Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 28 janvier 1784

de paris le 28e janvier 1784 

mon bon amy je n'ay ny goute ny gravelle, ny Rhumatisme
ny apoplexie; ny pituite que quand je dépasse un peu à diner;
le saffran de mars me tient sain et sur pied par ces temps
brusques et catharreux, tandis que touts mes contemporains
clochent par quelquun de ces joyaux de l'experience: je serois
gaillard meme, sauf la presence reelle de la grande patérnité
en la personne de femelles en nombre, toutes très propres a
faire venir leau à la bouche de qui a des dents. à force d'en=
combrer de toutes les sortes, quune imagination même très éten=
due pourroit à peine embrasser; et dont toutes les inextricables
conséquences me sont toujours presentes, je vois que je ne vois
plus rien, et qu'il faut attendre tout denouement du temps et de
la patience. en un mot mon frère me contoit qu'en 1748 etant
en un mauvais vaisseau qui faisoit eau de partout, tout lequipage
a la pompe, ils perdoient 18 lignes chaque jour, et en suposant
que ce déchet sans remède fut sans accroitre, et leur pompeurs
a ne diminuer ny par maladie ny par fatigue, ils en avoient
pour 15 jours seulement avant de couler bas, et ils étoient a
plus de 30 de toute terre et secours. ce beau calcul fait, ils ne
laissoient pas de déjeuner et parfois de rire, parcequ'il faut
que l'homme se détende absolument. or mon amy, me voila
moy, je suis tout detendu je vous assure, tant au moral qu'au
<1v> phisique; et quoyque je ne puisse esperer un secours pareil à un
bon vaisseau anglois, contre lequel ces Mr se battirent encore
avant de se rendre, j'attends tout 1o de la providence, qui en
scait plus long que moy, 2o de la folie des combattans qui ne
firent au fonds jamais rien plus exactement que de se couper
le visage à eux memes, 3o du principe pourtant que tout prend
fin une fois, 4o du temps, de la vigilance a son propre fait et
la patience a celuy des autres. mon amy vous scavez comment
ésope executeur testamentaire départit les lots aux trois filles
de maniere à remplir les vues du testateur: ésope étoit sage;
bien plus sage est la providence, qui voulant lunion icy bas, scait
que presque touts les bonnes gens s'engourdiroient s'ils avoient
le lot qui leur convient; elle leur donne le contraire, ils se déme=
nent et sa volonté est faite. vous le dites le pater mon cher
frédéric vous êtes trop bon pour oublier cette excellente et
consolante prière. et moy qui prechay la paix toute ma vie, et
très péniblement tachay de la conserver; qui ayant tant acheté,
tant vendu, changé, étably, &c. n'eus jamais de question etrangere
quelconque, quand je vois sortis de mon sein et émancipés par
les circonstances, des demons qui bouleverseroient trente hemisphères
comme le notre s'ils existoient, je m'émerveille de la pente, et de ses
conséquences, quelque capitales qu'elles puissent et doivent être, et
je dis comme le curé qui baisoit sa servante, ce quil plaira à dieu.

au reste la fontaine à qui l'on parloit des tourments eternels
des damnés répondit ils s'y feront il parloit comme un sot; relative=
ment à l'état de l'ame réprouvee, et par conséquent privée de tout
moyen de consolation, mais comme un sage d'experience terrestre;
et comme il y a 10 ans et plus que mon tourment dure; je dois y être
plus d'a la moitié fait. je n'oublierois donc rien auprès de votre feu
et dans votre pairie, mais jy gouterois un plaisir sensible de m'y
retrouver avec l'amy temoin de ma jeunesse, qui eut toujours la
suitte et le fil de toutes mes pensees, qui est jeune par le coeur ainsy
que moy, qui ne vit gros jean comme devant dans les temps
d'engouement et deloges, et tout aussy soux le deluge d'injustices et
<2r> d'injures aussy peu méritées, et enfin de me trouver par avance aux
champs elisées en paradis.

quand à notre tant digne et peu comparable amie, elle patit en
bien des manières, et c'est mon plus fixe et penible mal. elle dit quil
luy en est arrivé que comme aux colombes de la fable qui voulurent
etablir la paix entre les vautours. cette colombe là ne laisse pas
d'avoir les yeux noirs, etant en bec et ongles pour la déffence, mais
tout cet arsenal ne sert que contre elle même et à noircir ses propres
idées. elle vouloit fuir et passer les monts des cette automne, j'ay representé
quun hyver la bas seroit peu seant; et le retardement de mes enfants
qu'elle attendoit pour la suppléér, a aidé à ma rethorique. main=
tenant cetoit au mois de fevrier qu'elle veut partir: la saison ne
paroit pas de concert avec elle, et jespere luy faire gagner jusques a
la fin de mars, sans y conter trop néanmoins. cet article, ou ses
vrais motifs, sont ce qu'il y a de plus dûr pour moy intérieurement
mais à lexterieur vous series etoné de la combinaison de choses in=
ouies qui concourent au dénouement prochain.

quand à vous mon amy chi sta bene non si muove dit l'italien d'ou suit que
selon ce précépte rien ne devroit chex vous se donner le moindre
mouvement. je ne scais si l'axiome plairoit à tout heure,
a nos jeunes mariés, mais je ne suis pas rigide et je leur
accorderay des moments de récréation. ce que vous me
dites de Mr votre gendre, me fait le plus grand plaisir, car
il comprend un eloge prefererable à tout autre quand à l'1 mot écriture.

mais vous radotés mon vieux amy quand vous contés m'ap=
rendre que vous aviés un procès. vous m'en aviés parlé dans toutes
vos lettres et j'y étoit fort attentif et fort aise, mais de très aise suis
que vous l'ayiés gagné. butré qui est venu faire un voyage icy
nous parloit avec le plus grand Respect de la sagesse et de léquité
de LL excellences, et ce n'est pas peu en ce genre que de contenter
butré.

adieu mon amy amour et Respects chex vous. Me de maintenon
vue dans son lit en 1724 par le 2 caractères écriturear pierre qui ouvrit exprès les
rideaux, mandoit je crois quil a été fort satisfait, il en seroit de
même de vos jeunes gens s'ils me voyoient; mais ce n'est pas de leur
plaisir dont je me soucie, ils ont prou de moyens d'en prendre cest du mien
et jen aurois un si doux à verser des larmes sur la main de vos douces
filles, à embrasser ce brave gentilhomme qui est modeste; et puis des vient
conter, et de rire en y mettant du sel, quand Me de chandieu n'y seroit pas
adieu bonjour et bon à toute, et laissés moy sortir de capharnaum je vous embrasse

Mirabeau
 


Enveloppe

à monsieur

Monsieur de Saconai à
Berne en Suisse

Par Pontarlier


Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 28 janvier 1784, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/908/, version du 15.11.2024.
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