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Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 25 mars 1784
de paris le 25e mars 1784
l'activité que vous mettés aux moindres affaires mon cher
et digne amy, m'est toujours un sûr garand de leur succès car
aller et non envoyer est le moyen de voir accomplir sa volonté.
je tiens ce proverbe pour certain moy qui suis sauvage, gauche
et peutètre paresseux, quoyque je ne me sois jamais donné un
moment de repos en toute ma vie. je me suis dit ces verités la
avec une volonté constante de faire en tout temps le dû et le
devoir de chaque chose; je me suis vaincu tant que j'ay pu, mais
quand on n'a pas le talent des choses on sue et l'on fatigue pour faire
mal. il est d'ailleurs des genres d'affaires qui affaissent cruellement
même à l'exposition et par conséquent à la sollicitation. ensuitte il
est des sortes de gens et de jugés qui désarçonneroient le bon sens, si
ils ne le petrifioient. je puis à ce sujet vous conter deux histoires qui
me sont arrivées. je chambrois un juge president; et je disois, ce que
j'ay toujours dit à touts, que j'etois pret à remettre le bien &c pourvu
qu'elle assure le fonds à elle même en l'assurant à ses enfants: du plus
beau et tranquille sens froid de raisonement, cet homme me dit oh quand
à cela elle ne le fera pas, car je scais qu'elle a des arrangements pris pour
se remarier; je répondis du même ton, elle n'est plus d'age d'avoir des enfants
ainsy cela n'empèche. de cela il y a 7 ans, mais l'année passée encore, j'allais
chex le pr pdnt pour quelque demande fort simple de forme. cet homme est
de telles vies et moeurs qu'il doit de fait être ma partie. toutefois vous
series longtemps à paris sans scavoir ce que c'est que le regne de cette place
quoyque bien tombée avec les tribunaux, mais enfin, ce monde, ces huissiers
ces grandes portes, ces enfilades de grandes pièces. me voila dans ce cabinet
de 40 pieds en tout sens, avec cet homme, sa simarre, son cordon bleu &c.
après ma chose dite et sa signature faite, il me dit nous vous avons
séparé l'année passre assés mal à propos, mais vous ne vous êtes pas
<1v> déffendu. qu'auriès vous répondu à cela mon sénateur? je fixay le
visage de cet homme qui est vrayement beau, et que je trouvay bien
lache. je crois luy dis je, que la déffense valoit bien l'attaque, mais
je doute que en tout cas que vous ayies fait son bien. eh dit il je
le pense comme vous, et je le quittay haussant les épaules sur moy
même, de tout le prix que je mettois volontiers en ma conscience un arrest
qui ruine le repos lhonneur et les biens, non seulement de troix maisons
mais encore de tout le public par ses conséquences. mon amy le proverbe
dit aux grandes portes battent les grands vents: l'on scait cela, et pour=
tant chacun voudroit avoir une grande porte, heureux les paÿs où la
constitution locale circonscrit les desir et les comprime les reduisant
en astuce pour les mechants et en sage et prudente moderation pour
les bons.
en attendant vous avés gagné votre proces, et je vous en félicite et ce
procès ne fera point de petits ce qui est mieux encor, car la paix,
la paix: mais où peut elle être dans la vie, si ce n'est dans notre
coeur, et notre coeur peut bien être cuirassé du coté irascible, mais
du coté sensible, demandés à la belle marianne si elle est en paix
avec sa rivale la corse. actuellement; mais aussy arrivera le mois
de juin et...
voila nos gens rejoints et je laisse à juger
de combien de plaisirs ils payerent leurs peines.
amants, heureux amants, voulés vous voyager,
que ce soit aux rives prochaines.
soyés vous l'un à l'autre un monde toujours beau
toujours divers, toujours nouveau.
et moy je vaudrois mieux dans ce paÿsage la que dans celuy des com=
plaintes; mais de même que nous avons dit dans le temps, prenons cecy
puisque dieu nous l'envoye il faut bien dire à present laissons cela car le temps
le renvoye.
je verrois avec grand plaisir le livre de Mr de st germain, je voudrois
pouvoir le recevoir et vous faire passer en revanche un petit livret
intitulé les livres classiques de la chine qui aura sans doute une con=
tinuation, et dont vous series bien content. le 1er petit volume est un precis
<2r> de la methode spéculative et active par laquelle les grands legislateurs
de ce vaste empire trouverent le moyen de fonder une constitution a
l'épreuve du temps et des orages, et qui surnage à tout, en unissant la
morale à la politique et fondant l'une et l'autre sur les loix visibles et
constantes de la nature. ce morceau est excellent et doit aparemment
se rencontrer dans les idées fondamentales avec le gouvernement des
moeurs puisque ce dernier ouvrage a eu votre aprobation.
le départ de note amie fera dans ma vie et dans mes conseils, si je puis
m'exprimer ainsy, un vuide que je peux seul apretier. je seray content
néanmoins quand je la scauray à portée de vous, car c'est son élément et
sa joye. or ce der point est bien rare chex elle; elle eut toujours un carac=
tère malheureux pour elle, et il y a 30 ans tout à lheure que je l'apèle
Me malcontent. le fait est qu'elle n'eut jamais l'employ de ses forces, et
qu'en genéral les femmes fortes ne sont pas commodes pour elles mêmes.
celle cy à sur elle une noblesse innée qui la detourne de ses cogitations trop
portées en resultats sitost qu'elle fait les honneurs de chex elle. son
talent alors se deploye, on ne dine que trop que lâ, on n'en sort
plus, elle est heureuse et rend les autres tels. cest ainsy que le sort
se plait à contraster les dons de la nature et des positions. dans
la patrie de cette digne femme, les moeurs sont plus sinceres, les
manieres plus simples et plus décidees, les idées plus fixes, les sentiments
plus reels, plus honnêtes, plus consolants même dans le malheur; son
existence y est plus marquée et le vanitas vanitatum y est moins cho=
quant. ajoutés à cela qu'elle y mène une vie plus variée, chose néces=
saire pour distraire les ames voraces. oh quand il se joint à ces avan=
tages celuy d'être avec vous, qui la guerit du mal être de sentir que son
coeur est ailleurs néanmoins, et sa soeur, et son amy malheureux &c alors
elle est dans une veritable joye, et vous la voyés telle peutètre que je n'eus
jamais lavantage de la voir. je ferme les yeux sur ce départ et sur cette
absence, je ne veux les ouvrir que sur bursinel, et si mes malheureuses
affaires quil faut finir en éloignant ma personne, du moins mon coeur
y sera sans partage assurément. adieu mon cher amy, mille tendres
Respects à vos dames, et je vous embrasse de tout mon coeur
Mirabeau
à monsieur
Monsieur de Saconai à Berne
en Suisse
Par Pontarlier