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Lettre à Jean Alphonse Turrettini, Lausanne, 24 septembre 1713
A Lausane ce 24 Septembre 1713.
Je vous suis bien obligé, Monsieur, des nouvelles literaires que vous me mandez. Elles me font
d’autant plus de plaisir, que je n’en ai reçû aucune depuis assez long tems. Mr de la Motte ne m’a
point écrit depuis trois ou quatre mois, je crains ou qu’il ne soit malade, ou que ses lettres ne se soient
perduës. J’étois informé il y a long tems du dessein de Mr de Joncourt: ses lettres ont demeuré
long tems à éclorre, parce que le Libraire regrettoit l’argent qu’il y mettoit. Quand elles seront
parvenuës jusqu’à moi, je verrai ce qu’il y aura à faire. Je ne sai pourquoi il a pris à tâche
de me maltraiter. Il pourroit s’en repentir. Le passé devroit l’avoir rendu sage, & avoir retenu
son humeur quérelleuse. En tout cas, il ne risque autre chose, que de se faire peut-être
moquer de lui, il ne lui en coûtera rien de sa pension. Il ne lui sied pas bien, après avoir
tant crié contre la Théologie mystique des Cocceïens, de venir s’échauffer à soûtenir des
mystiqueries en matiére de Morale; car je sai que c’est sur la nature des Jeux de Hazard
qu’il attaque Mr de la Placette & moi, lesquels Jeux il prétend être absolument mauvais en
eux-mêmes, & indépendamment des suites qui les accompagnent par la faute des Joueurs: or je vous
laisse à penser s’il peut débiter là-dessus que des idées creuses & quintessenciées, qui ne
valent guères mieux que les explications typiques de l’Ecriture Ste, & qui sont d’autant
plus dangereuses, qu’elles rendent inutile tout ce que l’on peut dire d’ailleurs de bon pour
guérir les gens de la passion du Jeu. Ces soins des gens ne demandent pas mieux que d’entendre
dire à ceux qui veulent les corriger, des choses contraires au bon sens.
Je savois déja le projet du Nouveau Journal Literaire; je croiois vous en avoir parlé. Il
y a quelques semaines qu’un frére de Made la Baillive Sinner me fit voir une lettre de
la Haie, dans laquelle on les le prioit de voir s’il n’y auroit pas moien de lier dans ces
païs quelques correspondances pour ce Journal. On lui disoit que c’étoit une Société de Savans
de tout ordre, Théologiens, Philosophes, Jurisconsultes, Humanistes &c. qui l’entreprenoit, & qu’on sauroit
un jour qui ils étoient. Je voudrois que Mrs Rilliet & la Rive vous eussent marqué, si cet
Ouvrage est estimé. Tout dépendra du début. Le Public a bien tôt remercié Mr Masson
de sa Bibliot. critique.
Le Dion d’Henri Etienne, Grec & latin, me suffira pour ce que j’en ai à faire; quoi que
l’Edition de Sylburge soit la meilleure. Pour ce qui est des Droits de l’Egl. Chrétienne, je n’en ai
nul besoin, vous me ferez plaisir de le garder aussi long tems que vous voudrez. Quand vous
aurez lû, Monsieur, toutes les piéces de part & d’autre, ce seroit une belle matiére à traiter en
Théses. Cela vous aura donné occasion d’approfondir la matiére, qui est délicate, & de fixer
le juste milieu. Il n’est pas facile de planter les justes bornes de l’Autorité Civile & de l’Autorité
Ecclésiastique: & il est comme impossible de le faire d’une maniére à contenter les deux
Partis.
J’avois crû jusqu’ici, que l’Evêque de Salisbury étoit mort, comme les Gazettes l’avoient
annoncé. Je comprens par ce que vous me marquez de lui, que la nouvelle se trouve heureusement fausse;
& Mr Du Clerc, qui est revenu de Neufchâtel & que vous avez vû de à Genéve, me dit que
Mr Ostervald lui a donné pour certain que ce digne Prélat est encore en vie. Je souhaitte que ce
soit encore pour long tems, & qu’il nous donne bien tôt la n. Edition de son Hist. de la Reformation,
à laquelle vous m’avez appris qu’il travailloit. A propos de Mr Ostervald, comme Mr
Duclerc veut essaier de s’établir à Neufchâtel, où il croit que l’air lui sera meilleur qu’ici; il souhaitte
que, quand vous écrirez à Mr Ostervald, qu’il a déja eu l’honneur de connoître, vous aiyez la
<1v> bonté de lui dire un mot de lui, comme d’une personne que vous connoissez depuis long tems.
Je puis vous apprendre certainement, qui est l’Auteur de l’Anti-Lucréce; c’est Mr le
Cardinal de Polignac. Il y a quatre ou cinq ans que Mr l’Abbé Bignon m’en parla, sur
la lecture de quelques morceaux que ce Cardinal, alors Abbé, en avoit communiquez à divers Savans,
& où l’on ne trouvoit autre chose à dire, si ce n’est que la versification ne répondoit pas
à la beauté de celle du Poëte Epicurien.
La lettre que Mr Chauvin vouloit mettre dans le paquet que vous avez reçû, est apparemment
celle que j’ai reçuë il y a quelques jours dattée du I. Sept. Je Elle m’est venuë par la poste de Genéve,
& je m’imagine qu’elle étoit dans le paquet des Comtes de Wartensleben.
Croiriez-vous ce que Mr Chauvin me mande de Mr Leibnitz, qu’on dit sourdement
qu’il changera de Religion pour jouir d’un Emploi qu’on lui offre à la Cour de Vienne, où
il est depuis quelques mois? D’autres prétendent, qu’il veut aller à Petersbourg, au service du
Czar, pour y être Législateur. Le tems nous apprendra ce qui en sera. Mais une
nouvelle semblable que Mr Chauvin me mande au sujet d’un autre Savant, est
assûrée; & un Libraire de Rotterdam, nomé Fritsch, qui vient de passer ici, & que
vous avez vû à Genéve, me l’a confirmée; c’est le changement de Religion de
Mr Kuster, qui ne sâchant plus de quel bois faire flêche, est allé faire adjuration
à Paris, entre les mains des Jésuïtes.
On dit que vos Libraires de Genéve ont déja l’Hist. du Conc. de Constance
de Mr Lenfant. On doit me l’envoyer de sa part, & peut-être est elle en chemin. Il ne
l’avoit pas lui-même encore reçuë, dans le tems que Mr Chauvin m’écrivoit.
On écrit à Mr Polier, que Mr Le Clerc fait rimprimer son Histoire du
Cardinal de Richelieu, fort revuë & augmentée; & qu’il y met son nom. Il avouë, dans la
Préface, que c’est un des Ouvrages sortis de sa plume, dont il est le plus content. On
rimprime aussi en Hollande le Commentaire Philosophique & les Lettres contre le P.
Mainbourg sur le Calvinisme; comme aussi une Nouvelle Méthode pour étudier
l’Hist. par l’Abbé Langlois, dans laquelle Mr le Clerc est fort maltraité.
Je renouvelle, Monsieur, les voeux que je fais continuellement pour
vôtre santé, & suis avec mes sentimens ordinaires,
Vôtre très-humble & très-=
obéïssant serviteur
Barbeyrac
A Monsieur
Monsieur Turretin, Pasteur &
Professeur en Théologie & en Hist. Ecclés.
A Genéve