Transcription

Barbeyrac, Jean, Lettre à Charles Pacius de la Motte, Groningue, 06 mai 1741

A Groningue ce 6 Mai 1741.

Je reçus, Mon cher Monsieur, vôtre Lettre, avec le paquet des Mémoires de l’Acad. des
Inscript
que vous m’avez fait envoier, Lundi passé, au matin. J’étois alors dans un
grand embarras domestique. Ma fille, qui comptoit d’avoir encore deux mois jusqu’à
son terme, venoit d’accoucher la nuit passée, en l’absence de son Mari. Elle avoit été, le
jour précedent, au Prêche de l’après-midi, où elle commença à sentir quelques douleurs,
qu’elle attribuoit au grand froid qu’il faisoit. Mais elle attendit avec impatience la fin
du Sermon. Et sur les huit heures du soir, il fallut envoier chercher la Sage-Femme, qui
vit d’abord que c’étoient les véritables douleurs de l’enfantement. Effectivement elles conti=
nuérent, en sorte que ma Fille fut délivrée, entre deux & trois heures du matin, en moins de
tems & plus heureusement qu’elle n’avoit encore fait. Mais l’enfant, qui étoit un garcon,
étoit fort menu & foible, de sorte qu’on n’eut d’abord aucune espérance qu’il vêcût. Aussi
mourut-il le même jour. Il y a grande apparence, que ce qui hâta l’accouchement, fut
une émotion que ma Fem Fille avoit euë, quoi que dans son lit, la nuit du vendredi au
Samedi. Vous vous souvenez sans doute, quel gros vent il faisoit alors. Il fut si violent ici,
qu’il détacha de la cheminée de la Chambre où je couche, à côté de celle de ma Fille,
des briques, qui tombant dans le tuiau de la cheminée, firent un si grand bruit, que j’en
aurois êté moi-même fort émû, si je n’eusse été éveillé par une Colique venteuse, dont
j’ai été tourmenté plusieurs jours; n’en aiant point eû d’autre attaque depuis plus d’un an &
demi. Mais ma Fille, qui dormoit profondement, fut éveillée en sursaut par le grand bruit
de la chûte des briques; ce qui vraisemblablement contribua à détacher l’enfant, qui n’étoit pas
encore venu à maturité. Du reste, elle ne s’est jamais mieux portée après avoir accouché, &
n’a pas eû la moindre apparence d’accident fâcheux. Mon Gendre, à qui j’écrivis incessamment à
sa Garnison d’Embden, fut ici dès le Mardi au soir. Je pris ce jour-là, pour la seconde fois, du
Sel d’Epsom, qui a achevé d’emporter ces vents qui me causoient la colique. Je l’aurois peut-être
prévenuë, si j’eusse usé de ce purgatif un peu auparavant, comme je l’avois résolu: mais j’en
fus empêché par un gros rhûme, qui me dura plus de quinze jours, & qui fut cause que
je ne pus voir que tard le Prince & la Princesse.

L’un & l’autre de ces Altesses ne manquérent pas de me parler du dessein qu’avoient
formé les Curateurs de l’Acad. de Franeker de m’y appeler. Le Prince en est Curateur
honoraire, & magnificentissimus; on ne peut rien faire sans son consentement. Lors qu’on fit
la proposition sur mon sujet, il dit, que, pour lui, il souhaitteroit fort que je fusse en Frise;
mais qu’il ne croioit pas que je fusse disposé à changer Groningue pour Franeker, quelques
conditions qu’on me fît: encore, ajoûta-t’il, si l’Académie étoit à Leuwarde, 2 mots biffure
cela pourroit engager Mr B. à deliberer, parce que nous sommes ici une partie de
l’année; mais de s’aller confiner dans un lieu comme Franeker, je ne saurois croire qu’il
puisse s’y résoudre
. Quand le Prince me dit cela, je lui répondis qu’effectivement, dans
la supposition qu’il faisoit, ç’auroit été une forte raison pour me fournir matiére à délibéra=
tion; du reste, que je n’avois point douté cru que, les choses étant comme elles sont, il eût donné
à ces Mrs les Curateurs de Frise la moindre espérance de m’attirer, & que j’en avois parlé
sur ce pié-là au Grietman, qui étoit venu ici me faire la proposition, lors qu’il me dit
que le Prince devoit m’en parler lui-même. De la manière Ce Grietman, nommé
<1v> Mr Rengers, (dont le Pére est un de nos Seigneurs des Ommelandes, & actuellement un de
nos Curateurs) s’étoit fait fort, à ce que j’ai appris, de me persuader. Je compris par ses
discours, qu’il croioit que j’avois quelque sujet de mécontentement. Pour le désabuser, je
lui dis, comme il est vrai, qu’on ne m’avoit jamais rien refusé; & lui en donnai des
preuves par les grands changements faits dans la Maison que j’occupe, où l’on avoit toûjours
fait & l’on faisoit actuellement toutes les réparations que je souhaittois, soit pour la nécessité
ou pour la commodité; de sorte que la Maison m’appartenoit en quelque maniére plus qu’à
la Province, qu sur qui tomboient toutes les charges. Il parut surpris de ma fermeté à refuser
d’entrer dans aucun pourparler, quoi qu’il me donnât la carte blanche, ne disant que je n’a=
vois qu’à demander ce que je souhaitterois. Je lui dis toûjours, que j’étois fort obligé à Mrs de
Frise de l’honneur qu’ils me faisoient: mais que je ne croiois pas qu’à l’âge où je suis, &
accoûtumé ici depuis vingt-quatre ans, il convînt ni à eux, ni à moi, que je me
rendisse à leur volonté; & que c’étoit pour leur témoigner ma reconnoissance, que je ne
voulois point du tout les amuser, comme peut-être d’autres auroient fait.

Vous avez raison de croire, que les Volumes précédens que j’ai de l’Hist. & des Mém. de l’Acad.
des Belles Lettres
sont reliez. Pour ce qui est du titre, comme j’ai les quatre prémiers Voll. de
l’Edit. d’Amsterdam, où l’on a mis tout de suite 1, 2, 3, 4. sans distinguer l’Histoire des
Mémoires à cet égard; & que les quatre suivans, Edit. de la Haïe, me firent envoiez reliez de même avec
le titre continué de même, 5, 6, 7, 8. j’ai toûjours fait relier les autres selon cette division, qui est
d’ailleurs la plus commode. Le titre est ainsi conçû: Academie des Inscriptions. Ainsi, quand
vous aurez occasion de m’envoier d’autres Voll. vous pourrez les faire relier, 1 mot biffure en mettant
Tom. XXI-XXIV.

Ce que vous m’apprenez de la manière dont Burman, presque mourant, parla à Mr
Smith, ne me surprend point du tout. Le Neveu, qu’il aimoit tant, & qu’il a chargé du
soin de diriger l’impression de ce qui reste du Virgile, est, dit-on, d’un caractére à lui
ressembler beaucoup du côté de l’humeur & des moeurs. Je vais vous dire, entre nous, ce que
le Prince m’a appris sur son compte. Il faut savoir, que c’est ce Prince, qui, malgré les sujets
de ressentiment qu’il avoit contre le défunt Professeur de Leide, qui avoit écrit contre lui des
Satires Sanglantes, établit le Neveu à Franeker, sur la recommandation de quelcun de Hollande,
dont j’ai oublié le nom; sans quoi on n’auroit jamais pensé à lui en Frise; outre que,
quand cela auroit été, il falloit toûjours que le Prince y consentît. Cependant, Burman l'a paié
d’ingratitude dans toutes les occasions; & sur tout en cherchant & indiquant avec soin
toutes les Piéces les plus inconnuës, publiées autrefois, où il y a quelque chose qui tend à
rendre odieuse la mémoire des Princes d’Orange. Ce Professeur s’enivroit souvent: il a
l’obligation au Prince de l’avoir obligé à le faire plus rarement ou plus secrétement: car
l’aiant fait une fois d’une maniére éclattante avec un Officier de son Régiment, le
Prince fit mettre aux arrêts cet Officier; par où la honte ne pouvoit que retomber sur le Professeur, qui
depuis ce tems-là s’est plus menagé.

Pour revenir au défunt Professeur de Leide, il savoit bien peu garder de le decorum, de
dire à Mr Smith, qu’on n’osoit dire du mal de lui dans la Bibl. Rais. par ce qu’on le craignoit.
Cet aveu si ingénu montre, qu’il se reconnoissoit pour un Tyran dans la Republique des Lettres,
& qu’il avoit bien gravé dans son coeur l’Oderint, dum metuant. Mais il étoit sans doute
aussi fâché, de ce que, quoi qu’on ne dît point de lui du mal, on n’en disoit pas du bien, & on
ne l’élevoit pas jusqu’aux nuës, comme le Dictateur universel de la Rép. des Lettres. Je crus bien, que
l’Extrait du Quintilien de Mr Gesner ne lui plairoit pas; quoi qu’il n’y aît rien qui tende à
déprimer son Edition. Mais c’étoit assez, qu’on trouvât cette nouvelle Edition utile, & qu’on
louât l’Editeur. Celui-ci a eû beau parler de Burman avec toute l’honnêteté & tous les
<2r> ménagemens possibles: il n’a pû éviter d’être exposé à divers traits mordans, lâchez contre lui dans
les Notes sur Lucain, à la moindre occasion qui s’en présentoit.

Mrs d’Utrecht ont très-bien fait de retenir Mr Wesseling. Le Prince m’a dit, que la raison
pourquoi ce Professeur avoit refusé, c’est qu’il avoit demandé une pension pour sa Femme, au
cas qu’elle lui survêcut, & qu’on n’avoit pas voulu, à cause des conséquences, accorder une telle
demande.

Je suis fort aise de ce que vous m’apprenez, qu’on a enfin trouvé quelcun à Utrecht, pour traduire
le Livre de Mr de Bynk. Cela me délivrera de quelque nouvelle instance de la part de Mr d’
Aduard. Aussi lui parlai-je, la dernière fois, d'une maniére à lui faire comprendre qu’on devoit
chercher quelque autre Traducteur, & qui entendît le Flamand.

Sur ce que vous me dites de la maniére dont un de vos Bourguemestres a parlé aux Députez
de vôtre Eglise, j’augure qu’on n’osera pas en venir, dans le Synode, à lancer les foudres dont
on avoit menacé Mr de la Chapelle: & on s’en abstiendra, si l’on est sage. J’ai reçû en
son tems la Lettre de la Compagnie de Genéve, écrite au Synode, à l’occasion de la délibéra=
tion qu’il prit, en conséquence de la Requête des Proposans. J’ai vû aussi un Ecrit violent,
fait apparemment par quelque Apotre de Genéve, contre le Synode. Mr Smith me l’avoit
communiqué, & je le lui renvoiai par Mr La Carriére. Cet Ecrit est aussi plein de
fautes d’impression, que peu ménagé.

Je suis ravi, que l’Extrait des Essais de Critique soit de vôtre goût. J’y ai certainement
ménagé l’Auteur, autant qu’il étoit possible, car son acharnement contre Mr Rollin m’début du verbe dommage cire=
ioit & m’indignoit également. Si l’on ôtoit de ce Livre les invectives à pure perte, on
diminueroit beaucoup le volume.

J’avois ouï parler ici de la mauvaise humeur de cette Dame d’Amsterdam, dont j'
avois demandé des nouvelles. Mais on ne dit plus rien du mariage; & j’espére, je le 1 mot dommage cire
au moins, que cela s’en ira en fumée.

Le Prince de Brandebourg-Schuet, qui à été tué à la Bataille de Silesie, n'est
pas, comme vous le croiez, & comme je vois que d’autres le croient, un Frére du Roi de
Prusse, mais un Cousin. Pour ce qui est de l’Expédition même de ce Roi, je vous avouë, que,
quoi qu’on se déchaîne beaucoup contre lui, dans ces païs sur entr’autres, je n’ai pas assez de
Lumiéres sur le fond de l’affaire, pour le condamner absolument: & il a allegué des griefs contre
la Maison d’Autriche, qui lui sont fort favorables, sur tout quand on sait les circonstances de
ce qu’il lui reproche, & qu’il n’a pas voulu expliquer clairement par 1 mot biffure des raisons de
bienséance. Car il s’agit d’une fourberie dont on usa envers son Grand-Pére, du vivant
de l’Electeur, Pére de celui-ci, & dans un tems où ce Prince étoit en disgrace par les
intrigues de sa Belle-Mére, qui allérent jusqu’à le faire empoisonner, lui & un de ses fréres
du même lit. Mr Danckelman, son Gouverneur, le sauva & du poison, & de la disette, aiant
engagé tous ses biens pour faire subsister cet Elêve; ce qui fut l’origine de la grande fortune
des Danckelmans.

Mr Smith m’envoia, avec la Bibl. Raison. le Tome 50 de la Bibliothéque Germanique,
de la part de Mr Humbert. Mais je n’ai jamais reçû le 49. Auroit-il été remis, &
puis oublié ?

J’espére que vôtre rhume sera passé depuis long tems. Je vous souhaitte la meilleure santé.
Le mauvais tems qu’il fait encore, est fort contraire, quelque incommodité qu’on
aît. Je suis toûjours, Mon cher Monsieur, Tout à vous

Barbeyrac

Etendue
intégrale
Citer comme
Barbeyrac, Jean, Lettre à Charles Pacius de la Motte, Groningue, 06 mai 1741, cote BPF Ms 295/89. Selon la transcription établie par Meri Päivärinne pour Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/827/, version du 05.08.2016.
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