Transcription

Barbeyrac, Jean, Lettre à Jean Alphonse Turrettini, Lausanne, 21 mai 1711

A Lausanne ce 21 Mai 1711.

Monsieur,

Je suis bien fâché d’apprendre les fréquentes & fâcheuses indispositions auxquelles
vous êtes sujet. Dieu veuille vous redonner une parfaite santé; il n’y a personne
qui le souhaitte plus ardemment que moi, & qui s’intéresse plus à tout ce qui vous regarde.

Je suis bien aise que ma Harangue ne vous aît pas entiérement déplû, & sur
tout l’endroit où j’ai pris la liberté de parler de la négligence de la plûpart des Théologiens
à l’égard de l’étude du Droit Naturel. Vos derniéres Thèses donnoient assez à entendre ce
que vous pensiez là-dessus. Celui qui me remit ces Thèses, & qui est Oncle par sa femme
de Mr le Répondant, n’en goûtoit pas quelques-unes, sur tout la derniére sur l’article de
la Trinité. Je tâchai de lui lever le scandale, le mieux qu’il me fut possible: Un de
nos Théologiens, Mr Cnt que vous verrez, je crois, bien tôt à Genéve, me disoit un jour,
que ces Théses étoient bien scabreuses. Comme c’étoit devant des Femmes, je ne voulus
pas le faire expliquer, & j’aimai mieux détourner la conversation; d’autant plus que je
tiens pour maxime de ne pas me commettre avec les Théologiens qui ont pris leur parti,
& de n’entrer point en dispute sur les matiéres même de Théologie. Je me contente de
soûtenir la Tolérance, & je crois que c’est le meilleur moien d’abréger les Controverses.
Il me tarde de voir vôtre dissertation sur les sources & les remédes de la Corruption du Christianisme.
Mr Ostervald vous a laissé là-dessus bien des choses à dire & à mieux développer.

A l’égard de la question, sur laquelle vous me faites l’honneur de me demander
ma pensée, je vous dirai, qu’il est certain, à mon avis, que toute Obligation, & par conséquent
toutes les Régles du Juste & de l’Injuste, sont fondées sur l’autorité d’un Supérieur, en sorte
qu’on doit obéïr à ce Supérieur précisément & directt parce qu’il est nôtre Supérieur, qu’il
a droit de nous commander; soit qu’il aît ce droit par lui-même & par sa nature, comme
Dieu seul; ou seulement en vertu de quelque chose d’extérieur, comme les Hommes, dont
l’autorité est presque toûjours fondée sur le consentement même de ceux qui y sont soumis.
Mais quand on considére la nature même des choses que Dieu prescrit ou qu’il défend, &
la marque à laquelle on peut les connoître; je ne sai si l’on n’est pas fondé à soutenir, que
le Juste & l’Utile vont toûjours de compagnie. Dieu n’est point un Maître chagrin, ni
capricieux, ni hautain, qui se plaise à gêner sans nécessité la liberté de ses Créatures, ou
qui se pique de se faire obéïr purement & simplement pour faire voir qu’il est nôtre Maître.
Ainsi il semble que sa Bonté & sa Sagesse demandent qu’il ne prescrive rien qui ne
soit utile, lors même qu’il semble exiger des actes de pure obéïssance, comme quand
il commanda à Abraham d’immoler son Fils; car cette épreuve avoit son utilité &
par rapport au Patriarche même, & par rapport aux Croians, dont il devoit être le modéle.
Tout dépend de savoir quelle est cette utilité, qui se confond avec la Justice. Ce n’est
point une fausse utilité, comme l’intérêt particulier de chacun, dont Epicure faisoit le
principe de sa Morale. C’est l’utilité générale de tous les Hommes, que Dieu, comme un
bon Pére, doit se proposer, & la véritable utilité de chacun, qui concourt avec cette
utilité générale; celle en un mot dont vous parlez dans vôtre Thése 30. Il semble indigne
<1v> de l’Etre Souverain de faire ce qui n’est pas même excusable dans un Législateur de la
Terre, je veux dire, de prescrire des choses qui n’ont aucune utilité. Ainsi il se trouve qu'=
en manquant à son devoir, on pêche en même tems contre la Prudence & contre la
Justice; & c’est peut-être tout ce qu’ont voulu dire les Theol. Anglois dont vous
parlez. Il ne s’ensuit pas au moins, de ce que l’on cherche la nature & le caractére du
Juste dans l’Utile, il ne s’ensuit pas, dis-je, de là, ce me semble, qu’on établisse dès-lors
qu’il ne faut obéïr à Dieu que parce que ce qu’il nous commande est utile; mais
on suppose d’ailleurs que la raison directe & immédiate, c’est que l’on dépend de lui. Ainsi,
quoi qu’un Homme de bien soit persuadé que sa probité lui est utile, il ne dira pas pour
cela qu’il n’est homme de bien que parce qu’il y trouve son compte; il croira seulement
pouvoir se servir de ce motif pour s’encourager à son devoir, d’autant plus que Dieu
lui-même se sert envers lui de la vuë des peines & des recompenses. Dans les actes d'A de
Justice, d’Amitié, de Reconnoissance, on ne doit pas regarder formellement & uniquement son
intérêt particulier, cela est certain; mais il s’y trouve pourtant à considerer en général la
nature & les effets de ces Actes, & ainsi on peut dire qu’ils sont originairement fondez sur l’Utilité,
quoi qu’on doive les prâtiquer pour s’aquitter de son Devoir, pour obéïr au Souverain Législateur
qui les commande. Vous demandez, Th. 24. si l’on ne devroit rien à Dieu, suposé qu’on
n’eût rien à en esperer ni à craindre de sa part? Il faudroit voir si cette supposition
est possible. Un Etre Tout-Sage, Tout-bon, & Tout-Puissant, de qui l’on tient l’existence,
& de qui pourtant on n’a rien à craindre ni à esperer, ne me paroît pas une chose aisée
à concevoir. D’ailleurs, dans cette supposition même, il ne s’ensuit pas qu’il fût aussi
juste, aussi convenable, de le blasphemer, que de celebrer ses louanges. Il implique contradic=
tion de reconnoître un tel Etre, & de croire également juste & convenable de témoigner
pour lui du mépris & ou de l’admiration. Dès-là qu’on le tient pour l'unique Auteur de nôtre Etre, on
doit le tenir pour nôtre Supérieur; & cette idée seule emporte la nécessité des sentimens de
respect envers lui. C’est une chose qu’il n’a pas besoin de commander, quoi qu’il n’en aît
nul besoin à le considerer lui-même. Tous les devoirs de l’Homme par rapport à Dieu
sont renfermez là-dedans, comme une suite de la rélation de Créateur; & ainsi ce
seroit tout au plus à l’égard de ceux-là qu’on pourroit dire que leur nature & leur
caractére en général ne se réduit pas à l’Utilité. Mais quand on parle du Juste & de
l’Injuste, on a égard principalement aux devoirs reciproques des Hommes, qui sont ceux
qui ont une plus grande étendue, & ceux que l’on peut dire que Dieu demande principa=
lement & plus expressément, les autres étant 1 mot biffure supposez comme une condition absolument
nécessaire pour s’aquitter de ceux-ci, & comme des sentimens dont le défaut est incom=
patible avec l’idée que l’on a de l’empire souverain du Créateur. Or à l’égard des devoirs
reciproques des Hommes, il est bien certain qu’ils consistent tous dans une certaine conve=
nance, & par conséquent qu’ils peuvent être rapportez à l’amour de l’Ordre: mais cette
idée est vague, & si l’on veut dire quelque chose de particulier, qui fournisse des
principes clairs & suffisants, du Juste et de l’Injuste, il me semble qu’il faudra toûjours en
revenir à l’idée de l’Utile, prise dans le sens que j’ai dit ci-dessus. Par là on n’entre
nullement dans le système des Athées, puis qu’un Athée ne reconnoissant point de Supé=
rieur, tel que Dieu, n’a d’autre Régle que son intérêt particulier: ou s’il a des idées de
convenance, auxquelles il croie devoir se conformer, comme Mr Bayle s’empresse de
le prouver, il ne 1 mot recouvrement elles ne sont au fond soûtenuës d’aucun principe d’Obligation; il ne peut pas
être loi à lui-même & il se dégagera, toutes fois & quantes qu’il voudra, de cette
nécessité, qui n’est fondée que sur des spéculations & des idées stériles de convenance.
Je craindrois plutot qu’en réduisant le Juste à des idées d’Ordre, on ne donnât
<2r> lieu aux Athées de soûtenir qu’on n’a que faire de supposer l’existence d’un Dieu
pour établir le fondement de la Morale & du Droit, puis que ces idées sont une fin
nécessaire de la nature des choses: & Mr Bayle a dit quelque part, qu’un
Athée est fâché d’avoir agi contre ces idées immuables & éternelles, de même qu’il
se reproche d’avoir fait un faux raisonnement. Pour ce qui est de l’argument
que vous tirez du motif d’imiter Dieu, qui suppose une conformité entiére entre
la Justice de Dieu, à qui rien ne peut être utile ni préjudiciable, & celle des
Hommes; il semble que ce motif est assez fort, quand on le réduit à ceci, que,
comme Dieu agit toûjours conformément à ce que demande sa nature & ses
perfections, nous devons aussi agir conformément à nôtre nature, & imiter les
Vertus de Dieu, autant que le permet la différence de ces Vertus & des nôtres;
différence qui est, ce me semble, fort sensible, qui est sur tout à l’égard de la
Justice, & qui resulte nécessairement de la diffe disproportion qu’il y a entre l’Etre
Souverain & ses Créatures. Pufendorf dit quelque chose là-dessus, Liv. II. Ch. III.
§ 5. C’est pour vous obéïr que j’ai pris la liberté de vous écrire à la
hâte mes pensées sur la question que vous m’avez proposée. Vous les regarderez comme
les difficultez qui vous furent proposées dans la Dispute; & je ne doute pas que,
dans vôtre Dissertation, vous n’éclaircissiez si bien toutes choses, qu’il n’y aît rien
à desirer pour la satisfaction du Lecteur.

C’est malgré moi que je n’ai pû encore vous aller voir. Mille
embarras domestiques, & le commencement de mes fonctions m’en ont empêché, &
m’obligent de differer ce plaisir jusqu’aux féries de la Moisson. Par dessus tout
cela j’ai eu des sujets de chagrin; on ne me tient pas tout ce qu’on m’a
promis, ou si on veut le tenir, on le fait long tems attendre. Ce qui soit dit
entre nous. Je vous souhaitte, encore une fois, une parfaite santé, & suis
avec respect

Monsieur,

Vôtre très-humble &
très-obéïssant serviteur

Barbeyrac


Enveloppe

A Monsieur
Monsieur Turrettin, Pasteur & Professeur en
Theologie & en Antiq. Ecclésiastiques
A Genéve


Etendue
intégrale
Citer comme
Barbeyrac, Jean, Lettre à Jean Alphonse Turrettini, Lausanne, 21 mai 1711, cote BGE Ms. fr. 484, ff. 112-113. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/851/, version du 29.10.2023.
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