Transcription

Barbeyrac, Jean, Lettre à Jean-Pierre de Crousaz, Groningue, 26 janvier 1737

A Groningue ce 26 Janvier 1737.

J’ai bien reçu, Monsieur mon ancien & très-honoré Collégue, vôtre Lettre du
30 Novembre, que De Hondt m’envoya de La Haïe, & j’y aurois répondu plutôt,
si je n’avois attendu de pouvoir vous marquer ce dont vous souhaittiez d’être instruit,
de la part des Libraires d’Amsterdam. Ce n’est que depuis deux jours que j’ai reçû là-=
dessus une Lettre de Mr de la Motte, qui, aiant été mise dans un paquet du Beurtman ,
4 caractères biffure demeuré en chemin trois semaines. Je commencerai donc par vous dire, que Humbert est
tout prêt à rimprimer vôtre Traité de l’Education, dès que vous lui en aurez fait
tenir la copie. Je souhaitte qu’il tienne mieux parole, qu’il ne me fit à l’égard de
mon Traité du Jeu. Il y a onze ou douze ans, qu’à sa requisition je lui avois
envoié les trois quarts de la Copie; je fus obligé, deux ans après, de me la faire
renvoier, & jusqu’à l’année passée les choses en étoient demeurées-là. Mr Châtelain
avoit déja envoié au Prince, de vôtre part, un exemplaire de vos Divers Ouvrages, qui ont
paru depuis peu. Mais il dit, que vous ne l’aviez point chargé d’envoier l’Abrégé de
Logique
. Sur ce que je lui ai fait savoir, il en a aussi tôt envoié un exemplaire.
Pour ce qui est de vos Opuscules, imprimez ici, dont vous achetâtes à Geneve un
exemplaire qui les rassembloit sous un titre général, personne ne sait ici ce que c’est que
cet assemblage; & on n’a pû découvrir en Hollande aucun Libraire qui l’eût fait. J’ai
conjecturé d’abord, que quelcun qui en avoit des exemplaires, avoit fait imprimer un titre
général, pour les mieux vendre ainsi réunis. C’est aussi la pensée de Mr de la Motte &
de Châtelain. Le Libraire, qui vous en a vendu un exemplaire, est celui qui pourroit
mieux découvrir la source, si tant est qu’elle subsiste encore; car ces exemplaires peu=
vent être tous vendus. J’ai pris, chez Sypkes, qui étoit vôtre Imprimeur, deux exemplaires
de ce qui s’est trouvé, & les ai fait coudre chacun en deux volumes, dont l’un contient
vôtre Essai de Rhetor. vôtre Sermon, & vos Reflexions sur le Jeu, l’autre, vôtre Logicae
Compendium
. Il n’avoit plus d’exemplaires de la Summa Logicae, ni du Tentamen
Metaphysicum.
J’ai envoié tout cela la semaine passée à Mr de la Motte, pour la
remettre à Châtelain.

Je suis ravi d’apprendre, que l’usage des Eaux de Balaruc vous a délivré des Coli=
ques, auxquelles vous aviez été sujet quelque tems. C’est un fâcheux mal, dont je ressentis
quelques atteintes il y a trois ou quatre ans: mais, graces à Dieu, depuis ce tems-là j’en
ai été quitte. Je ne savois pas non plus, que Madame de Crouzas eût été incommodée; je
suis bien aise d’apprendre en même tems son rétablissement. Je fais bien des voeux, dans
ce commencement de la nouvelle année, pour qu’il plaise à Dieu d’affermir la santé de
l’un & de l’autre, & de vous y conserver encore long tems, avec toute sorte de prospérité
& pour vous, & pour toutes les personnes qui vous sont chéres.

Le Professeur, que vous dites avoir publié trois Discours Académiques sur la Tolérance,
apparemment en Latin, est sans doute Mr Salchli, comme je l’ai appris d’ailleurs. Ce que
vous m’en dites, me fait souvenir d’une pagnoterie, qu’un Neveu, que j’ai, Proposant,
me dit avoir entenduë sur mon compte, de la bouche d’un Ministre de la Haïe, Mr Chais,
Genevois, & Neveu de Mr Maurice. Il lui dit donc, Que j’étois Intolérant sur l’article
de la Tolérance.

<1v> Avant que d’avoir lû l’Avertissement, que vous avez mis à la tête de vôtre Discours
sur la Pédanterie
, j’avois d’abord jugé, que d’autres Discours du Recueil, quoi que vous n’en
disiez rien, avoient aussi été composez à l’occasion des Promotions. Tels sont au moins les
deux prémiéres Parties du Traité sur l’obligation de vivre en Société, & le Discours sur la
Beauté & l’Utilité des Sciences
.
Vous comprenez par là, Monsieur, que j’ai reçû de vôtre
part ce Recueil; & on m’avoit envoié un peu auparavant vôtre Abrégé de Logique. Je vous
en rends mille graces. J’ai lû ces Ouvrages avec la même plaisir, que tous les autres qui sont
partis de vôtre plume. Il pourra bien être qu’on en parlera dans la Bibliothéque Raisonnée. Vous
aurez désormais la commodité de faire imprimer sous vos yeux les nouveaux Ouvrages, que
vôtre ardeur infatiguable à enrichir la République des Lettres nous promet. Car j’ai appris,
qu’une nouvelle & fameuse Imprimerie s’est établie à Lausanne, avec sous la protection géné=
reuse du Souverain, & avec le secours de divers particuliers. Cela ne fait pas plaisir à nos
Libraires de Hollande.

Il y a quelque tems, que je fus en famille voir Mr le Bourguemaître Gockinga,
pour le féliciter du Mariage de Madame sa Fille. Je ne manquai pas de lui faire vos
complimens & à Madame, qui les reçûrent avec plaisir, & me chargérent fort de vous
en faire des leurs. Ils sont fort contens de ce Mariage. Le Gendre est Fils de Mr de
Neyerstein, un des Seigneurs des Ommelandes; & quoi qu’il ne soit qu’un des Cadets, il aura
la Seigneurerie après la mort du Pére, les Fréres qui précédent, aiant cédé leur droit, moiennant
les dédommagemens équitables, en faveur de ce Mariage avantageux pour l’Epoux. Madame
Gockinga est toûjours la plus gracieuse Femme du monde, & sa santé, naturellement foible,
après une longue maladie qu’elle eût, il y a quelques années, qui l’avoit mise à l’extrémité,
s’est fort bien rétablie. Pour Mr le Bourguemaître son Mari, il avoit eû beaucoup de
crédit, après la mort de Mr Schaey, dont le pouvoir immense ne pouvoit qu’être partagé;
y aiant peu de gens qui aient l’art de pousser si loin & de se soûtenir autant qu’il
avoit fait. Mais depuis il est arrivé des révolutions qui ont fait perdre à Mr Gockinga
l’ascendant qu’il avoit commencé de prendre; & on dit que c’est parce qu’il a voulu
trop pousser à la roue, en favorisant ses parens & ses créatures dans toutes les occasions,
sans laisser assez aux autres de quoi s’accommoder eux & les leurs. J’en suis fâché; car
c’est certainement une de nos meilleures Têtes. Mr d’Aduard est toûjours à La Haïe en famille.

Vous avez peut-être sû, que Mr s’Gravesande a publié une Introductio ad
Philosophiam
,
où il soûtient sans détour la nécessité des Actions Humaines, bâtizée du
nom de Nécessité Morale, mais non moins inévitable que la Physique. Un Anonyme
a publié là-dessus en François une Lettre à Mr G. J. ‘s Gravesande &c. Sur son Introduction
à la Philosophie, & particuliérement sur la nature de la Liberté.
L’Auteur en est, à ce
qu’on assûre, un Marchand Anglois. Le Stile ne dément point ce caractére; car il est fort
mauvais. La composition n’y répugne pas non plus; car quoi que l’Auteur, à l’aide de tant
de Livres sur cette matiére, dise de bonnes choses, elles ne sont pas bien développées, & la
matiére n’y est pas traitée d’une maniére qui réponde à son importance. On voulut
d’abord donner cet Ouvrage à Mr Wetstein, Successeur de Mr Le Clerc; ses Ennemis
cherchant toutes les occasions de lui nuire. Mais on a été bien tôt desabusé; & je crois
qu’il auroit mieux fait, s’il eût écrit là-dessus. Dans la Bibliothéque Françoise, les Nouvelles
Littéraires promettent une Défense de M de quelque Journaliste, en faveur de Mr s’Gravesande, qui
<2r> apparemment ne voudra pas paroître lui-même ouvertement contre un Antagoniste,
avec qui il tiendra à deshonneur de se commettre. On dit en même tems, que son Introduction
à la Philosophie
paroîtra bien tôt en François. C’est-à-dire, qu’on veut que les plus
Ignorans même aient de quoi se persuader, qu’ils ne sont que des machines morales.

Vous aurez sû par la Gazette, que la Princesse Roiale accoucha d’une Princesse,
qui mourut en venant au monde. Ma fille eût précisément le même malheur, au
mois de Juillet; la fille, qu’elle portoit, étoit fort grosse, comme on dit que l’étoit la petite
Princesse. On ne sait pas encore, quand la Cour reviendra en Frise, ni si le Prince y
viendra sans la Princesse. Le Roi d’Angleterre est toûjours arrêté à Hellwoetsluys par
les vents contraires depuis plus d’un mois. Il a bien de quoi se repentir d’avoir renvoyé
si tard son retour, par le plaisir qu’il trouvoit à Hanover. Je m’étois flatté de
pouvoir féliciter la Princesse de la naissance de quelque Prince, ou au moins Princesse, dans
l’Epître Dédicatoire de mon Traité du Jeu; & c’est pour cela que je n’étois pas fâché
que la fin de l’impression fût différée jusques-là. Je viens d’envoier le reste de la Copie, dont
il ne manquoit plus que cette Epître & les Préfaces. Dès qu'il pa que le Livre paroîtra,
j’aurai l’honneur de vous en faire envoier un exemplaire par la prémiére occasion.
J’ai aussi envoié la prémiére Partie de mon grand Ouvrage sur l’Histoire des anciens
Traitez
, qui fera partie du Supplément du Corps Diplomatique. Cette Partie s’impri=
mera incessamment. L’autre est fort avancée, & tout le canevas fait.

J’embrasse Madame de Crousaz, & lui renouvelle, comme à vous, les voeux
les plus sincéres que je fais pour vôtre santé & prospérité. Ma fille & mon
Gendre vous présentent leurs respect. Ma petite fille se porte toûjours bien,
graces à Dieu; & c’est pour moi un amusement. Je suis & serai toûjours
avec tout le dévouement & la sincérité imaginable

Monsieur mon très-honoré
Collégue

Vôtre très-humble &
très-obéïssant serviteur

Barbeyrac


Enveloppe

A Monsieur

Monsieur de Crousaz, Conseiller des
Ambassades de S. M. le Roi de Suéde &c.

Suisse.

A Lausanne.


Etendue
intégrale
Citer comme
Barbeyrac, Jean, Lettre à Jean-Pierre de Crousaz, Groningue, 26 janvier 1737, cote BCUL Fonds Jean-Pierre de Crousaz, IS 2024/XIV/20. Selon la transcription établie par Meri Päivärinne pour Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/799/, version du 28.06.2016.
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