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Lettre à Jean Alphonse Turrettini, Lausanne, 14 août 1711
A Lausanne ce 14 Août 1711.
Je suis fâché, Monsieur, que vous n’aiyez pas reçû plûtôt la lettre que j’eus
l’honneur de vous écrire en partant de Genéve; 1 mot biffure la négligence de Mr Sellon, à qui je
l’avois laissée, aura peut-être été cause que vous aurez été choqué, pendant quelque tems, d’ap=
prendre que j’avois quitté Genéve sans vous remercier, par l’écrit, puis que je n’étois pas à portée de
le faire de bouche, de toutes les honnêtetez que j’ai reçuës de vous. Vous avez raison de croire
que je suis content de mon voiage: quoi que j’eusse déja très-bonne opinion de Genéve, ce
que j’en ai vû par mes yeux a surpassé mes espérances, & je me félicite beaucoup d’y
avoir fait connoissance avec tant d’honnêtes gens & de bons Esprits. Vous me faites un
sensible plaisir, Monsieur, de m’apprendre que vous vous portez assez bien. Je souhaitte de
tout mon coeur que cela aille de bien en mieux. Demeurez, je vous en prie, à la
Campagne, tant que vous pourrez, puis que l’air vous en est meilleur que celui de la Ville.
Vous y avez d’ailleurs tant d’agrément, & vous êtes si près de Genéve, que cela ne doit pas vous
faire beaucoup de peine. Mais que tout trêve aux méditations profondes. Nous avons ici
Mr Roi, dont la pensée est fort délabrée, & qui nous fait craindre pour lui d’autant plus
qu’on ne sauroit le tirer de chez lui, où il entretient son mal par une fâcheuse
mélancholie. Nous perdrions beaucoup, s’il venoit à nous manquer. Je vous suis, au
reste, très-obligé des bons airs que vous me donnez; j’en profiterai le mieux qu’il me seroit
possible, & j’espére que, quelque bien intentionnez que soient certaines gens à mon égard, les uns
pour une raison, les autres pour une autre, ils n’auront pas prise sur moi jusqu’à pouvoir me
faire des affaires; car du reste je leur laisseroi avoir tout ce qu’ils voudront. Dès avant
avoir reçû vôtre lettre, j’avais résolu de me débarrasser, sous prétexte de mes occupations qui
effectivt ne me permettent pas de multiplier les occasions de m’appliquer; j’avais résolu, dis-je,
de me débarrasser d’une société où, quoi que les plus honnêtes gens dominent, il y a pourtant
certains petits Esprits dont je me défie, & où l’on a souvent occasion de parler de Théologie, parce
qu’on y fait tour-à-tour une Paraphrase d’un Chap. Je n’ai pas été la derniére fois à cette
Société, & je m’en retirerai tout doucement, afin qu’on ne s’avise pas là dessus d’écrire à B… que
je me mêle de Théologie, ce que j’ai toûjours évité; ma liberté ne consistant d’ordinaire qu’à
maintenir le privilège naturel que chacun a de penser pour lui ce que bon lui semble, contre les
sottes prétensions d’infaillibilité que certaines gens ont assez clairement, & à la faveur des quelles ils
voudroient dominer sur les consciences. Or c’est sur quoi je me suis expliqué si nettement avant
qu’on pensât à m’appeller ici, qu’on ne peut en prétendre cause d’ignorance. Pour ce que
je dis quelquefois en passant dans mes leçons, il est tourné de telle maniére, que je défie qui
que ce soit de trouver à y mordre.
Je recevrai avec plaisir & avec reconnoissance le Traité des Jeux Séculaires, que vous voulez
bien joindre aux Harangues dont vous m’avez fait présent. Quoi qu’en puisse dire & penser vôtre
modestie, je suis sûr que, je ne serai pas d’accord avec elle sur le jugement que je
porterai de cette piéce après l’avoir luë.
<1v> J’ai demandé à Mr le Baillif d’Aubonne, si ce que l’on m’avoit dit de la plaisante équivoque sur
vôtre compte, étoit vrai; & j’ai compris qu’ouï, quoi que, comme il ne savoit pas lui-même l’équivoque, il ne
s’en soûvint pas bien distinctement. Ceux qui me l’ont dit à Genéve, m’ont assûré qu’ils le tenoient de la
bouche même du Fils de celui dont il s’agit. Au reste, il a écrit ici à Mr Const. que, s’il avoit
sû que j’eusse été à Satigni, il m’auroit fait l’honneur de m’y venir voir, & qu’il étoit surpris que
vous ne lui eussiez pas pas dit que j’y devois venir, puis qu’il vous avoit vû deux jours auparavant. Mr
Const. vient de me dire aussi, que vous lui avez écrit au sujet des lettres de Mr Bayle, qu’il m’a remises,
& que vous lui marquez en même tems que vous avez ouï dire qu’on avoit trouvé à redire à vos derniéres
Théses. Je serois fâché qu’il fût ce que je vous ai écrit autrefois à ce sujet, aussi bien ce que je vais
vous apprendre, c’est qu’étant à Genéve, il dit tout haut à l’Auberge, où j’ai mangé quelquefois
depuis son départ, qu’ils avoient parlé lui & Mr Pict. de vos Théses, & gémi en même
tems (je ne sai si c’étoit lui, ou Mr Pictet, ou tous les deux) de ce qu’à Genéve on osoit soutenir
de pareilles choses. C’est pourtant un bon homme, & que je ne crois pas d’humeur de s’intriguer
par zéle pour l’Orthodoxie. Il me disoit même, il y a quelques jours, en parlant de Mr Bergier,
qu’il n’aime point, & qu’il croit qui prétendra à la prémiére Chaire vacante de Théologie; Il n’y
parviendra jamais, quelque capable qu’il en soit, tant que deux hommes vivront (ces.t Mrs Rod. &
Mallagrida) parce qu’on le soupçonne d’Arminianisme; quoi que pour moi, je ne laisserois pas de le
nommer pour cela. Après cela, il témoigna ne s’effaroucher pas beaucoup de ces opinions, & tout d’un
coup interrompant son discours, Eh, ajoûta-t-il, je ne dis pas tout ce que je pense. J’admirai cette
saillie, & je lui fis avouër ensuite qu’on avoit tort de ne pas vouloir que les Etudians lûssent les Livres
des Hérétiques, puis qu’ils ne pouvoient pas les refuser, ni bien connoître leurs sentimens, s’ils ne les
lisoient dans la source. Il m’apprit là-dessus, que dans une visite que firent ici il y a quelques années
les deux Prof. Bernois dont je vous ai parlé plus haut, comme ils s’informoient des Livres que lisoient les Propo=
sans, & qu’on leur eût répondu qu’on ne savoit pas qu’ils lûssent d’autre livre de Contrebande, que
Limborch, ils dirent là-dessus, Ho pour celui-là, c’est un bon homme! Mais laissons-là tous ces
gens, & venons à quelque autre chose de plus agréable.
On m’écrit de Holl. que le Comm. de Mr Limborch sur les Actes, l’Epitre aux Rom. & aux Hebr.
paroît in fol. comme la Théologie, & à peu près de même prix. On me confirme ce que Mr Leclerc vous
mandoit d’une nouvelle Edition de l’Ars Critica, on me dit qu’il y aura une nouvelle Diss. dans le
III. vol. un Indice général, diverses corrections & additions dans le corps de l’Ouvrage. Il faudra donc
se défaire de la II. Edition que j’ai. On a fait une nouvelle Edition d’Epictéte & Cébès, avec les
notes de Meibom, par les soins de Mr Roland. Mr Leclerc, au sujet de sa Vie, dit qu’elle lui a
été envoiée de Genéve, & qu’il en a revû un peu la Copie. Mr Hemsterhuis prèpare une nouvelle
Edition du Protrepticon de Iamblique. En attendant de France une Hist. de France de P. Daniel
en 3. voll. in folio. Vous me disiez, lors que je vous parlois d’une Logique à laquelle Mr Saurin
travailloit, qu’on aurait plûtôt attendu de lui une Rhétorique; on me mande qu’effectivement
il prétend donner l’une & l’autre. On ne sait point encore si Mr Bernard continuera ses Nouvelles.
On imprime en Hollande tout ce qu’on a pû trouver des Vers du Poëte Rousseau, avec les Piéces qui
regardent son affaire avec Saurin. C’est quelqun qui n’est pas des Amis de ce Rousseau, qui lui joue
ce tour, & qui publie plusieurs Pièces obscènes & libertines que l’Auteur n’auroit pas qu’à mettre lui-=
même au jour. Il avait dessein de faire un choix de ses Ouvrages & de les publier; & c’est à cette
occasion que j’ai sû ce que je vous dis là; parce qu’un de ses Amis m’avoit prié d’écrire en Hollande
pour lui trouver un Imprimeur.
La derniére Edition de la Bibliothéque Latine est de Fabricius, est de faite en 1708. in 8o à Hambourg.
C’est un ouvrage tout nouveau, en comparaison de la 1e qui fut rimprimée à Londres. Il est vrai que
celle-ci a de plus une Vie de Proclus, Gr. lat. par Marinus, que Mr Fabricius avoit publiée
<2r> à part, sur un Ms. complet, avec la Version & ses Notes. Et c’est à cause de cela que j’ai
conservé ces deux Editions. Pour la Bibl. Gréque, il n’y a que je sâche, que le 1. volume
qu’on aît rimprimé, je ne sai pas précisémt en quelle année, car je n’ai que la prémiére Edition.
Le 2. vol. est imprimé en 1707. & le 3. en 1708. tous in 4o Je n’ai pas ouï dire qu’il en aît
donné d’autre, occupé qu’il est depuis quelque tems à une nouvelle Edition de Sextus Empiricus.
Il est vrai que je n’ai trouvé à Genéve aucun Catalogue de la Foire de Leipsic; & par là, aussi
bien que par plusieurs autres choses, j’ai vû que le commerce de la Librairie va assez mal
dans vôtre ville.
Je n’ai pas vû Mr Duclerc, depuis que je lui ai envoié vôtre lettre. Mes respects, s’il vous
plaît, à Madame. Ma femme en fait de même, quoi qu’elle n’aît pas l’honneur d’être
connu d’elle; & elle vous souhaitte, à vous, Monsieur, une parfaite santé. Je vous prie de me
continuer l’honneur de vôtre amitié. Je suis de tout mon coeur
Monsieur
Vôtre très-humble & très-=
obéïssant serviteur
Barbeyrac
A Monsieur
Monsieur Turrettin, Pasteur & Professeur en
Théologie & en Hist. Ecclesiastique
A Genéve