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Lettre à Jean Alphonse Turrettini, Berlin, 25 janvier 1710
A Berlin ce 25 Janvier 1710.
Monsieur,
Je ne croiois pas que vous reçûssiez si tard mon Traité du Jeu, ni qu’on vous le remît
sans vous dire qu’il venoit de ma part. J’avois donné ordre à mon Libraire, qui est de
vôtre Ville, de vous envoier ce Livre dès qu’il paroîtroit. Peut-être n’a-t’il pas eu plutôt
occasion de vous le faire venir. Quoi qu’il en soit, il sera assez tôt venu, s’il a le bonheur de
ne pas vous déplaire, & si vous le recevez comme une foible marque de la reconnoissance que j’ai
pour la bonté avec laquelle vous témoignez vous intéresser pour moi.
Quelque plaisir que je me fisse d’avoir un établissement dans le lieu où vous demeurez, je vous
avouë qu’un Emploi ne me tentera jamais aux conditions sous lesquelles vôtre Ministre veut
l’accepter. Il faut qu’il se sente les épaules bien fortes, & beaucoup de patience, pour porter
un si pesant fardeau, dont, à ce qu’il me semble, aucun Professeur n’est chargé dans aucune
autre Académie. Je ne crois pas qu’il aît beaucoup de concurrens, & si j’étois sur les lieux,
il auroit d’autant moins à craindre de moi, que je ne suis pas de ceux qui se piquent de
l’impromptu: il me faut du tems pour me préparer sur ce que je sais le mieux. Un Conseiller
de vôtre Ville a écrit à Mr son frére en Hollande, que l’on m’avoit proposé pour reprendre
la place de Mr Mirutoli, mais que les Orthodoxes, qui regardent de mauvais oeil tous ceux qui
s’éloignent tant soit peu de leurs idées, m’avoient refusé leur voix. A la bonne heure. Je ne veux
pas que la crainte de leur déplaire m’oblige à me priver d’une honnête liberté de penser &
de parler, moins encore à adopter aveuglément tout ce qu’il leur a plû de canonizer. Ils pour=
ront le voir par la Préface du IV. Tome de Tillotson, que je viens d’envoier à l’Imprimeur.
Il ne paroît pas qu’on soit aussi scrupuleux dans vôtre voisinage, puis que, quoi que le zéle
brûlant de ces Messieurs n’aît pas manqué de m’y rendre suspect, on m’y offre depuis long tems une
Chaire de Professeur en Droit & en Histoire, qu’on veut fonder à Lausanne; & je suis surpris
que vous n’en aiyez pas entendu parler; au moins vous n’en témoignez rien dans vôtre Lettre.
Selon ce qu’on me mandoit il y a quelques mois, il semble qu’il ne tenoit plus qu’à assigner
le fond d’où doivent être pris les gages de Professeur, & les frais de mon voiage; & qu’à accorder les
deux Académies de Berne & de Lausanne, dont chacune voudroit avoir cette profession, quoi
que Lausanne l’aît déja emporté plus d’une fois. Quoi qu’il en soit, j’attens fort patiemment
la fin des lentes délibérations de L.L. Excell. & si cette affaire réüssit, j’aurai du moins le plai=
sir d’être à portée d’entretenir commerce avec vous, & de vous voir quelquefois, si je n’ai pas celui de
vous voir tous les jours. Au reste, Mr n’allez pas vous figurer là-dessus, que je sois Juriscon=
sulte; Je ne le suis point, ni ne me suis pas donné pour tel: mais on veut seulement que le nou=
veau Professeur explique le Droit Naturel & Public, & qu’il en applique les principes aux Loix du
Païs. Mrs de Lausanne ont même demandé que je fisse en François une partie des leçons,
ce qu’ils obtiendront aisément de moi. Mr Rouviére mit un mot de sa main au dos
de vôtre lettre, pour m’assûrer de la continuation de son souvenir: oserai-je vous prier, Monsieur,
quand vous le verrez, de lui dire que je suis toûjours dans des sentimens qui répondent aux
siens. Je suis avec respect
Monsieur
Vôtre très-humble & très-obéïssant
serviteur
Barbeyrac
A Monsieur
Monsieur Turrettin, Pasteur & Professeur
en Théologie & en Hist. Ecclésiastique
A Genéve