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Lettre à Jean-Pierre de Crousaz, Groningue, 20 mars 1734
A Groningue ce 20 Mars 1734.
Monsieur,
J’ai bien reçu en son tems vôtre Lettre du mois de Septembre de l’année
derniére. Je venois alors d’être fait Recteur de l’Université pour la troisiéme
fois; fardeau plus pénible pour moi, que pour aucun autre de mes
Collégues, & dont je me serois volontiers déchargé, si quelques considérations
ne m’en avoient empêchés. Ce surcroît d’occupations & d’occupations désagréables,
joint à la saison de l’hyver, est cause que je n’ai pû encore écrire ni à
vous, ni à Mr Turrettin, sous couvert de qui vôtre Lettre étoit venuë.
J’appris avec le plus grand plaisir du monde, que vous étiez débarrassé
d’un Emploi, brillant à la vérité, mais qui vous déroboit à vous-mêmes,
et à la République des Lettres. La maniére également honorable & avantageuse,
dont vous avez obtenu vôtre congé, mérite les félicitations de tous vos
Amis. Si je ne vous ai pas encore témoigné la part que je prends à la
vie agréable que vous étes en état de mener désormais, je n’y ai pas été moins
sensible, ni fait des vœux moins ardens, pour que vous jouïssiez long
tems d’une si heureuse situation. J’en félicite aussi Madame, qui
ne peut qu’être fort contente de se revoir dans sa Patrie, au milieu de ses
Parens & de ses Amis.
L’Auteur de l’Extrait de vôtre Ouvrage, inséré dans la Bibliothéque
Raisonnée, est fort aise que la maniére dont il s’y est pris ne vous aît
pas déplû. Le cas qu’il fait véritablement de l’Ouvrage, & le plaisir qu’
il prenoit à le lire, lui ont fait surmonter la difficulté qu’il sentoit bien,
de réduire en abrégé un Livre si plein de matiére. Et s’il ne l’a pas
<1v> fait aussi bien qu’il falloit, & qu’il le souhaittoit, il a au moins fait de son
mieux. Vous aurez pû voir depuis le second & dernier Extrait, qu’il avoit
promis. Il espére, que vous n’en serez pas moins content, que vous témoigez
l’être du prémier.
Mr Barrillot se chargea, l’année passée, de vous faire remettre un
Exemplaire de la nouvelle Edition de mon grand Pufendorf. Au cas que vous
ne l’aiyez point reçu, aiez la bonté d’en faire demander chez lui des nouvelles.
Ce que vous m’appreniez de l’état de l’Académie de Lausanne, & des
projets que vous formez pour y tenir des Conférences propres à introduire ou
affermir le bon goût, me fait beaucoup de plaisir. Je m’intéresserai toûjours
extrémement à ce qui regarde les païs, entre lesquels vous voulez partager
vôtre séjour, & qui vous auront l’un & l’autre des obligations infinies.
Je suis obligé de finir, pour pouvoir joindre cette Lettre à celle que j’écris
à Mr Turrettin; car je ne puis savoir où vous êtes présentement. Je me
trouve d’ailleurs dans des circonstances, qui me causent quelques distractions, &
dont je dois vous faire part, persuadé que vous vous intéressez à ce qui me
regarde. Il s’est présenté un parti pour ma Fille unique, & je l’ai
accepté. Mr Brunet, Capitaine dans le Régiment de Frise de nôtre
Prince d’Orange, & Fils de feu Mr de Rochebrune, Colonel dans le même
Régiment, me l’a demandée en mariage. Elle l’a trouvé à son gré, j’y
ai consenti. J’y trouve un 2-3 caractères biffure avantage, qu’elle souhaittoit aussi bien que moi,
c’est qu’elle ne me quittera point. Elle ne s’appercevra de son changement
d’état, que par le nouvel Hôte, que je recevrai chez moi, toutes les fois qu’il
pourra s’absenter de son Régiment.
J’assûre de mes respects Madame, & suis toûjours avec les
sentimens les plus sincéres & les plus respectueux
Monsieur
Vôtre très-humble & très-=
obéïssant serviteur
Barbeyrac
A Monsieur
Monsieur de Crouzas, Conseiller des
Ambassades de S. M: le Roi de Suéde
A Geneve