,
Lettre à Louis Bourguet, Lausanne, 04 décembre 1716
Monsieur
J’ai été bien aise d’apprendre de vos nouvelles par vous mêmes, & j’en
recevrai toûjours avec plaisir. Ce n’est que depuis peu que je sai, que vous
avez fixé vôtre demeure à Neufchâtel. J’aurois bien souhaitté que vous vous
fussiez déterminé pour Lausane: mais, à vous dire le vrai, quoi que vous
voulussiez bien témoigner y avoir quelque inclination, lors que nous eumes le bonheur
de vous voir ici; je ne m'ene suis jamais flatté que vous prissiez ce parti.
Je compris bien, que Neufchâtel avoit pour vous des charmes, auxquels vous ne
pourriez résister; & je n’en suis point surpris. Indépendamment des raisons
de famille, les personnes qui vous y attirent méritent bien cette préférence. A
vôtre place, j’en aurois fait autant que vous.
Je vous suis bien obligé, Monsieur, du paquet que vous avez eu la bonté de
m’envoyer. Je ne l’ai pas encore reçû, parce que Mr Sauvage n’aiant pas eu assez
de place dans sa valise, a été obligé de le mettre dans un tonneau de marchandise, qui
n’est pas encore arrivé; & cela est cause en partie que je n’ai pas répondu plûtôt
à vôtre obligeante lettre. Mais au reste, il faut que je sâche, s’il vous plaît, ce
que je dois pour le port. C’est bien assez que vous aiyez été l’occasion de faire
parvenir jusqu’à moi un paquet dont j’étois en peine, puis qu’il est parti de Berlin
depuis le mois de Mars passé. Il faut qu’on l’eût oublié quelque part, ou qu’on
n’eût pas eu occasion de l’envoyer. Mr Clunant, vôtre Cousin, qui vous l’a
addressé, est une personne que je connois depuis long tems, puis que je fis avec lui
une partie du chemin, en allant à Berlin en 1693. Quand vous lui écrivez, je
vous prie de le saluer de ma part, & de le remercier des soins qu’il se donne
de me faire tenir ces petits paquets qu’on m’envoie quelquefois. S’il lui en
coûte quelque chose, je le rembourserai, comme il est juste.
Vous êtes bien obligeant, Monsieur, de vous informer de ma
<1v> santé & de mes études. La prémiére est assez bonne, Dieu merci; & les autres vont
leur petit train ordinaire. Plus de distractions que je ne voudrois, mais qui, à ce que
j’espère, diminueront bien tôt, par la fin de mon Rectorat qui s’approche; & me
laisseront un peu plus de tems, pour continuer & achever enfin mon grand Ouvrage
sur Grotius. Cet Ouvrage est pourtant plus avancé, que je ne l’avois espéré: il y en a
près de trois quarts de fait, & si rien d’extraordinaire ne m’arrête, je commence à croire
que j’en verrai la fin dans le cours de l’année prochaine. J’ai pourtant eu, depuis que
vous fûtes ici, une petite occasion d’interruption, qui est venuë à la traverse, & qui m’a
occupé pendant quelques semaines. Il a fallu revoir, pour une nouvelle Edition,
trois des volumes que j’ai publiez, savoir, les II. & III. volumes de Tillotson; & l’Abrégé
de Pufendorf, des devoirs de l’Homme & du Citoyen. Le dernier est celui qui m’a le plus
occupé; non 1 mot biffure que j’y aie fait un fort grand nombre d’additions ou de changemens,
n’y aiant pas encore deux ans que j’en avois publié une troisiéme Edition, fort
retouchée & augmentée: mais j’y ai ajouté par occasion une Pièce toute nouvelle, qui
fera bien quatre ou cinq feuilles d’impression: C’est un Jugement d’un Anonyme sur
l’Original de cet Abrégé, avec des 1 mot biffure et tache reflexions du Traducteur, qui serviront à éclaircir quelques
principes de l’Auteur. Cet Anonyme, que je laisse tel, mais que je connois très-bien,
c’est Mr Leibnitz. Son Jugement, que j’ai traduit du Latin, est imprimé à Helmstadt,
en forme de Lettre insérée dans un Programme Académique de Mr Böhmer, en 1 mot biffure
1709. Je n’en aurois jamais entendu parler, & elle auroit demeuré dans l’obscurité, si l’Auteur
lui-même ne l’avoit envoyée à quelcun de ce païs-ci. Il tâche d’y décrier les principes
de Pufendorf, qu’il n’entend pas même; comme je le fais voir dans mes réflexions, où je
les défens, d’une maniére plus honnête que celle dont il s’y prend. On y verra entr’autres
la question des fondemens du Juste & de l’Injuste assez approfondie, & développée d’une maniére
bien différente des principes mystérieux de ce grand Mathématicien. S’il y a quelque chose
en quoi il eût repris avec raison mon Auteur, il n’en aura pas les gands; cela étoit fait
avant lui, comme il paroîtra par mes réflexions. Cela me fait souvenir, que dans le
XI. Tome de l’Hist. Critique, qui n’est peut-être pas encore parvenu jusqu’à vous, on trouve la
Réponse de Mr Leibnitz aux difficultez que Mr Bayle lui fit dans la 2. Edit. de son Dict.
Mais aussi on a publié 1 mot biffure dans le même volume des Remarques critiques sur le Systême de l’Harmonie
préétablie; où l’on recherche en passant, pourquoi les Systêmes Métaphysiques des Mathématiciens
ont moins de clarté que ceux des autres; écrites par ordre de la feuë Reine de Prusse, en 1703.
L’Auteur Anonyme de cette Lettre, dont je m’informerai à Berlin, se moque joliment de
ce Systême, que la seule obscurité rend suspect de fausseté. Mr Des Maizeaux a aussi
fait inserer dans le même Journal une explication d’un passage d’Hippocrate, où Mr
Leibnitz avoit cru voir quelcune de ses imaginations.
<2r> On a commencé d’imprimer à la Haie des Mémoires literaires, dont on promet un
volume tous les six mois. J’en ai reçû le prémier. L’auteur en est Mr de St
Hiacynthe, qui se fait appeller en Hollande Themiseul, & à qui le public est redevable du
Mathanasius. Comme cet Ouvrage a fait du bruit, & a été recherché avidement par
sa singularité, l’Auteur s’est cru là-dessus capable d’écrire sur toutes sortes de choses.
Mais, si je ne trompe, on jugera par la lecture de son Ier Tome des Mémoires literaires,
qu’il auroit mieux fait de se contenter de la réputation qu’il avoit aquise par son
Commentaire burlesque sur le Chef d’œuvre d’un Inconnu.
J’ai reçû aussi, avec quelques autres Livres, l’Hérodote de Gronovius, & l’Epictéte de
Mr Dacier. Le prémier est bien imprimé, & revû sur un très bon Ms. de Florence; du
reste les notes en sont dignes de l’Auteur. Bergler, qui prépare une autre Edition d’Hérodote
à Leipsig, menace de critiquer terriblement son prédécesseur; & Mr Kuster, qui a été fort
maltraité dans les Notes, a déja donné un échantillon des secours qu’il veut fournir là-dessus,
pour se venger, dans le dernier volume de la Bibl. Anc. & Mod. de Mr Le Clerc. Pour
l’Epictéte de Mr Dacier, il sera meilleur que ses autres Traductions, en ce qu’il y a
moins de Notes, & par conséquent moins d’inutilitez & de fadaises. Il a voulu se venger, dans
une Préface, de M. l’Abbé Terrasson, dont j’ai aussi reçû l’excellente dissertation Critique
sur l’Iliade: mais il n’a trouvé à mordre, qu’en tronquant & estropiant ce que cet
Abbé dit sur l’Opera, & qu’il va défendre dans un nouvel Ouvrage qu’on annonce.
Mr Basnage, qui a été fait historiographe des Etats Généraux, fait actuellement
imprimer une Histoire de Hollande, in folio, à la Haie. La nouvelle Edition du
Dictionnaire de Mr Bayle se continuë vigoureusement, & le second volume est fort avancé.
Mr Coste, outre sa traduction d’Hérodote, travaille à donner au Public un nouvel
Ouvrage, qui sera fort utile; c’est un Dictionnaire de Remarques sur la Langue Françoise,
où l’on trouvera, outre celles qui ont paru, abrégées & dige bien digérées, quantité d’autres, que
l’Auteur a recueillies de bons Auteurs. C’est ce dont je puis me souvenir des derniéres
nouvelles literaires que l’on m’a mandées de Hollande, d’où je n’en ai pas reçu depuis
quelque tems. Je souhaitte qu’elles vous fassent plaisir, si tant est qu’elles vous
soient nouvelles.
Avé la bonté de faire mes complimens à Madlle de Lor. J’ai fait les vôtres à
Mrs de Crouzas, Polier, & Duclerc, qui vous saluent tous. Ma femme vous est
bien obligée de vôtre souvenir, & vous fait aussi ses complimens. Je vous écris un peu
à la hâte, mais je n’ai pas voulu tarder plus long tems à répondre à vôtre
honnêteté, & à vous assûrer combien je suis
Monsieur
Vôtre très-humble &
très-obéïssant serviteur
Barbeyrac
A Lausanne ce 4 Decembre 1716.
A Monsieur
Monsieur Bourguet
A Neufchatel