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Lettre à Jean-Pierre de Crousaz, Groningue, 15 février 1721
A Groningue ce 15 Fevrier 1721.
Vous n’avez pas deviné juste, Monsieur & très-honoré Ami & Collègue, quand vous avez conjecturé
que mon silence venoit d’une application extraordinaire à la revision de mon Grotius. Graces à la lenteur des
Imprimeurs, & la négligence de mon Libraire, ils me laissent tant de tems, que, quoi que j’aie été cinq
ou six mois sans mettre presque le pied dans mon Cabinet, je suis presque au bout de ma revision,
pendant qu’il n’y a que trente-cinq ou trente-six feuilles d’imprimées. Mais voici la véritable raison, que
vous trouverez, je crois, une excuse malheureusement trop bonne. Dans le tems que je reçûs vôtre premiére
Lettre du 19 Juillet, nous avions eu nôtre Antoine à l’extrémité d’une fiévre continue; & ma femme,
soit de fatigue ou de chagrin, soit par un effet de la grande secheresse, qui a produit dans ce païs un
grand nombre de maladies, étoit tombée actuellement malade d’une fiévre aussi continuë, dont elle
sent encore les restes. Je fus moi-même attaqué de la même maladie au commencement de Septembre,
peu de jours après avoir été installé Recteur de l’Université: & après trois semaines de fiévre, qui
m’avoit fort harassé, ne me remettant qu’avec beaucoup de lenteur, j’eus, aussi bien que ma femme,
des retours de fiévre intermittente, à divers intervalles; en sorte que j’en ai eu encore un au com=
mencement de cette année, mais qui n’aiant eu aucune suite, sans l’aide du Quinquina, me
fait esperer qu’avec l’aide de Dieu, nous nous remettrons enfin, quand la belle saison viendra;
car obi nous avons eu jusqu’ici un tems mol & humide, fort contraire à la santé, & ce n’est
que depuis quelques jours qu’il a tombé de la neige, & gelé un peu. Vous jugez bien, mon cher
Monsieur, que pendant tant de maladies, qui ont rendu ma Maison une espéce d’infirmerie,
(car j’avois outre cela & Pensionnaire & Domestiques malades) je n’ai pas été en état d’écrire
à mes Amis. J’ai à répondre à un tas de lettres, qui me fait peur, & je ne sai par où commencer.
Il faudra bien du tems, avant que je puisse m’aquitter, étant obligé de me ménager beaucoup.
Ainsi j’espére que Mr Polier, avec lequel je suis aussi en reste, m’excusera bien, si répondant
aujourdhui à vos deux derniéres lettres, je le prie pour le coup de prendre cette Lettre comme
si elle étoit pour lui & pour vous. Je suis ravi d’apprendre par vôtre derniére, qu’il se porte bien
présentement, & je lui souhaitte une continuation de bonne santé.
Il n’y a personne qui aît appris avec plus de joie, que moi, la justice que l’Acad. des Sciences
vous a renduë, en vous donnant le prix de la fondation de Mr Rouillè. Je m’intéresse à vôtre
gloire, aussi bien qu’à tout ce qui peut vous arriver de bien ou de mal, & je vous félicite de
tout mon coeur d’une marque si éclattante de l’approbation des Experts. Ce n’est que dans la
derniére Gazette d’Amsterdam qu’on a annoncé ceux qui ont remporté les deux pris; & que je ne
sai par quelle bêtise le Gazetier du Breuil semble avoir ignoré vôtre nom, qu’il a defiguré en
Crouttas, quoi que le titre de Professeur en Ph. & en M. à Lauzane, qu’il ajoûte, dût bien lui
faire comprendre de qui il s’agissoit. Mais on le connoîtra bien, sans malgré cette ridicule faute;
& je lui veux plus de mal de ce qu’il affecte de décrier vôtre Académie dans ces Provinces, &
1 mot biffure ou de gaieté de coeur, ou sur de faux mémoires. Depuis même vôtre dern. lettre, il nous a
annoncé qu’on prenoit à Berne des mesures extraordinaires pour arrêter les progrès de l’Armi=
nianisme dans vôtre païs de Vaud; que l’Acad. de Laus. alloit passer entre les mains des Allemans;
qu'on alloit donner des suffragans à Mrs Constant & Clerc; & ce qu'il y a de plaisant, il s'ex=
prime d'une maniére, qui a donné lieu de croire que ces deux Mrs sont les piliers de l’Hétérodo=
xie. J’ai desabusé ici, autant que j’ai pû, les gens, & je me suis servi de cette même raison pour
faire voir combien le Gazettier étoit menteur ou mal informé, puis qu’au contraire il n’y a jamais
eu de plus grands Orthodoxes que Mrs Constant & Clerc. Je vois avec plaisir par vôtre dern. lettre,
que les Ecclesiastiques même de Berne commencent à prendre des sentimens de modération &
de Christianisme; mais vous avez oublié l’Extrait de la Thèse de Mr Hortinus, que vous
me promettiez. Il faut battre le fer, pendant qu’il est chaud; & je crois qu’on trouvera
beaucoup de disposition parmi les Politiques à favoriser la bonne cause.
<1v> J’apprens avec plaisir, de Mr de la Motte, que vos Sermons sont actuellement sous presse à Amst. &
qu’on imprimera bien tôt à la Haie vôtre Traité de l’Education. Je suis bien aise que vous aiyez pris le
parti de dédier ce dernier Livre à la Princesse de Galles. C’est une Princesse qui a beaucoup de goût
pour les bonnes choses, & qui aime les Gens de Lettres. Vous avez vû la dispute de feu Mr Leibnitz &
de Mr Clarck, qui a passé par ses mains. J’ai eu occasion moi-même d’apprendre que je ne lui étois pas
tout-à-fait inconnu. Mr Coste, qui a beaucoup d’accès auprès d’elle, m’écrivit l’année passée, qu’il
lui avoit prêté, depuis plus de six mois, mon grand Pufendorf. En lui répondant, & lui témoignant
combien je me sentois honoré de ce qu’une personne de ce rang & de ce mérite s’amusoit à une
telle lecture, je dis quelque chose d’obligeant sur son compte, sans penser qu’elle en auroit connois=
sance, & j’ajoûtai que, si je savois en son tems qu’elle voûlut encore se divertir à lire Grotius,
& qu’elle en agreât un exemplaire de ma part, je le prierois alors, lui Mr Coste, de le lui pré=
senter. Mr Coste lui fit voir ma Lettre sans ordre; & voici ce qu’il m’en a écrit depuis: « Ma=
dame la Princesse parut rejetter vos Eloges, mais d’une maniére qui lui faisoit honneur, aussi
bien qu’à vous. Le présent, que vous lui destinez, lui fera beaucoup de plaisir. Elle fut char=
mée de tout ce que vous me dites de vôtre travail sur Grotius. La maniére fine, dont
vous l’exprimez, la frappa; car je lui lûs tout ce paragraphe de vôtre lettre. »
Vous saurez, à cette occasion, que Mr Coste va donner une nouvelle Edition de Mon=
tagne, revuë avec soin sur les plus anciennes & les meilleures; accompagnée de petites Notes, & de
la traduction des Passages, citez, aussi bien que de bons sommaires en marge. Il y ajoûtera
4. Lettres & une piéce très-curieuse de Montagne, qui n’ont jamais été imprimées avec
les Essais; ce Livre très-rare a été communiqué à Mr Coste par le Chevalier Stanley.
Puis que je n’ai pû en son tems vous remercier de la dern. Edit. de vôtre Logique, agreez
que je le fasse présentement. Je voudrois être capable de vous donner les avis, que vôtre modestie
me demande avec tant d’empressement. Mais, outre que l’état où j’ai été presque depuis le
tems que je reçûs ce Livre, ne m’a pas permis de lire rien avec beaucoup d’application; ce
que j’ai pû 2-3 caractères biffure voir de cette nouvelle Edition me fait comprendre que vous n’avez rien
à attendre de personnes même beaucoup plus habiles & intelligentes, que je ne suis. J’admire
la fécondité & la justesse de vôtre esprit, qui vous a fourni tant de beaux exemples, &
si bien poussez, plus utiles, s’il se pouvoit, que les Régles même dont vous faites sentir par
là la solidité & l’usage. Si néanmoins j’apercevois quelques bagatelles (& que puis-je
autre chose!) dont je crusse que vous fussiez bien aise d’être averti; je ne manquerai pas
de les noter. Il me tombe sous les yeux une remarque de ce genre: dans la Note 19. sur la
page 620. vous attribuez à feu Mr Bernard une reflexion, qui est de Mr Lenfant, à qui ap=
partient tout l’article dont elle est tirée, comme le Journaliste le déclare d’abord, dans le tître même.
Les maniéres de Mr Traytorens me choquent beaucoup, & en elles-mêmes, & par rapport à vous.
Je ne sai qui est ce Porey, qui est comme son second; je n’ai aucune idée que d’un jeune morveux
d’Etudiant, d’Orzens, si je m’en souviens bien, pour qui vous vous interessiez beaucoup dans la
distribution des gages. Si les Mathématiques rendentoient les gens si foux, il faudroit se bien garder
de les étudier. Mais on abuse de tout.
Vôtre Logique Latine, & vôtre Abrégé François, seront d’une grande utilité. Il est certain qu’on
demande pour les Commençans un Systême un peu court; & les plus avancez sont bien aise de
lire auparavant, ou après, un précis de ce qu’on leur donne fort étendu.
Si Montalant n’imprime pas mieux vôtre Comm. sur l’Analyse des Inf. Petits, qu’il
ne fit la l’Edition contrefaite de mon Pufendorf, vous n’aurez pas trop lieu d’en être content.
En general, les impressions de Paris se sont fort abâtardies; & le dérangement horrible des
affaires en France, ne contribuera pas à y faire refleurir l’Imprimerie.
Un Jeune Docteur en Droit, nommé Branchu, fils de François, & qui veut se faire
connoître, & attirer des disciples, sur tout des Allemands, à qui il fait des repétitions de
<2r> Droit à Leyde; vient de publier en Latin un petit volume d’Observations, parmi lesquelles il a fourni
une défence de Mr Leibnitz contre les réflexions Françoises que vous eutes la bonté de lire manuscrites.
Il m’a lui-même envoié son Ouvrage. Comme il en parle assez honnêtement, qu’il ne me
dit point d’injures, & que d’ailleurs il n’entend pas le plus souvent ma pensée, & qu’il fait
presque une pétition perpétuelle de principes; j’ai résolu de ne pas répondre un seul mot, & je
le lui ai déclaré à lui-même, en le remerciant de son présent, & lui donnant quelque
échantillon de ses bevuës. On rimprimera bien tôt mon Traité du Jeu; aussi bien que le
volume des discours de Mrs Noodt, Gronovius &c. peut-être dédierai-je le prémier, (mon
Ouvrage propre, & qui n’a été dedié à personne) à la Princesse des Galles.
Du Limiers doit vous demander un Article de vôtre vie, naissance, études, ouvrages
&c. comme il a fait à Mr Turretin, qui le lui a envoiè; & qui plus est à moi, qu’il
veut faire entrer dans sa Biblioth. Ecclesiastica, en forme de Dictionnaire. Je lui dis, que
je ne sai à quel tître il m’y fourrera, à moins que ce ne soit comme Deserteur de
l’Ordre sacré. Cependant je me suis déterminé à lui accorder sa demande, pour une
raison qui doit vous déterminer à ne pas la lui refuser, c’est qu’il est fort à craindre
qu’en Allemagne, où l’on a fait annoncer un projet des vies des Savans, où entrent les
Vivans, quelcun ne s’avise de nous fabriquer une vie pleine des faussetez, comme on
fit, il y a quelques années, à l’égard de Mr Le Clerc, qui se vit obligé par là à
publier, sous le nom d’un Ami, une recit fidéle de ce qui le concerne. Il a aussi
donné à Du Limiers son Article.
Voilà, ce me semble, une assez longue Lettre pour une personne dont la sante est
encore chancellante. Ma Femme vous est bien obligée de vôtre souvenir, Elle & moi vous
embrassons tendrement, & toute vôtre famille, tous nos Amis. Nous remercions & saluons
en particulier Mr Polier, & Mr Dulignon. Lausanne, soiez en persuadez, nous
tient au cœur plus que jamais; & nous n’oublierons jamais tant de bons Amis que
nous y avons laissez, si différens de ceux que nous pouvons avoir ici. Adieu, mon
cher Monsieur, aimez-nous toûjours, & soiez assûré, que je serai toute ma vie
le plus sincére de vos amis, &
Monsieur
Vôtre très-humble &
très-obeïssant serviteur
Barbeyrac
Je n’ai pû encore écrire, non
plus qu’à vous, à nôtre Ami de
Genéve, Mr Turetin. Je le
ferai, s’il plaît à Dieu, au
prémier jour.
J’ai été obligé, ces jours passez, en
qualité de Recteur, de faire imprimer un Programme funébre, pour
l’Enterrement du seul Professeur en Medecine qui nous restoit, & dont la
vie n’a pas été irréprochable. Je m’en suis tiré comme j’ai pû, & ai bien
fait sauter ce qu’il n’étoit pas de la bienséance de dire ouvertement. La Faculté de
Medecine étant ainsi éteinte, on dit, que, dans la prochaine Assemblée des Etats de la
Province, on pensera à la remplacer, & à appeller en même tems un Professeur en Pphie
& Mathemat. Je ne sai sur qui tombera le choix du dernier poste, le plus nécessaire ici. Il y
a long tems que Mr Herman sollicite, mais je ne vois pas beaucoup de disposition à penser
à lui.
J’ai envie, en finissant mon Rectorat, de prendre pour sujet de ma Harangue
cette question curieuse, qui ne dêplaira pas aux Politiques, An liceat Verbi D. M. Ma=
gistratum, fortè peccantem, è pulpito Sacro traducere? Vous jugez bien quel parti je pren=
drai là-dessus. Le D. Bentley va faire imprimer par souscription son Edition du N. T. Grec
& de la Vulgate, en 2. voll. in folio. Voilà mon papier fini.
A Monsieur
Monsieur De Crouza, Professeur
en Philosophie & en Mathematiques
A Lausanne