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Lettre à Jean-Pierre de Crousaz, Groningue, 14 mars 1721
A Groningue ce 14 de Mars 1721.
Depuis que j’ai reçû vôtre derniére Lettre, Monsieur & très honoré Ami & Collégue, j’ai eu
des occupations & des distractions, qui m’ont fait renvoier de poste en poste à vous écrire. J’atten=
dois aussi de recevoir vôtre Traité de l’Education, qui n’est parvenu à moi que depuis peu, &
je voulois vous en remercier, aussi bien que des Sermons, que j’ai reçûs beaucoup plus tôt.
Je le fais enfin, & je vous puis assûrer que jamais lecture ne me donna plus de plaisir. Si je
juge des autres par moi-même, je’ose vous promettre un applaudissement général de toutes les
personnes qui ont quelque bon sens & quelque équité. Il régne dans les Sermons une
motion & une noble simplicité, contre laquelle l’Erreur & le Vice ne sauroient tenir,
sans un aveuglêment & une dépravation souveraine. La solidité & le détail exact
des préceptes que vous donnez sur l’Education rendront inexcusables tous ceux qui se
mêlent d’élever des Enfans, si après les avoir lûs ils ne se disent à eux-mêmes, qu’ils
doivent ou renoncer à cet emploi, ou avoir toûjours vôtre Livre entre les mains,
pour suivre la méthode que vous leur prescrivez. Ma femme le lit actuellement, &
je souhaitte que tous les Péres & Méres en fassent autant. Pour moi, je recommenderai,
dans toute occasion, cette lecture, aussi bien que celle de vos autres Ouvrages. Un Seigneur
des plus accreditez de cette Province, qui, suivant en cela d’autres principes que ses compatriotes,
a fort à cœur l’éducation de ses Enfans, fit venir d’Amsterdam, il n’y a que peu de tems,
un nombre de Livres, parmi lesquels, sur mon indication, étoient quelques-uns de vos Ouvrages.
Vôtre Logique lui tomba d’abord entre les mains, & après en avoir lû quelques pages, il en
fut si frappé, que cela seul lui fit concevoir la plus haute admiration de votre pour vous.
Aussi est-ce une personne de bon goût, & d’un esprit pénétrant: le Vrai & le Beau
ne peuvent que plairre à ceux qui sont ainsi faits. Il n’y aura que des Bondeli,
qui puissent chercher à vous ravir ou à diminuer le prix d’un si excellent Ouvrage; si
du moins ils ne sont pas, bon gré mal gré qu’ils en aient, couverts de confusion, d’avoir
osé vous attribuer des desseins criminels par rapport aux N. Maximes. Vous les avez
bien punis en les exposant à être sifflez sur le grand Théatre du Public de
toute l’Europe. Si ces digressions leur font toute l’honneure auquel ils peuvent prétendre,
& plus qu’ils n’en méritoient, elles auront, par rapport aux Lecteurs, qui auroient mieux
aimé autrement en voir la place occupée de vos propres réflexions, le même effet que les
anciens Lacedémoniens prétendoient tirer de la vuë d’un Esclave yvre, qu’ils présentoient
en cet état-là à leurs Enfans.
Je craindrois de vous parler de l’affaire de la Profession, à laquelle Mr vôtre Fils a
prétendu, si je ne voiois que vous avez supporté avec une indifférence digne de vous & de lui,
le mauvais succès de cette entreprise. Je vous avouë, que je n’en ai pas eu bonne espérance.
L’occasion étoit trop belle, pour que vos Ennemis ne remuassent ciel & terre, pour vous
donner une marque authentique de la violence & de l’implacabilité du ressentiment Théologi=
que; & ç’auroit été une espéce de miracle, si l’innocence & le mérite avoient démonté leurs
machines si puissantes. Un tems viendra, j’espére, que vous aurez, dans vôtre Patrie même,
tout autant d’Amis, qu’il y aura de personnes un peu distinguées: le bon goût l’emportera
enfin, & on aura honte de ne pas vous avoir, je ne dirai pas, protegé autant qu’on le devoit, mais
recompensé extraordinairement de l’honneur que vous faites & des services que vous rendez au
païs, d’une maniére qui influe sur le bien de tous les autres Etats. Mais ce tems n’est
pas tout-à-fait venu, & personne ne peut plus contribuer que vous à l’amener. Tu ne cede
malis, sed contra audentior ito. Je ne dis pas cela, comme si je me défiois de vôtre courage
& de vôtre fermeté. J’ai en vuë les offres honorables, qu’on vous fait en Saxe, selon
ce que vous me marquez. Si je croiois que vôtre intérêt s’y trouvât, je serois le prémier à
vous persuader de les accepter: j’y trouverois le mien, en ce que vous vous rapprocheriez un
peu du lieu où je suis, & que je serois à portée d’esperer peut-être de vous revoir. Mais, outre
que je ne sai si l’on vous assignera une pension aussi grosse qu’il vous la faudroit, je vous
avouë que je ne compterois guéres sur tous ces établissemens des Princes d’Allemagne.
<1v> Les Cours, & sur tout celles-là, sont des Mers orageuses, où l’on est à tout moment exposé à des
naufrages. C’est le païs des révolutions, où un changement de Prince, ou de Ministére, bouleverse
tout d’un coup toute la face des affaires. L’Ignorance & le Vice y sont sur un pié à l’emporter
aisément sur de beaux projets, formez dans quelque heureuse circonstance. Pour moi, quoi que né
dans un Roiaume, j’aimerai toûjours mieux une moindre fortune dans un Etat Républicain, que des
avantages brillans, qui dépendent du caprice de quelque peu de personnes. Et quand le Roi de Prusse
m’auroit offert trois fois plus, que je n’ai ici, lors qu’on voulut m’appeller, l’année passée, à Francfort
sur l’Oder, à la place de feu Mr Coccejus, j’y aurois pensé long tems, avant que de me déter=
miner à accepter ce poste. De la maniére qu’on m’avoit écrit, par ordre d’une Commission de
Ministres d’Etat & Conseillers, nommez par ce Prince, il sembloit que je n’avois qu’à demander:
cependant sur ce que je fis entendre, qu’on ne m’auroit pas à si bon marché que je savois bien
qu’on l’avoit cru, je ne sai pourquoi; la chose en est demeurée là, comme je m’y étois attendu, &
comme je le souhaittois. J’ai appris, que d’autres du païs même avoient refusé ce poste, vacant
depuis près de trois ans; de sorte que cette Université, pour cette raison & autres lezines du Roi,
tend à sa fin. Cependant, quelque peu d’amour qu’on aît pour les Sciences, on veut se faire
honneur par des établissemens qui fassent du bruit, pourvû qu’il n’en coûte que peu ou rien.
J’apprens à l’heure qu’il est, que le Roi de Prusse veut ériger en Académie de Belles Lettres,
dont il sera le Protecteur, une petite Société, dont j’étois à Berlin, & qui se nommoit la Soc. des
Anonymes. Je n’en sai pas encore le détail: mais je gagerois bien, que tous ces Messieurs, Lenfant,
Des Vignoles, Fornerat &c. n’y trouveront d’autre avantage, qu’un tître vuide de réalité.
J’apprens avec plaisir que vôtre Logique Latine est sous la presse, & que vous voulez donner
un Abrégé de Logique en François. Cela sera fort utile, pour l’usage de l’Ecole, & des Commençans.
L’Histoire de la Logique sera un morceau curieux: vous pourrez trouver là-dessus assez de
matériaux & d’indications dans l’Histoire de Philosophique de Stanley, publiée en Latin à Leipsic,
il y a quelques années. Cela suffira pour les tems un peu reculez: car pour ce qui est des
Siécles barbares & de ceux où la Scholastique s’est introduite, le travail seroit infini & désagréable;
vous pouvez passer d’un coup de plume sur tout cela, pour venir à Bacon, à Gassendi &
Descartes. Rien ne sera plus utile, rien ne fera mieux voir l’usage d’une bonne
Logique, que vôtre Traité du Pyrrhonisme. Je ne sai si l’Edition de Sextus Empiricus,
publiée par Mr Fabricius, il y a peu d’années, est tombée entre vos mains. Au cas que cela
ne soit pas, je vous conseille de l’avoir, pour mieux penetrer les obscuritez de cet Auteur, dont le texte
est même souvent corrigé; & il y a des Notes, qui éclaircissent les choses, aussi bien que les faits, &
indiquent d’autres Livres où l’on peut s’en instruire plus au long.
Vous aurez reçû, à ce que je crois, ma Harangue Rectorale, que je vous ai fait envoier. Je
suis après à achever une Traduction, qu’on m’a engagé d’entreprendre, d’un Traité Latin Du Juge
compétent des Ambassadeurs. Il y aura plus de Notes, que je n’aurois cru; sur tout dans la
traduction d’un Auteur vivant. Cela paroîtra apparemment plus tôt, que Grotius, dont on
n’est encore qu’à la fin du 2. Livre. On a été plusieurs semaines sans y travailler, faute de
papier. On en tire un si grand nombre d’exemplaires (plus de trois mille) que le Libraire s’est
trouvé avoir mal pris les mesures pour le papier, qui doit être uniforme. Les Journalistes de
Berlin, qui font la Biblioth. Germanique, n’ont pas non plus bien pris leurs mesures, puis que le 3.
volume, depuis long tems sous la presse, est interrompu fréquemment, faute de copie. L’Ouvrage
de Controverse de Mr LEnfant grossit au contraire de jour en jour, & au lieu de deux volumes,
il y en aura quatre. J’attens tous les jours l’Horace de Mr Cunningham, destiné principalement
à redresser le Docteur Bentley, dont la fierté grammaticale mérite bien d’être mortifiée. Tout
ne sera peut-être pas de la même force; mais on dit que le Critique du Critique lui montre
papiers sur table des fautes grossiéres de la derniére évidence. J’oubliois de vous dire, au
sujet de ma Harangue, de Magistratu, forte peccante &c. qu’on la traduite en Allemand & publiée
à Hambourg. Cela vient assez à propos, à l’occasion du zéle enragé que les Ecclésiastiques de cette
Ville témoignent contre les Reformez. On m’a dit, que dans un Journal Flamand, on
parle de quelque Professeur, Théologien sans doute, qui veut faire une Anti-Harangue, sur
<2r> ce sujet, De Concionatore, forte peccante, à Jurisconsultis non traducendo. Comme je n’entens pas
le Flamand, je ne puis pas lire cet article: mais je me moque fort de tout ce que cet Inconnu,
ou d’autres, peuvent faire. Mon Discours a été fort bien reçû de tous les Politiques de ce païs:
ils seroient ravis qu’il y eût bien des gens assez hardis pour ne pas craindre de dire la vérité au
sujet de l’autorité que les Ecclésiastiques veulent s’attribuer. Mais malheureusement les Professeurs même
des Facultez, qui n’ont aucun rapport avec la Théologie, sont la plûpart ou fort peu éclairez sur la
Religion, ou lâches adulateurs des Théologiens, qu’ils craignent. Bien des Magistrats de cette Province
me firent solliciter à publier ma Harangue, & plusieurs m’en ont remercié. Un Bourgmestre même
m’avoit assûré qu’elle paroîtroit en Flamand: mais je n’ai pas appris que cela soit encore fait.
J’espére que Mr Polier aura reçû ma réponse à sa derniére lettre. Comme, dans le tems que
je reçûs la vôtre, il devoit avoir reçû la mienne, cela a été aussi en partie cause, que j’ai tant differé
à vous écrire à vous-même. Ce que j’écris pour l’un, est aussi pour l’autre: vous voulez bien que
je vous joigne ensemble, comme Amis communs, entre qui rien n’est caché. Je lui fais ici bien des
amitiez, & à Mr du Lignon, tant pour moi, que pour ma Femme, & nous embrassons en
même tems tendrement tous ceux de vos chéres familles. Enfin la fiévre a lâché prise, &
il y a plus de six mois, que nous n’en avons plus eu de ressentiment. Je ne sai si ce sera un tribut
paié au changement de climat. Nos Enfans se portent bien, graces à Dieu; quoi qu’Antoine se
ressente encore de la foiblesse, qu’un mauvais lait lui avoit causée dans ses prémiéres années. Esther
a beaucoup d’inclination pour la lecture, qu’il faudra tâcher de diriger à quelque chose de bon.
Aimez nous toûjours, Monsieur & très-honoré Collégue & Ami, & soiez persuadé que je
serai toute ma vie avec toute la sincérité, & l’estime la plus respectueuse
Vôtre très-humble & très-
obéïssant serviteur
Barbeyrac
Je n’ai point entendu parler de Mr
de Bochat, depuis que nous nous séparames
à Amsterdam. Je ne sai s’il est encore à Utrecht,
ou en France, ou à Lausane. J’avois donné ordre
qu’il y eût un exemplaire de ma Harangue pour lui.
A Monsieur
Monsieur de Crouza, Professeur
en Philosophie & en Mathematiques
A Lausanne