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Lettre à Jean-Pierre de Crousaz, Groningue, 27 mai 1724
A Groningue ce 27 Mai 1724.
Quelle joie pour moi, pour ma Femme, pour ma Famille, d’apprendre de vous, Monsieur mon très-cher
Ami & très-honoré Collégue, que vous êtes résolu à accepter une Vocation qui nous rejoindra en même lieu, dans
un même Corps! J’en fus si saisi d’abord, que j’avois de la peine à en croire mes yeux. Je lisois & relisois vôtre Lettre,
craignant de ne pas bien entendre ce que je lisois. Ergo dabitur ora tueri, & notas iterum audire & reddere voces!
Qu’il me tarde de vous embrasser! Mais puis que je compte que cela sera, s’il plait à Dieu, je supporterai patiemment
le retardement inévitable qu’y cause la distance des lieux; dans la pensée que vous ferez vôtre possible pour venir au plûtôt, ce
que vôtre intérêt demande autant que le mien.
Je vais répondre aujourdhui, autant que je le pourrai en si peu de tems, aux choses que vous me demandez. Après avois reçû
vôtre Lettre avant hier, jour de l’Ascension, nous partimes incessamment, ma femme & moi, pour aller à Aduart,
annoncer cette bonne nouvelle à nôtre grand Patron; d’autant plus que, la semaine passée que nous y aions été, il me recom=
menda de lui apprendre au plûtôt les prémieres nouvelles que je recevrois de vous. Il falloit aussi que je conférasse avec lui
sur certaines choses qui vous regardent. Sa fille, qu’il vient de marier, étoit partie dans le moment pour l’Overyssel, où se
tient son Mari Colonel: nonobstant cela, il me donna tout le tems que je voulus pour l’entretenir en nous promenant dans son
jardin. Je lui parlai d’abord de l’article des Veuves; mais je savois déja qu’on n’a pas accoûtumé de donner aucune pension
à celles des Professeurs, ni ici, ni dans les autres Universitez des Provinces. Les Veuves de Ministres servans, ont 1 mot biffure l’année des 1 mot dommage
mais Mr d’Aduard ne me sût pas dire si cela avoit lieu à l’égard de celles des Professeurs. Comme le cas n’est point arrivé depuis
que je suis ici, & que je n’ai pas le tems de m’informer là-dessus, je ne puis non plus en rien savoir.
Vous devez avoir reçû vos Lettres de Vocation, qui, à ce qu’on m’a dit, furent envoiées par la poste il y a plus de
quinze jours. Je dis ensuite à Mr d’Aduard, que vous comptiez que, comme c’est la coûtume, vos gages
courent depuis la datte de ces Lettres (ce qui, pour le dire en passant, n’a pas lieu dans les autres Universitez, comme à Leyde,
où les gages ne courent que depuis l’installation) Que vous comptiez aussi, qu’on vous paieroit tous les frais de vôtre voiage, &
du transport de vos effets: mais que, sur ce dernier article, dans l’incertitude où vous étiez quelle route vous tiendriez, celle
de France, ou celle d’Allemagne, & pour éviter l’embarras, d’une reddition de comptes, vous m’aviez insinué, que vous
souhaitteriez d’avoir un certum quid raisonnable. J’ajoûtai, qu’il me sembloit que cela étoit mieux pour la Province
& je lui fis une ouverture, qu’il approuva, & dont, je crois, vous ne me desavouerez pas. Je lui dis, que vous veniez
précisément du même endroit que moi, & que, comme j’avois eu 1500. florins pour mon voiage, j’esperois que
vous seriez content de cette somme. Je vous dis maintenant entre nous, que vous n’y trouverez pas mal vôtre compte, sur
tout si vous venez par le Rhein. Le port de mes Livres & des autres effets (vous savez que les Livres en faisoient la
plus grande & la plus pesante partie) coûta près de 450 florins: & tout cela vint la plus grande partie du chemin par terre.
Après cela, je fis souvenir Mr d’Aduard, de ce que je lui avois dit il y a deux ans, & à un Bourgmestre de la
Ville, au sujet des signatures; c’est-à-dire, que si les Théologiens, ou autres Cagols non Théologiens (car nous en avons de
tels) vouloient exiger de vous quelque chose qui portât directement sur le Synode de Dordrecht, comme emportant
une approbation formelle de tous les Articles de ce Synode, ils ne devoient pas compter qu’ils ne trouvassent en vous de la
résistance: & que vous 1 mot biffure ne signeriez rien que comme Professeur en Philosophie & Mathém. dont les fonctions n’ont pas
plus de rapport à la Théologie, qu’à l’Edit du Préteur. J’ajoûtai, que je renouvellois d’autant plus mes instances là-dessus,
que je voiois, outre une jalousie naissante, des Collégues, qui, quoi que non-Théologiens, se mêloient de gloser
sur ce que, de quelque maniére que tournent les Vocations, nous aurons toûjours apparemment quelque Luthérien: Que
je voulois, autant qu’il me seroit possible, prévenir tout ce qui pourroit troubler la paix de l’Université, comme j’ai fait jusqu’ici
& m’épargner la nécessité de parler d’un ton ferme là-dessus, qui ne plairoit pas aux Orthodoxes rigides. Il me
répondit, que lui, & le Bourgmestre dont je vous ai parlé, se croioient assez forts, pour imposer silence aux mutins. Et comme
Mr d’Aduard demeure Curateur cette année & la suivante, je crois que nous pouvons là-dessus in utramque autem dormire.
Le tems étant fort court depuis avant hier, je ne sai si avant que de cacheter ma lettre je pourrai vous apprendre ce que Mr
d’Aduard aura fait. Il me promit de venir hier en ville, pour conferer avec quelques Seigneurs; en sorte néanmoins qu’il ne
savoit pas s’il les trouveroit, parce qu’à cause des Fêtes de Pentecôte & de la saison, plusieurs sont de côté & d’autre à la
campagne. Je n’ai pas sû si Mr d’Aduard étoit venu hier, & il ne m’a encore rien fait savoir. L’article principal étoit
celui de du quantum de la somme pour le voiage. Je dis à ce Seigneur, que vous lui écririez vous-mêmes au prémier
jour, & il me parut que cela lui faisoit plaisir. Il me montra, la semaine passée, (ou il me traduisit du Flamand)
une Lettre de quelquun de ses Amis, qui avoit vû & parlé à Mr le Comte de Flodrof sur vôtre chapitre
d’une maniére à lui persuader de faire en sorte que vous préférassiez la Vocation de Groningue à la Saxe.
Je viens au Doctorat. Comme vous ne voulez pas être Prof. en Théologie, le Doctorat en cette Faculté, qui ne vous
serviroit de rien pour les autres, ne feroit que fournir matiére aux Théologiens d’exiger une rigoureuse signature du Synode
de Dordrecht. Le Doctorat en Medecine ne Vous convient point. Il faut absolument celui de Philosophie.
Il y a des Colléges à vint florins, il y en a à dix, selon le plus au moins de tems qu’ils durent; & les colléges par
depuis le début de la ligne dommage sont au plus tard dans l’année Académique, qui est courte. Elle commence au mois de Septembre avec le nouveau
depuis le début de la ligne dommage - 3. Sept. mais, avant la fin du mois, ou environ, les Colléges ne sont pas bien en train. Jusqu'à la fin de la ligne biffure
<1v> Il y a environ trois semaines de Vacances à Noel; autant à Pâques; douze ou quinze jours à la pentecôte; & les grandes
Vacances qui commencent à peu près avec le mois de Juillet, jusqu’en Septembre. Pour les Colléges privatissimes, le prix n’a
rien de réglé (comme pour les autres on suit une espéce de Coûtume) ainsi cela dépend des conventions. J’ai eu une centaine de
Ducatons (ou bajeoires de vôtre païs) d’un de cette nature que je fis à un Comte de Nassau; & j’ai ouï dire, qu’à Leide & Utrecht
c’est à peu près l’ordinaire. Quand j’ai eu des pensionnaires qui ne logeoient pas chez moi (où je n’en puis loger que deux) ils
m’ont donné chacun 100. florins pour être admis à un Collége privatissime que je fais ordinairement pour ceux qui sont
tout-à-fait chez moi, & par rapport auxquels les Colléges sont compris dans la Pension, qui est de mille florins, y compris
le chauffage, la Chandelle, le Thé ou Caffé à l’ordinaire; aussi bien que le vin à le table, lequel, comme vous savez, est
fort cher ici. Je n’ai présentement qu’un Pensionnaire, qui même est allé faire un tour en Angleterre, pour revenir à la fin d’Août.
Nous paions pour un Tonneau de Vin trente florins d’accise. Le Tonneau contient six Ancres; & une Ancre, environ
28. pots, que l’on croit, à peu près comme celui de Lausanne. Vous pouvez juger par là, si vous auriez du profit à vôtre vin
de la Chapotannaz; d’ailleurs, je ne sai s’il souffriroit le transport. J’ai ouï dire, que des Suisses ne s’étoient pas bien
trouvez d’avoir fait venir à la Haïe du Vin de la Côte. Il y a aussi bien des péages en Allemagne sur la route.
Le nombre des Etudians que vous pouvez avoir est une chose sur quoi je ne vous saurois rien dire. Mais je suis sûr que vous
en attirerez beaucoup avec le tems, sur tout de ceux qui peuvent le plus faire de dépense. Depuis que je suis ici, il n’y avoit que Mr
Rossal, qui, sans être encore Professeur en Philos. fît un seul Collége de Logique. On m’a assûré que c’est celui qui lui rapporte le
plus, & que c’est en partie pour cela qu’il a demandé le titre qu’il a présentement de Professeur en Logique. Quand ce ne seroit
que pour cette raison, vous devez tâcher d’être ici au commencement de septembre, pour mettre vos Colléges en train. Surtout cela, il
y a bien des choses à savoir, qu’on ne peut vous dire que de bouche; aussi bien que sur divers autres sujets.
Vos Meubles de Bois, de quelque maniére que ce soit, coûteroient trop, & se briseroient. Ils sont chers ici, à proportion de
ceux de Lausanne; mais il faut en passer par là. Pour ce qui est de l’Etain, il est à meilleur marché ici, qu’en
Suisse. Des Matelats, il faut en apporter tant que vous pouvez; car le Crin est cher ici. On a de bonne plume ici
pour 11 ou 12 sols la livre; & du duvet, pour 22 sols, fort beau. Mais si 1 mot biffure on n’étoit pas convenu avec
vous d’une somme, comme je vous ai dit, vous ferez bien d’apporter toutes ces sortes de choses; tous les Miroirs; & sur
tout, de quelque maniére que ce soit, les plats de cloche, & Cloches de métail. Les Tourtiéres sont ici à bon marché.
Il faut vous défaire de vos grands chauderons. Les couvertures de chaises, de lits, les Rideaux, Tapisseries, tout cela
doit être apporté.
On donne ici à une Cuisiniére 36 florins, ou à peu près; les autres servantes sont à beaucoup meilleur marché. Il
faut nècessairement que vous emmeniez une Cuisiniére, car on n’en trouve ici que de mauvaises, & à la Flamande. Ma
Femme me dit, que, comme nous n’avons pas plus Salomé, si elle croioit qu’il y eût quelque Cuisiniére qui voulût venir
pour elle, elle n’en seroit pas fâchée.
Après avoir cherché bien des Maisons, voici ce que nous avons trouvé qui vous convient le mieux. C’est une
Maison à deux pas de chez nous, & par conséquent tout près de l’Université, & de l’Eglise Françoise. Il y a
huit chambres & une Cuisine; des huit chambres, il y en a six à cheminée. Les Chambres, les unes
plus grandes, les autres moins, sont bien éclairées; il y a Gre beaux Greniers, bonne Cave, une petite Cour, où l’on
pouvoit faire un petit Parterre, avec un petit Cabinet au bout. C’est le Locataire, qui l’occupe présentement, qui,
aiant acheté une autre Maison, nous céde le reste de son Bail jusqu’au mois de Mai de l’année prochaine;
de sorte que vous pouvez entrer dans la Maison, dès que vous serez ici; car autrement le terme est à la Toussaints.
Après avoir bien marchandé, il n’en veut pas moins de 125 florins, tous frais paiez; car il faut que vous
sachiez que chaque cheminée doit à la Province cinq florins par an; des trois Maisons Académiques, il n’y a
que la mienne qui soit exemte de cet Impôt, les deux professeurs en Théologie, dont les Maisons sont appartiennent à la Ville, le
paient. Ainsi des 125 florins, celui qui vous remettra la Maison, en doit donner à la Province à raison de 35. par an. J’ai demandé, avant
que de conclurre le marché, le tems qu’il faut pour avoir réponse de vous, c’est-à-dire, 4 semaines, qui suffisent, si
pour vous, & en lui-même, & en ce que, quand vous serez entré dans la Maison, vous pourrez ou vous
accommoder avec le Maître de la Maison, pour la continuation du Bail, ou chercher mieux ailleurs à
loisir. Dès que vous m’aurez donné pouvoir de conclurre le marché, on nous remettra la Maison, & ma
femme la fera nettoier & tenir prête, pour le tems que vous arriverez. Et alors en attendant d’avoir les Meubles
nécessaires pour y entrer, nous vous logerons chez nous le mieux que nous pourrons.
J’ajoûterai seulement, que nos Pensions sont bien paiées à la fin de chaque quartier. La grande Inondation
n’y causa aucun retarderment. Au lieu qu’à Leyde, en certains tems, il y a eu plus d’une année d’arrérages
dûs. La poste qui va partir, ne me permet pas de vous en dire davantage, & je vous ai écrit ceci à
bâtons rompus, aiant eu plusieurs lettres à écrire, & me trouvant enrhumé. Ma femme vous embrasse
fort, & moi aussi, en attendant de vous embrasser réellement, & nous faison bien des amitiez à tous le
1 mot écriture de vôtre belle famille. Je suis de tout mon coeur, Monsieur & très-cher Ami & Collégue,
Vôtre très-humble &
très-obéïssant serviteur
Barbeyrac
A Monsieur
Suisse
Monsieur de Crouza, Professeur
en Philosophie & en Mathématiques
A Lausanne.