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Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 14 avril 1784
de paris le 14 avril 1784
j'ay reçu mon cher et digne ami votre lettre du 4 du courant
et j'allois y repondre, seulement parcequil faut que je vous parle
et que rien n'est si doux pour moy, quand j'ay reçu le paquet que
vous avés eu la bonté de m'adresser, contenant le livre du gouver=
nement des moeurs. je me suis mis aussitost à couper les feuillets
sans pouvoir maintenant le lire; j'ay jetté seulement les yeux sur
les premières nottes qui se sont presentees; j'ay vu que c'etoit un
homme fort net fort sage et fort propre qui avoit fait cet ouvrage.
le mot d'écrivain dont il qualifie le celebre jean jaques, au lieu du
nom d'autheur, distinction qui paroit n'être rien, et qui est nean=
moins de la plus grande justesse, m'en a imposé; je me suis dit
que cet ouvrage n'etoit point de ceux qu'on peut lire et juger à la hate.
quelque difficile que je croye de faire un livre entier sur ce
point en le prenant pas sa véritable qubase où tout pourroit être dit
dans l'espace d'un feuillet, l'aprobation que vous donnés à celuy cy
m'interdit toute idée de papotage: il y a longtemps que j'ay dit
qu'il etoit force nageurs en politique, mais peu de plongeurs; à cet
égard nous verrons; mais entre ces nageurs même, il est possible
qu'avec un esprit juste, beaucoup de soin et de volonté on fasse
un ouvrage qui ne doit point être lu à la légère. le pdnt de
montesquieu ne fut qu'un nageur et toutefois il mérite beaucoup d'attention:
je suis maintenant accablé et obsédé des plus dures affaires qui ne
me laissent que les moments, que vous scaves, perdus de nécessité
<1v> dans ce pays cy, aincy donc je n'ay pas voulu retarder le plaisir
de vous repondre, et mon avis dailleurs sur un ouvrage aussy
soigné que me le paroit être celuy la, est de trop peu d'im=
portance, pour que je n'aye toujours le temps de vous le dire.
quand à moy j'ay toujours pensé que les bonnes moeurs
sont celles qui raprochent à demeure, et les mauvaises celles qui sé=
parent (feu Melle marianne sera de mon avis) que le moyen des
premières étoit le travail, et le moyen des autres, loisiveté; d'ou suit
que tout lart du gouvernement des moeurs, consiste à faire chérir et
respecter le travail et ses mesures, honnir et mépriser loisiveté et ses
assortiments; que ce genre de politique etoit d'autant plus facile
quil ne falloit que de la justesse pour s'unir aux loix de la nature
la souveraine des rois, des états, et des empires, qui ordonne et apuye
sans relache cette politique la. voila tout mon chapitre; nous verrons
si l'autheur l'aura saisi, enluminé, sagement paraphrasé, où s'il se
se sera arreté aux entresols, et à la politique des delles du chap, bertin
&c cest à dire des faiseuses de modes en politique.
vous allés mon cher amy revoir dans peu la riante et superbe côte;
quand à moy, je n'ay plus que troix petits arrets à obtenir et dans
le moment où je vous parle, voila un memoire de la discrete Me de
cabris de 250 pages qui bat à toutes les portes, un autre de son
gratieux frère, qui vient en croisière avec toutes ses gentillesses donc
critiques; et quand à mon interieur, je suis occupé à tirer de dessoux
mes yeux, mon fils cadet qui au milieu d'un avancement envié par
les circonstances, de tout ce quil y a de plus grand, est tellement abimé
de dettes et d'engagements, et d'inconduitte plus folle que les petites
maisons qu'il n'a plus de ressource que de se faire moine, ou celle du dieu
qu'on dit être pour les fols. vous voyes mon digne amy que si j'existe
<2r> ce n'est que d'une manière bien précaire, et presque obligé a
suivre la methode des fols, auxquels je fus dévoué par la nature,
qui est de s'etourdir d'un moment à l'autre. notre amie tient et
voudroit je crois ne partir que quand je pourray aller faire une
courte pause à la campagne où j'ay besoin de paroitre, mais je
crains qu'elle ne soit forcée de me prédecéder .
voici un exemple de mes diversions. j'oublie depuis du temps de
vous dire que dans le temps un jeune homme, dont le nom mechape
comme touts autres, mais l'un des chefs de l'imprimerie de genève
vint me demander des lettres de Rousseau pour la grande édition
&c, je luy en remis 22 soux parole; en stile d'un bibliopole, cela
vaudroit bien un exemplaire de leur édition, mais au moins quils
me rendent mes lettres; je n'en ay plus ouy parler depuis leurs
troubles &c. adieu mon cher amy que j'embrasse tendrement, mes
Respects chex vous je vous prie.
à monsieur
Monsieur de Saconai en son
chateau de Bursinel près
Rolle en Suisse
Par Pontarlier