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Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 25 décembre 1783
de paris le 25 Xbre 1783
si je reprenois des gallicismes mon compère, j'aurois tort
par trois raisons comme Mr pincé; la premiere est que je n'y
entends rien; la seconde que vous n'êtes pas obligé de parler par=
isien; la 3e que les lettres n'ont pas de stile; mais cest precisément
pour cette derniere que quand en aprenant à un autre soy meme
l'accomplissement de ses plus chers désirs, on s'exprime en phrase
bannale, et purement de circonstance pour la banlieue, il critique
par le coeur Mr son ainé, à bon droit; car c'est par le coeur qui n'a
ny age ny rhethorique, mais il entend bien.
enfin la belle Melle marianne a passé le pas. disoit elle comme
la plus digne femme de ce temps cy, la duchesse de chartres, qui
voyant les dames en nombre le lendemain à sa toilette, 1 mot biffure
dit à son mary, bon confident de ces sortes de choses, est il
possible que toutes ces dames connoissent ce qui m'est arrivé cette
nuit? bien fait sans doute en ce sens de prendre le roman par la queue
nous autres cadets nous sommes hors de prise mon bon amy. hélas
je ris, tandis que touts les malheurs ensemble (moraux du moins,
et le phisique ne va pas trop bien) me pesent sur la tete, et que les
persécutions ne font que redoubler autour de moy: voila ce que
c'est d'avoir un coeur; et d'en avoir bien placé les affections; votre
bonheur non seulement me fait respirer, mais il mélève jusques
a la joye, quand pourray je en aller prendre en personne, ou
recevoir ma part.
a legard de notre dame digne amie, 1 mot écriture que je luy dois tout ce
que j'ay et eus d'existence civile du moins, inébranlable que je
parois encor, contre tant de chocs et de persécutions ruineuses
et douloureuses accumulées chaque jour et depuis si longtemps
redoublées; je luy dois encor mon existence phisique, car ma santé
<1v> et surtout ma tête ny tiendroient pas, si sa bonne et forte judic=
iaire et surtout ce coeur sans pair, et qui vit mille fois plus dans
ses amis que dans soy même ne me soutenoient autant par l'in=
térest respectif que par des conseils pleins de sagesse et de perspi=
cacité autant queet par une tenue et une constance aussy rare
que son amitié. elle a pris la plus véritable part à votre 1 mot écriture
et cela joint à de meilleures nouvelles de la santé de ses vieillards
que sa tête toujours portée à creuser luy avoit fait craindre
en tel etat qu'elle etoit prète à aller brosser les nèges en pré=
cipitant le voyage qu'elle médite, ces deux événements dis-je luy
ont donné de la séverité, quoyque etant assurément d'un
genre bien divers. elle m'a chargé de vous faire à touts son
bien sincère et bien tendre compliment; et quoyqu'elle soit fort
honnête au point que je luy reproche quelquefois d'avoir
trop d'usage du monde, article sur lequel je ne crains pas d'être
inculpé, elle ne dit pas les choses honnetes, du ton dont elle dit ce
celle là.
au reste j'ay deja vu une lettre où l'on disoit votre mariage; que
le gendre n'étoit pas parleur, mais avoit l'air acteur, et que l'épousee
qu'on avoit vue deux jours après avoit l'air battu de l'oiseau: cet
oiseau là n'a ny griffes, ny plumes, et seroit bien couru néanmoins
s'il étoit aussi rare que le phénix.
quand à mon voyage pour vous aller voir mon bon amy, ce seroit
être inexpert et fol que de vouloir fixer le moment où l'on sera hors
des pattes de la chicane quand une fois on est soux ses serres, et puis
tant de bouts; mais tout prend fin une fois, et cette pensée est
consolante dans le malheur; si cela n'arrive à ma personne
plutot qu'a mes affaires, litigieuses j'entends, certainement mon amy
je ne me déplaceray pour nulle part que ce ne soit pour vous et touts
vos entours et tout vous. et ne croyés pas que j'aye contracté pour
cela de l'humeur voyageuse de mes compatriotes, jamais homme ne
fut moins curieux que moy, mais j'aime et scais aimer autant et
peutètre plus quun autre. adieu je vous embrasse
Mirabeau
à monsieur
Monsieur de Saconai à
Berne en Suisse
Par Pontarlier