Transcription

Barbeyrac, Jean, Lettre à Jean Alphonse Turrettini, Lausanne, 14 décembre 1713

A Lausane ce 14 Decembre 1713.

Je vous rens milles graces, Monsieur, de la lettre curieuse que vous avez eu la bonté de me
communiquer. Elle me donneroit une juste idée de Mr Baulacre, si je n’avois pas l’honneur de le con=
noître. On y voit son esprit, son bon goût, ses maniésres polies, & agréables. Je trouve qu’on a eu
grand’raison de penser à vous appeller dans l’Université de Leyde: mais quand cela conviendroit à vôtre
état & à vôtre inclination, vous êtes, ce me semble, plus utile à Genéve, pour y entretenir les semences
de modération & de bon goût, que vous y avez jettées avec tant de succès; que vous ne le seriez de à
Leyde. C’est une chose étrange que dans un païs où il y a tant de liberté pour les Sectes, il y aît tant
de tyrannie dans la dominante. Cela naït, à ce que je crois, de ce que les Politiques de ce païs ne
sont pas bons Politiques en tout, & n’ont pas assez de lumiéres en matiére de Théologie. Il faut du
moins que le plus grand nombre en soit logé-là. Je savois déja les reproches de relâchement que fait
Mr Veselius à Mr P. dont il explique la Théologie, & j’en ai bien ri. Ce qu’on dit de quelques
Ministres de Mr Bânage Holl. ne me surprend point, c’est le païs du monde où il y a les plus pauvres
Prédicateurs: mais je vous avouë que la déclamation de Mr Bânage me remplit d’étonnement. Quoi
que je le connusse pour un Ecrivain très-peu exact, je n’aurois pas crû qu’il eût été capable de
croire que les Mathématiciens, qui cherchent la quadrature du Cercle, se proposent de trouver un moien
de rendre un Cercle quarré. C’est traiter de foux une infinité tous de gens de bon sens. Pour Mr Bernard, il
est fort politique dans des occasions pareilles à celle de l’affaire de Mr Masson. Il a été battu de
l’oiseau, il s’en souvient. Je vous avouë que je vois tous les jours de plus en plus combien peu de ceux-=
là mêmes qui ont des lumiéres & quelque sentiment de liberté, savent se raidir contre le torrent. J’ai même
ici tout fraîchement un exemple de la peine qu’ont les Ecclésiastiques à se défaire de l’appuit de domination.
Je vous en parlerai quelque jour. Je n’aurois jamais crû qu’un Min. que vous connoissez très-bien eût
été capable de montrer tant de partialité, & tant de désir de faire dominer ceux de son Ordre. Je n’ai pas
pû m’empêcher de lui resister vigoureusement, & je puis dire pour que par la fermeté avec laquelle je
lui tins tête je ranimai quelques personnes qui commençoient à plier un peu. Vous jugerez par là si je
suis capable de me rendre esclave en aucune maniére de ces Mrs de Paris. La plus haute fortune
ne seroit pas capable de me tenter, si je me connais bien, s’il falloit y sacrifier ma liberté. Je me
suis mis sur un pié, que je crois n’avoir grand’chose à craindre, si je n’ai pas à esperer.

J’ai trouvé ici dans la Bibliothéque publique un Ms. d’Actes du Concile de Bâle, que
j’enverrai à Mr Lenfant par la prémiére commodité assûrée; j’en ai obtenu permission. Je crois que
ce sera pour la prémiére fois qu’il paroîtra quelque chose qui sorte de la Bibl. de Lausane. Mr
Ruchat me dit que dans vôtre Bibliothéque il y a six voll. de Bulles du Pape Felix V.
Je ne sai si on en pourroit tirer quelques particularites qui pûssent servir au but de Mr Lenfant.
Au reste, je ne suis pas supris du mauvais succès de la Dédicace au Roi. Le feu Roi, qui se
piquoit de savoir quelque chose, ou du moins ses Favoris, n’étoient guéres plus généreux. J’en pourrais
donner des preuves. Je suis supris que Mr Lenfant aît eu le courage de faire un Epître dédic.
pour un Prince si barbare. Cela ne peut lui servir de rien. J’en ai pas encore reçû son hist. du
Conc. de Const.
On me marquoit de Holl. qu’on avoit trouvé à redire, outre ce que dit Mr Baula=
cre, que son stile n’est pas toûjours assez grave ni assez convenable à un Historien, & qu’il y a des
minuties qu’il auroit pû ou omettre, ou mettre en forme de Notes. Je suis, Monsieur, avec
mon attachement ordinaire, Vôtre très-humble & très-obéïssant serviteur

Barbeyrac


Enveloppe

A Monsieur

Monsieur Turretin, Pasteur &
Professeur en Théologie & en Hist. Eccles.

A Genéve


Etendue
intégrale
Citer comme
Barbeyrac, Jean, Lettre à Jean Alphonse Turrettini, Lausanne, 14 décembre 1713, cote BGE Ms. fr. 484, f. 156. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/875/, version du 10.02.2024.
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