nulle part. or nul ne
donne ce quil n'a pas. de grands polonais me disoient quils vouloient donner
la liberté à leur peuple, qui n'en vouloit pas. et comment donneriés vous
leur dis je ce que vous n'avés pas. la liberté consiste dans l'ordre conservateur
et preservateur, dans la regle, le repos public, et le travail particulier; vous
n'êtes occupés que de diettes et diettines, d'intrigue, d'avancement et de vanité.
je n'ay que faire de vous aller voir pour juger que vous êtes esclaves, et que
vos peuples, soux le fouet de vos oéconomes sont encor moins malheureux
que vous. au reste nul mal qui n'ait son bien à coté.
je felicite de bon coeur Me votre fille: voila les bons moments de la vie, le retour
de ce qu'on aime et il est si doux quand on à vecu de voir vivre ses enfants; je
vous embrasse touts, les jours de belle barbe, et les larmes aux yeux, et je vous
vous aime mon cher amy de tout mon coeur
Mirabeau
je vous ay donné une commission
pour genève, vous ne m'avés pas
répondu.
à monsieur
Monsieur de Saconai en
son chateau de Bursinel près
Rolle en Suisse
Par Pontarlier