,
Lettre à André Urbain de La Fléchère ou "Projet adopté par le Conseil d’Etat le 9 octobre 1815 pour recevoir l’Empereur de Russie", Lausanne, 09 octobre 1815
Projet adopté par le conseil d’état le 9 8bre 1815 pr recevoir l’Empereur de Russie
Lausanne le 9e Octobre 1815
Monsieur
Le résumé de notre conversation de hier ayant été
que j’aurois l’honneur de vous présenter un projet de programme
pour la fête dont il est question, je viens vous adresser
les idées suivantes que je vous soumets entièrement.
J’aurois voulu répondre d’une manière plus satisfaisante
à la confiance dont le Conseil d’Etat m’a honorée, en
m’associant à vous, Monsieur, pour nous occuper
des moyens les plus propres à recevoir dignement
notre véritable libérateur. Mais chacun sait que le
genre fête offre peu de variété. Festins, concerts, bals,
feux d’artifices, voilà ce qui est devenu pour ainsi
dire, l’élément des têtes couronnées. On cherche
en vain à les varier; le plaisir n’en est pas la
dupe & le plus souvent il se loge là où il y a eu
le moins d’apprêt. Le peu de ressource d’une petite
ville rend tout difficile; après mille peine on
ne peut éviter le mesquin, à moins que des cir=
constances particulières au local ne vous sor=
tent de la route ordinaire.
La position de Lausanne au centre du plus
riant des pays, est à elle seule un spectacle
ravissant, auquel un rien pourra donner l’air
d’un enchantement. Je suppose que l’empereur
passe un jour entier à Lausanne, on pourra
le conduire le matin au bois de Sauvabelin, pour
y voir la vue, & pour prendre une idée de l’en=
semble du pays. Là un peu de musique cachée,
des chemins rendus praticables, une colation de
beaux fruits offerte par de jeunes filles, & assez
de police pour éviter que la foule ne soit
incomode, me paroitroit un début convenable.
De là une promenade qui conduiroit S. M.
par Renens & Cour à Ouchy, où elle trouveroit
<1v> une douzaine de Chaloupes bien équipées, dont
six seroient destinées pour Elle & sa suite; trois aux
musiciens, & enfin les trois dernières, montées par d’ex=
cellens rameurs, destinées à des militaires chargés de faire
la police, afin que les bateaux des curieux, restant
à une respectueuse distance, ajoutent par là même
au riant du coup d’œil. Lorsque S. M. seroit assez
avancée dans le lac, je voudrois que quelques salves
d’artillerie la fissent juger de l’écho: ces salves de=
vroient être aussi le signal auquel toutes les cloches
des paroisses riveraine sonneroient & donneroient par
là à toute la contrée un air de participation à la fête.
Je suppose que le Chambellan de S. M. fixera l’heu=
re de son diner; ainsi on ne peut rien établir de fixe
pour les heures de la soirée. Au sortir de table
(ce qui sera probablement à la nuit), un feu allumé au
signal de Lausanne, seroit celui auquel toutes les
communes, qui ont rière leur territoire une colline,
d’où l’on voit Lausanne, devroient allumer un feu &
l’entretenir pendant une heure au moins, bien enten=
du qu’une comune qui auroit plusieurs de ces points
ne seroient tenues qu’à en allumer deux. Ce seroit
d’un effet magique, de voir le vaste amphithéâtre du
Canton, ainsi éclairé: cela se fit l’année dernière
à Neuchâtel, & quoique sur une plus petite échelle,
Le Bal au théatre approuvé la réussite ne laissa rien à désirer. Le soir, illu=
mination dans toute la ville & bal au théâtre.
Aucun local ne présente autant d’avantages que
celui là; mais il faut pour cela réunir le par=
terre à la scène. Les loges offriront aux gens agés
le moyen de bien voir l’empereur; & le vaste espace
de la salle, permettant à la jeunesse de danser,
on pourroit compter que le plaisir se joindra à
la fête. Dans la salle ordinaire des bals, sera
<2r> dressée une table de quarante couverts, pour S. M.
& ceux qui seront priés ad hoc; il y aura dans la
grande salle des concerts, des buffets où tous les in=
vités trouveront en suffisance de quoi se rafraichir.
Le clocher de la cathédrale se présentant en face
du théâtre, on pourroit, en l’illuminant, produire
un des plus beaux spectacles possibles; mais le
tems ne permet pas d’y songer. Au reste,
la réussite de la fête dépend entièrement de l’or=
dre qui y existera, tant dans l’intérieur des bâti=
mens que dans l’extérieur, & cet ordre ne s’obtien=
dra que par les mesures de police les plus sé=
vères. La police est d’autant plus nécessaire
qu’à coup sûr il y aura une foule immense, &
que l’étranger juge toujours à la décence du
peuple, de son estime & de son respect pour
son gouvernement.
Voilà Monsieur les moyens que je crois
les plus propres pour laisser à l’Empereur
Alexandre, un souvenir agréable du pays &
de ses habitans. Je dis, de ses habitans,
parce que, comme c’est à son intérêt que nous
devons notre existence politique, il est pré=
cieux de nourrir cet intérêt par des marques
d’une reconnaissance vive & générale; aussi
je verrois à regret que dans les mesures de po=
lice qui seront nécessaires, on éloignât le peuple;
je voudrois qu’on put parvenir à le contenir, au contraire qu’il y fut attiré par des
mais
préparatifs, mais alors contenu dans des bor=
nes convenables.
<2v> Si le Conseil d’Etat adopte un plan de journée
qui se rapproche de lui que j’ai l’honneur de
présenter, il faut en soumettre l’exécution à
quelques personnes actives & intelligentes, qui
s’adjoindront dans chaque partie celles qui y
seront propres. Il est urgent que la munici=
palité soit avertie de suite à s’entendre avec ces
personnes pour concourir de tous ses efforts à la
réussite de cette journée à jamais mémorable pour
le pays. Les immenses préparatifs qu’il faudra
tant au bois de Sauvabelin qu’à Ouchy & à la
maison du théatre, joints au peu de ressources
qu’offre Lausanne, ne permettent pas qu’on
perde un instant. Le bois demande d’être pro=
prifié, les chemins réparés, les embarras déblayés,
& des bancs placés. Une compagnie de chas=
seurs à pied, bien disposée, y sera d’un joli
effet & nécessaire à l’ordre. Ouchy demande
aussi des soins, il faut y faire venir des ba=
teaux des villes voisines, afin que le public
sache qu’on en trouvera suffisamment à louer, car
il est essentiel à la fête que le lac soit bien ani=
mé. Quant au diner, les préparatifs s’en
remettent à un bon cuisinier. Le Conseil d’Etat
trouvera facilement à y pourvoir. Illumina=
tion de la ville, sa propreté, l’absence d’embar=
ras, dépendent des soins que la municipalité y
donnera: je crois cependant qu’une invitation du
gouvernement aux particuliers, produiroit un
excellent effet. Quant à la maison du
<3r> théatre, son arrangement tant intérieur qu’ex=
térieur, les mesures d’ordre, de police & d’exécu=
tion à prendre, offrent par le peu de tems qu’on a
à y mettre, tant de difficultés, qu’elles parois=
sent insurmontables. Cependant tout est possible,
il faut savoir jusqu’à quel point le gouvernement
veut les vaincre & quelle somme il veut y ap=
pliquer.
Je vous prie Monsieur de vouloir bien me
servir d’organe, auprès du Conseil d’Etat, pour
l’assurer que si mes foibles moyens peuvent
lui être de quelque utilité, il peut compter
sur mon entier dévouement.
Agréez Monsieur l’assurance de la par=
faite considération avec laquelle j’ai l’honneur
d’être
Votre très humble & très obéissant serviteur.
A. Constant [signature]
Monsieur
Monsieur De la Fléchère Conseiller d’Etat
à Lausanne