Transcription

Barbeyrac, Jean, Lettre à Jean-Pierre de Crousaz, Groningue, 05 août 1719

A Groningue ce 5 Août 1719.

J’ai bien reçû, Monsieur & très-cher ami & très-honoré Collégue, vôtre lettre du
6. Avril, & celle du 8. Juillet. La prémiére me vint par la poste, de je ne sai où,
avec les deux Piéces curieuses qui y étoient jointes. J’y aurois répondu, sans attendre
l’autre, si je n’avois eu bien des distractions, incommoditez de moi ou de mes Enfans, &c.
outre que je m’étois mis, pendant ces vacances, à travailler à mon Grotius, pour l’achever
enfin tout de suite; ce qui est fait à l’heure qu’il est.

J’apprens avec plaisir par vôtre derniére lettre, & par celle de Mr Polier, que
la terrible Visite, qui devoit vous accabler, selon l’intention de ceux qui l’ont
procurée, a tourné à l’avantage de l’Académie, & au vôtre en particulier. J’espére
que vos Patrons, qui ont si bien commencé, continueront de mieux en mieux.
Comme je crois que vous n’avez peut être pas même entendu parler d’une
espéce de Journal Théologique, que l’on a commencé à Bréme l’année passée, & dont
les Auteurs sont deux Pédans Ministres Archicocc Archi-coccéïens, je vais vous
copier ce qu’on y a dit de vos affaires, dans un tems où l’on comptoit d’avoir
disposé les choses d’une maniére à vous faire bien du mal. Vous trouverez cela dans
un papier ci-joint. Je ne doute point que le Mémoire ne vienne de Mr Dachs:
car immédiatement après on annonce la mort de Mr Rodolph, que l’on regrette
beaucoup, parce que vehementi zelo flagrabat Vir Θεολογóτατος pro tuenda
adversus omnes Arminianizantes, quorum non exigua in confiniis (proh dolor!) &
praecipuè Lausannae, quae Bernaribus paret, seges est, orthodoxia
.
Après quoi on
rapporte un Extrait d’une Lettre de Mr Dachs, où il raconte un Entretien qu’il eut
avec Mr Rodolf, le jour avant sa mort. Elle est en Allemand, mêlée de quelques
mot Latins & Grecs: par exemple, primum vivens in Natura, & ultimum in Gratia:
καυχαθαι ουν κυριω: δικαιωμα: mox Jesum pastorem, & Gallinam glocitan=
tem
&c.

Pour venir aux deux Piéces, que vous m’envoiâtes, ce que je trouve de plus beau dans celle
de Mr le quartum Rector, ce sont les deux vers qui se trouvent à la fin de l’Avertissement
du Libraire. L’autre, de Mr le Baron de Châtelar, pourroit occuper une bonne
place dans la Bibliothéque Extravagante, que j’ai ouï dire qu’un Curieux se plaisoit à
ramasser. Franchement vous lui faites trop d’honneur, d’avoir pris la peine de composer, pour
le réfuter, un Ouvrage, qui, à ce qu’on me marque, contiendroit bien 15 ou 16 feuilles d’impres=
sion. En insérant toute entiére la Piéce, que vous réfutez, vous auriez fait connoître à la postérité,
dans la Republique des Lettres, le nom de Mr Bondéli; au lieu que sans cela on n’y saura
point s’il a existé; quoi qu’il se vante d’avoir été un passable Académicien. Il est vrai
qu’il seroit connu par là d’une maniére qui ne lui feroit pas honneur: mais en fin il
y seroit connu, & c’est toûjours quelque chose pour un Esprit vain; il y a bien eu un
homme, qui pour faire parler de lui, mit le feu à un Temple fameux. Ainsi je vous
conseillerois de ne lui laisser pas même ce petit plaisir. Tout ce que vous aurez à dire
qui ne sera point personnel, & qui portera sur les raisons capables d’éblouïr certains esprits,
peut-être dit sans faire semblant que vous connoissiez celui qui vous en a donné occasion,
& par là réduït à un beaucoup plus petit volume, qui attirera davantage l’attention du Lecteur.
On m’a assûré que le Libraire vous en offre l’occasion, ou dans une brochûre de quatre ou
cinq feuilles, ou dans une Préface sur vôtre Logique; ou dans le corps même de ce qui reste à
imprimer de ce dernier Ouvrage. Ce seroit là que vous pourriez étaler quelques-unes des raisons de
Mr Bondeli, comme autant d’exemples curieux de Sophismes & de mauvais raisonnemens. Si, avant
<1v> que d’envoyer en Hollande, vôtre Réponse, vous eussiez donné avis de la grosseur de l’ouvrage, &
de la maniére dont il est tourné, on vous auroit dit les choses comme elles sont, & cela vous auroit
engagé de prendre d’autres mesures. Vous auriez pû alors engager les Libraires de Genéve à imprimer
vôtre Réponse toute telle qu’elle est, en leur donnant des assûrances qu’ils n’avoient point à craindre
la contrefaction; & cela étant, ils auroient espéré de débiter assez d’exemplaires dans vos quartiers, à cause
de la situation des affaires, & de la connoissance qu’on y a des personnes, auxquelles vôtre ouvrage se
rapporte.

Sur ce que je viens de dire, vous croirez peut-être, Monsieur, que je n’ai eu aucun égard
à ce que vous me demandez, de m’employer à faire en sorte que vôtre Réponse s’imprime telle
qu’elle est. Il est vrai que vous témoignez avoir une trop haute opinion de mon crédit auprès des
Libraires. Je ne leur ai jamais rien demandé, & ne suis nullement propre à briguer leurs
bonnes graces. La chose d’ailleurs seroit fort inutile; car c’est une race des gens, qui ne cherche
que son intérêt: quand ils croient trouver leur compte à quelque impression, ils prennent de
toutes mains, & sans barguigner; quand ils sont au contraire dans cette pensée, vraie ou fausse, qu’ils
ne gagneront rien, ou que même ils perdront, il n’y a point d’Orateur assez éloquent, pour les
persuader. Je puis vous dire cependant que j’ai fait là-dessus tout ce qui dépendoit de moi. Je sai
aussi que Mr Le Clerc en a parlé à divers Libraires, mais inutilement; après que Mr de la
Motte y a perdu son Latin, & c’est beaucoup dire; car il n’y a peut-être personne, en qui les
Libraires aient plus de confiance: aussi me suis-je toûjours reposé sur lui du soin de toutes les
affaires que j’ai euës avec ces gens-là. Je ne doute pas que Mr Polier n’aît aussi écrit à
l’Honoré & Châtelain, qui certainement ne feront pas pour un autre ce qu’ils lui auront refusé.

Pour ce que vous me dites, que vos Patrons souhaittent de voir barner Mr Bondeli, je
vous avouë qu’en vôtre place le refus des Libraires me fourniroit une raison bien forte pour leur
faire entendre que la suppression de vôtre Réponse lui est encore plus injurieuse. On la imprime volon=
tiers vos autres Ouvrages, on les rimprime, on en imprimera de nouveaux, tant qu’il seront tous
à vous: on ne veut point de celui-ci: pourquoi? Parce que celui de Mr Bondeli en occupe
une bonne partie; on ne sait qui est cet homme-là; le Lecteur diroit d’abord, J’ai bien que
faire de savoir si un Pédant de Berne raisonne mal, que m’importe? Si Mr Bondeli,
ou ses Amis, vouloient donner à cela un autre tour, ils seroient aisément réfutez & démentis
par les choses mêmes, par les Ouvrages nouveaux ou rimprimez qu’ils verront sortir de dessouz
la presse avec nôtre nom en têt au tître. Si j’avois vôtre esprit & vôtre vivacité, je trouverois
là-dessus bien d’autres choses à dire.

Il est arrivé ici un de vos Etudians en philosophie, nommé Dompierre, de Payerne. Il croioit
trouver les cailles toutes rôties, c’est-à-dire, quelque bonne condition, qui lui donnât le moien d’étudier
ou en droit, ou en Medecine; car il ne sait encore qu’il veut faire. Mais il a bien tôt vû,
qu’il comptoit sans son hôte; fondé sur ce qu’un de ses compatriotes, nommé Tavel y a fait ici
fortune. Il attend des nouvelles de chez lui, qui apparemment l’obligeront à passer la mer, pour
voir s’il trouvera mieux en Angleterre.

Je ne repète point ce que je dis à Mr Polier. Nos respects à Madame.
Nous faisons aussi bien des voeux ma femme & moi pour vôtre prospérité, & celle de
toute vôtre famille. 1 mot biffure Nous sommes aussi fort obligez à Mr du Lignon de
son souvenir, & le saluons très-humblement. Je suis, Monsieur très-cher ami,

Vôtre très-humble &
très-obéïssant serviteur

Barbeyrac

Etendue
intégrale
Citer comme
Barbeyrac, Jean, Lettre à Jean-Pierre de Crousaz, Groningue, 05 août 1719, cote BCUL Fonds Jean-Pierre de Crousaz, IS 2024/XIV/8. Selon la transcription établie par Meri Päivärinne pour Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/786/, version du 20.06.2016.
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