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Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 28 février 1784
de paris le 28 février 1784
si mes lettres vous font plaisir mon cher ami, ce ne doit pas
être par le detail de mes affaires, alors que vos demandés expres=
ses et l'intérest que vous y prenes me forcent à vous en ésquisser
le detail. c'est une chose que je fuis et que je bannis même de ma
tête pour ainsy dire, quoyquelle y doive être toujours présente,
mais comme tout s'use, et surtout chex moy, j'écarte tout ce qui ne
me demande que patience forcee, pour pouvoir être present, à ce qui
demande action et attention.
c'est une des choses qui usent le plus les cerveaux humains, que cette
continuelle demangeaison de s'occuper incessemment des objets
prochains de nos craintes et de nos espérances, d'y revoir, après
y avoir vu d'y revenir après avoir revu et finalement ce régime
qui affoibliroit bientost ma pauvre tete, affecte la santé et les or=
ganes des personnes les plus sages et les plus fortement constituées. quand
a moy de ces doux mobiles si attractifs, la crainte et lespérance, je
suis defait du dernier: à legard du premier; le mal pourroit m'avoir
m'avoir gueri de la peur et peutètre entre til de cela dans ma constance
habituelle. cependant je ne me flatte pas, et je scais fort bien quil est des
sortes de tourmentent qui ne relachent que par le bruit et jamais par
leffet, et qui tandis que ceux qui sont sur le ferme la croyent cessee
agitent tellement le flot qui nous portent qu'elles ne nous laissent
ny paix ny repos; mais cest lâ la vie pour le plus grand nombre, et
je croirois, à l'aide de dieu, pouvoir me repondre de suporter tout
si cette continuité ne pesoit trop sur notre digne amie, plus profon=
dément affectée qu'elle ne le paroit, quoyque souvent elle le
paroisse asses.
<1v> il est certain que quand à labsurdité, votre procès 2-3 caractères écritureeal seroit
digne des gouvernements les plus despotiques, et l'arret qui vous le
faisoit perdre, seroit digne de la chasse dulion; vous laves gagné
et le gagneres: cependant je n'aime pas qu'on accoutume le public
à voir mettre en question des demandes clairement réprouvées par la
loy. ceux qui font ces sortes de proces, surtout quand ce sont des corps
ou des preposés qui ne meurent pas, scavent bien que les premiers
essais ne reusciront pas; mais cest leur pis aller, et finalement disent
ils, on s'y accoutume.
la meilleure ecroue des loix civiles, ce sont celles qu'on apele amendes
du fol apel &c qui sévissent contre les plaideurs evidemment injustes,
et qui doivent s'etendre à leurs avocats, procureures et suppots. aisément
tombent elles en désuetude, car les chicaneurs amènent leau au moulin;
mais la loy qui dispense les agents du fisq d'être susceptibles de dépends,
est partiale, tirannique, et indigne d'une republique moderee; cest
au public à suporter les frais quelconques faits pour le public; cest
aux magistrats depositaires à être avertis de faire de bons choix
par les inconvenients resultants des entreprises témeraires; en un mot
tout doit tendre à préserver le sujet de vexation.
quand à ce qui est de mon voyage mon bon amy, laissés moy megayer
quelquefois d'une perspective non seulement riente, mais touchante
et ne m'obligés pas, quand à la réalité de vous dire, que cette annee
je n'auray ny le temps ny les moyens. mes affaires, même personnelles
cest à dire, résultantes de mon conte et liquidation ne seront pas
finies, et à legard des autres quoyque je conte bien les laisser un jour
à coté, cependant il en est qui seront dans un état decrire. à cet egard
nous verrons.
quand à ce qui est de notre amie, vous l'y aures certainement, et de bonne
<2r> heure, mais jamais avec son pauvre compagnon.
quoyque la corse ne soit pas un plus grand eloignement que la flandre
je comprends quil est dur de s'embarquer laissant à terre des personnes
si chères. je ne vois pas aussy pourquoy vos excellences n'insistent
pas ferme sur la capitulation, en temps de paix, et pour surtout, c'est
purement une bravade. au reste plus le départ est dur, plus le retour
est agreable, et il ny en a pas tant pour touts, il s'en faut bien.
adieu mon cher amy j'offre mes Respects chex vous, et vous embrasse
tendrement
Mirabeau
à monsieur
Monsieur de Saconai à
Berne en Suisse
Par Pontarlier