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Lettre à Jean-Pierre de Crousaz, Groningue, 22 janvier 1720
A Groningue ce 22 janvier 1720.
Le coeur me le disoit bien, Monsieur, & très-cher Ami, qu’il vous
devoit être arrivé quelque chose de fâcheux. Cette pensée m’est toûjours venuë dans l’esprit,
quand j’ai fait réflexion à vôtre long silence; & un article de la Gazette d’Amsterdam, inséré
il y a dix ou douze jours, au sujet de certaines fiévres extraordinaires qu’on disoit regner chez vous me le faisoit encore plus craindre; quand j’ai reçu une Lettre de nôtre
Ami Mr Polier, qui a malheureusement changé mes soupçons en certitude. Vous avez donc
perdu ce cher Fils, qui vous donnoit tant de satisfaction, & de qui vous conceviez avec raison
tant de belles espérances! Je ne saurois vous exprimer, combien cette triste nouvelle m’a affligé,
& je ne crains point de venir renouveller vôtre douleur, en vous témoignant la part que j’y prends;
il est difficile qu’une plaie, comme celle-là, se consolide si tôt: le secours de vôtre Philosophie
& de vôtre Christianisme vous aura bien empêché de succomber à l’affliction, mais il ne vous
y aura pas rendu insensible; & rien n’est plus juste, que d’attendre du tems le rallentisse=
ment des mouvemens de la Nature, dans une occasion où elle a tant de droit d’exiger qu’on
s’y abandonne jusques à un certain point. Ainsi je me borne à vous conjurer de vous
moderer, pour ne point alterer vôtre santé, à la conservation de laquelle tous les Honnêtes-gens
qui vous connoissent, s’intéressent beaucoup, & à plus forte raison vos Amis. Mr Polier m’ap=
prend, que vous cherchez à faire diversion à vôtre douleur, en continuant vôtre grand Ouvrage
de l’Education, & revoiant les autres, dont vous voulez faire part au Public. Rien n’est plus
digne de vous, & je souhaitte qu’une santé ferme vous mette en état de faire ainsi une
chose très-utile & à vous, & aux autres. Je viens de voir dans un Catalogue d’Allemagne,
qu’on a traduit en Allemand vos Nouvelles Maximes sur l’Education des Enfans; & la
Traduction doit être nouvelle, puis qu’elle est dattée de cette même année 1720. J’ap=
prends avec plaisir, que vous avez lieu d’esperer désormais d’être dans un parfait repos, par
rapport aux mauvais desseins de vos Ennemis de Berne. Je vous rends graces par avance
de l’exemplaire de la II. Edition de vôtre Logique, que l’on doit m’envoyer de vôtre part. Je com=
prends, que ce qui la retarde est un grand Catalogue de Livres, que les Libraires y joignent, par
un mauvaise coûtûme qu’ils prennent de grossir ainsi les Ouvrages qu’ils impriment, d’une ma=
niére qui n’apporte du profit qu’à eux. Mr de la Motte, (à qui je m’étois informé de
vous, sans qu’il eût sû me donner de vos nouvelles) a ordre de vous envoyer de ma part par
la prémiére occasion un exemplaire de mon Edition Latine de Grotius; en attendant qu’elle
puisse être suivie de mon grand Ouvrage François, qui n’attend que la commodité de l’Impri=
meur; car, comme je vous l’ai souvent dit, ces Mrs pressent beaucoup les Auteurs, mais quand
les Auteurs sont prêts, ils ne le sont pas toûjours. Il est vrai que c’est un procès considérable,
qui a empêché le mien de faire rouler la presse; & il espére qu’en peu de jours cet
obstacle sera entiérement levé. Je ne vous en dirai pas d’avantage aujourdhui; & je vous renvoie
pour les autres choses que vous pourriez souhaitter de savoir, à la Lettre que j’écris à Mr Polier,
qui vous remettra celle-ci. Ma femme vous assûre de la part qu’elle prend à vôtre
affliction, & elle & moi faisons là-dessus nos sincéres condoléances à Madame de Crouza, & à
toute vôtre belle famille. Dieu veuille vous la conserver en son entier, & en prospérité. Soiez
persuadé, que personne ne prend plus de part à tout ce qui peut vous arriver de bien ou de
mal. L’entrée de Mr de Chezaux dans le Conseil de vôtre Ville vous auroit fait plus
plaisir dans un autre tems: mais puis qu’il a plû à Dieu de temperer ce sujet de joie
par un sujet de grande douleur, il faut recevoir l’un & l’autre comme un effet de sa sagesse
infinie. Le Public, qui profitera d’une si bonne aquisition, peut recevoir la félicitation
avec plus d’allegresse; & je souhaitte de tout mon cœur que Lausanne aît souvent sujet
de se féliciter de pareilles choses. Continuez moi vôtre amitié, & croiez moi sans
reserve, Monsieur & très-cher Ami
Vôtre très-humble & très-obéïssant
serviteur
Barbeyrac
A Monsieur
Monsieur de Crousa Professeur
en Philosophie & en Mathématiques
A Lausanne