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Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 28 janvier 1783
de paris le 28e jr 1783
je réponds mon très cher amy à votre lettre du 20 et à celle du
21 janvier. cette derniere surtout me fait un sensible plaisir en
m'aprenant que vous avés parlé à un membre de la societe typogr=
aphique. J'etois résolu à votre refus de vous prier de faire passer
mon manuscrit à milan où je suis sûr davoir un bon éditeur; mais
après cela les ouvrages ne sortent plus de ce paÿs là et je suis encore
à pouvoir tirer des exemplaires des devoirs de l'homme au lieu
de cela berne debouche egalement en allemagne, en italie, en france
et même en hollande et pourvu que j'aye un éditeur qui prenne un peu
gout à l'ouvrage, je ne crois pas quil demeure bien au delâ.
je vous répète que jetois en peine parcequil falloit tenir ma parole
et c'est un service essentiel que vous me rendrés. à légard des conditions,
je ne pris rien jamais de mes ouvrages; plusieurs ont fait la fortune
des libraires; dautres qui valoient autant et moins n'ont pas été a
vite, car d'ordinaire les bons ouvrages ne sont pas de petits pates tout
chauds, mais ils ne passent pas, et nul n'est demeuré. une centaine d'exem=
plaires dont quelques uns à votre disposition, quelques uns en provence
et le reste icy, voila tout ce que je demande. à l'égard du format, je
veux in octavo et même caractère que le livre des devoirs, dont vous
deves avoir un exemplaire, et qu'on voulut bien mettre l'ouvrage sur
le chantier tout à lheure, le roy de suède m'ayant fait dire que le prince
royal avoit cinq ans passés.
je vous repete mon bon amy que ces sortes de choses qui peuvent
vous paroitre assès indifferentes, surtout pour un homme qui combat
en tant de manières pour les autels et les foyers me sont néanmoins
très importantantes, aincy que l'édition complette du restant de
mes ouvrages, ne fut ce que pour empecher que l'homme sans foy
<1v> qui me succède ne me defigure un jour en m'associant à ses propres
productions. d'ailleurs mon amy, c'est précisément que parceque tout le
reste me réussit si mal, qu'il il y a de la charité, à me ménager les plus
petites consolations.
le sistème que vous m'offés comme un médium entre l'opinion
de mon frere et la mienne sur les affaires présentes de ce Mr est
précisément celuy que j'ay pris. quelques fortes et extravagantes
récidives quil m'eut faites depuis sa sortie de vincenne, je lay gardé
chez moy plus de 7 mois, je lai envoyé ensuitte et me suis sacrifié
pour le sortir de son affaire criminelle, j'ay enfin achevé mon plan
et tout cet article surérogatoire de mes devoirs en lenvoyant à mon
frere, et le mettant ainsy à portée du point de ralliement de sa
fortune j'avois en même temps, bien prévenu mon frère que je ne
voulois aucunement me mésler de cette reunion et que cetoit laffaire
de ce Mr il pensoit tout comme moy et étoit exasperé de ses mém=
oires de pontarlier; et même de ses lettres quoyque emmiellées etc
Respect &c. point du tout à peine son neveu a été auprès de luy
qu'il s'y est livré et a cru toutes ses histoires, et quil sest deffendu
a merveille, et que du saillant a été dupe. et le voila à la tete de l'af=
faire et voulant plaider &c, cest cela que jay eu a tempérer et dont
jespère venir à bout à force de rendre la main et de la reprendre;
voila tout.
en attendant, les deux outrageants livres de ce fol font un bruit du
diable icy, où heureusement tout passe. sa digne soeur vient de faire
courir un autre memoire contre sa famille et d'autre part mon
procès va se juger après des milliers d'incidents touts plus ruineux
les uns que les autres. on prend soin de reveiller toutes les calomnies
et prétentions dont on m'avoit cy devant affublé et mes meilleurs
amis et les plus à portée, m'assurent que ces Mrs veulent me
ruiner. tout cela se verra; mais ce que vous voyes surement d'avance
<2r> mon cher amy, cest que la providence ne m'a pas destiné au
repos, qui sera toujours pour moy un etre de raison.
notre dame amie vous dit bien des choses tendres, ainsy qu'a vos
aimables filles. elle avoit perdu Me de Rochefort devenue duchesse
de Nivernois, et son amie intime depuis plus de 20 ans, quand elle
à apris la mort de la ctesse de véri qui n'étoit pour elle que connois=
sance; cest une perte néanmoins que cette femme habile, honnete
et amiable s'il en fut une.
adieu mon cher amy, je me recommande, j'offre mes respects chex
vous, et je vous embrasse tendrement
Mirabeau
à monsieur
Monsieur de Saconai à
Berne en Suisse
Par Pontarlier