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Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 30 juin 1783
de paris le 30 juin 1783
mon bon ami, vous ne scauriés croire combien j'ay été touché
de votre attention de me donner vous même, les premieres nouv=
elles de votre maladie, et d'une main ferme et avec un détail qui
me rassure d'autant plus que vous me parlés de toute autre chose
dans votre lettre. me blamerés vous à présent de desirer que la
correspondance entre amis si intimes, si anciens et si eprouvés ait
une sorte de régularité qui nous tienne au fait l'un de l'autre; car
vous êtes aussy brusque dans vos pas en arriere vis à vis la santé
qu'apte à jouir de sa presence comme dans la fleur de l'age. je vous
voyois comme tout à lheure faisant avec vos deux epaulettes, les
honneurs de votre armée à mon gendre ou donnant la main à notre
amie dans les rues de Lausanne, et obligeant de loeil les soldats, et
de la parole les officiers qui venoient sur le passage de leur colonel.
j'étois accoutumé à cette allure qui me convient et qui vous est natu=
relle et acquise, quand tout à coup, vous m'annoncés que vous aves
été mourant, et que je vous vois entre les soins et les terreurs de vos
deux belles et bonnes filles livré aux douleurs et à la résignation.
mon amy sans admettre les craintes, la goutte et la gravelle com=
pliquées c'est trop. votre estomac est un traitre, il ne vous avertit pas.
quand à moy chex qui les rhumatismes et les sciatiques ne sont que
les effets des vents, je m'en prends à luy, je prends du safran de mars
dans les saisons et les Rhumes, et j'évite les légumes; mais nos deux
temperemments sont aussy distans, que nos coeurs sont raproches
et je m'en raporte à Mr cabanis pour vous donner un régime que
je vous prie de suivre.
<1v> jay été si frapé de cette nouvelle que je ne puis vous parler d'autre
chose, et si je n'étois lié et garotté par les cheveux et les fibres autant
que par les membres et par le corps, je prenois tout à lheure un ca=
briolet je campois le fidas garçon à coté de moy et j'arrivois par
lion et genève, contradictoirement à Me de pailly qui vouloit que j'al=
lasse par la Rousse &c, jarrivois dis je à saconay, qu'elle dit etre
un lieu charmant, quoyqu'elle aime mieux encor la vue de bursinel,
mais hélas ce desir n'a fait que me faire sentir mieux mes chaines;
laissons cela.
j'ay un autre intime amy fort ancien, homme du premier mérite
et certainement le premier genie de notre siècle pour la litterature
la poesie et les connoissances, qui periclite en ce temps; mais celuy lâ
voué à un regime concentré, mitonnoit depuis longtemps une apo=
plexie héréditaire; il en est frapé depuis 3 ans, sans que sa tête en
ait été empreignee, et plus vieux que nous il obeit à la nature qui ne
l'a jamais averti que par des engourdissements; mais vous mon cher
saconay, que je voulois n'aguères marier, et qui jouissés si bien, et faites
si bien jouir votre prochain de la vie, je vous prescris et ordonne la
mort d'arlequin, de viellesse ou je m'en prendray à Mes vos filles; et
qu'il n'en soit plus parlé.
quand à moy je tiens pied à boule, et voila les secondes vacances que
j'essuye, car il en est aussy à la pentecôte; elles étoient de huit jours
et depuis deux ans, ils les prennent d'un mois; nos juges ne font plus
que vaquer et bruler les affaires; on plaide de 19 vintiemes moins
et ils sont toujours presses; despotiques pour les frais qui sont horri=
bles; ou depart ou d'autre cent mille francs ne feront pas la masse
de ceux du procès qui me harcele depuis deux ans. des détails, dont
je laisseray pourtant la pluspart, m'ont empèché d'aller à la cam=
pagne, à mon grand regret, quoyque j'y eusse été seul, la digne dame
notre amie ny viendra pas tant quilny aura pas de femmes; mais
<2r> je dois ètre voué et cicatrisé à la patience; les affaires de provence qui
sont dans la plus violente contraction m'en donnent l'exercice, ainsy
que létat et la passion et préoccupation du bailly; au 20 juillet nean=
moins, temps où ce parlement ferme boutique, il faudra que cet horri=
ble procès soit jugé. j'attends d'autre part, cet autre dissipateur arri=
vant d'amérique avec les troupes, écrasé, ruiné dit-il, mais ce sont
les autres et non pas luy; enfin je suis libre de humer l'air et la pa=
tience, et plus enfoncé que jamais dans d'inextricables difficultes, je
suis libre du moins de vous aimer, vous et vos aimables et pieux
enfants, à qui joffre mes très tendres Respects, en vous embrassant
mon cher amy, de tout mon coeur, et de toute mon ame.
Mirabeau
à monsieur
Monsieur de Saconai en son
chateau de Bursinel près Rolle
en Suisse
Par Pontarlier