Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 10 mai 1784-06 juin 1784

de paris le 10 may 1784

j ay lu le gouvernement des moeurs mon cher ami et il
n'a pas laissé de me donner de la peine, car il y a si long=
temps que nous sommes des habitués de vivre et de commercer
avec des hommes d'ordre, que leur allure nous est un peu étran=
gère. dailleurs quoyque l'objet de cet ouvrage soit purement
politique, il a beaucoup la forme morale, et je ne suis pas fort
en moralité. et que comme je lis fort lentement, a chaque jour
je vous aurois fait des nottes qui m'ont échapé depuis; mais
elles auroient été presque toutes a laudatio. j'ay connu peu
d'esprits plus sages et plus rangés que celuy la, ou plutost aucun; il
embrasse tout dans sa matière et toujours dans le meme principe
d'abilité. il a beaucoup de connoissances; cest domage quil n'en ait
un peu plus usé pour orner et détendre l'espèce de sècheresse incom=
parable de la raison continue. plutarque est un grand modèle en
ce genre: ce philosophe qui ne donne néanmoins que de petits traités
les orne cepandant toujours d'une multitude de citations historiques.
le stile de l'autheur est très clair, pur, et nombreux, peutètre trop, car
il tourne quelque fois a l'oratoire.

j'aurois bien en quelques articles de reproches a luy faire, mais très
rares, et souvent peu escentiels. il y en a pourtant un sur le denrier
chapitre, qui est un fort beau morceau fort éloquent, et pour ainsi
dire fort hardy, attendu la foiblesse et la corruption 2 mots biffure des
écrivains de notre temps a cet égard. on sent que cest la sagesse
et la conviction qui l'ont dicté; mais j'y trouve un défaut plus
qu'escentiel; cest cette union désirée de la religion et de la philosophie
la vraye et saine philosophie est toute entière dans la religion.
<1v> on ne peut pas dire la mème chose en retournant la phrase, car
1o la foy n'est point dans la philosophie, 2o sans la foy la philoso=
phie sera toujours impuissante, et c'est la ce qui fait que quoyque
chrétiens, nous sommes touts pécheurs, attendu que notre foy dort
et demeure pour ainsy dire aux magazin. 3o la philosophie sera
toujours incomplètte, le passé et le présent nous l'ont montré, et cela
se sent, car les vrais motifs et par conséquent les vrais apuis demeu=
rent dans le vague. si par cette union désirée l'auteur eut voulu
dire l'instruction plus étendue et générale tournée vers la morale, et
detournée des adminicules, il eut fallu le dire, et il en touche quelque
chose. je crois, politiquement parlant que cette opinion est peu
sure; car la saine politique selon moy étoit de dire, sans moeurs point de societé
durable
; sans religion point de moeurs; sans culte point de religion
sans rites point de culte
. a propos et a profit, jette-t'on autrefois
(quoyque souvent a mal escient) un tas d'adminicules souvent supers=
titieux, sur des peuples barbares, comme l'on jette de la terre sur du
feu. il faut assurément déterger tout ce qui altère et minutte
la croyance, mais a légard des rites fréquents, obligatoires et
cérémonieux, la politique devroit les instituer, et elle leur doit une
protection immédiate, car les hommes tiendront toujours plus a
l'habitude qu'a la conviction, et la religion des sens est celle de laction
tandis que la philosophie est celle des loisirs spéculatifs, qui ne
sont pas faits pour touts les hommes.

je sens bien que son inexactitude a cet égard, tient un peu au rite par=
ticulier dans lequel il est né: mais en général il paroit trop vouloir
apuyer le religion par la politique, tandis que dans le fait la politi=
que ne peut vrayment ètre apuyée que par la religion. je le démon=
trerois seulement par la politique mème, mais notre homme quoyque
le plus sage et habile nageur, n'est point plongeur et vous scavés
que depuis longtemps je ne nage plus. 

le 6 juin 1784

soyiés le bien arrivé mon cher, je commençois a ètre inquiet de vous
car il y a environ un mois que le commencement de cecy est écrit
<2r> attendant toujours que jaurois incéssamment de vos nouvelles.
les affaires dailleurs ne me laissent pas chommer; mais comme
tout cela ne touche point au coeur, si ce n'est souvent pour laffliger
cela ne faisoit pas que je ne disse sans cesse, mais qu'est devenu mon
amy
.

votre lettre porte sur de bons compliments qui me prouvent que vous
avés oublié ma dernière. je n'ay a dire a tout cela, sinon que dieu m'a
destiné comme le vieux priam, a voir détruire tout mon fait par
la faute des miens, et que quand a ce qui est de notre doctrine, il
ny a peutètre pas de mal que je n'aye pas le temps d'en dire davantage
et que je n'en ay peutètre que trop dit.

quand a l'ouvrage de notre ancien confrère, je vous en ay parlé cy dessus.
a légard du bon cuet je ne me souviens pas d'avoir lu ses lettres
sur la législation; je scais quil a bonne intention, bonne judiciaire
et un attrait naturel pour ce genre de travail, joint a bien du
loisir; reste a scavoir s'il n'est pas entré du baton rompu
dans sa tète.

je n'ay lu l'acte du margrave qu'en françois. il y a l'avantageuse
traduction d'avoir a la tète, le détail de ce qui a occasioné cet acte
de prétieuse correspondance, toute neuve encore en envoye.

l'empereur vient de faire un éclat en faveur de l'impot unique dont
il ne connoit pas la conséquence et l'impossibilité. j'avois dit et écrit
il y a 25 ans quil falloit six générations avant de voir une révolution
en ce genre; a la vérité jen admettrois troix de vivantes, cecy ne
sera qu'un scandale, mais qui préparera les choses et tournera les
tètes de ce coté lâ.

je vois par la fin de votre lettre que vous ne manqués pas aussy de
besogne, mais elle est gratieuse et c'est un fruit de la confiance que
vous mérités. je jouis de votre santé et de votre bonheur mon cher
amy, j'offre mes Respects a vos dames, et vous embrasse tendrement

Mirabeau

avés vous vu ma nièce de grille, va telle mieux, dites m'en quelque
chose a votre loisir.


Enveloppe

a monsieur
Monsieur de Saconai en sin
chateau de Bursinel, près
Rolle en Suisse
Par Pontarlier


Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 10 mai 1784-06 juin 1784, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/923/, version du 14.09.2020.
Remarque: nous vous recommandons pour l'impression d'utiliser le navigateur Safari.