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Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 05 mars 1782
du bignon le 5e mars 1782
je vois mon cher amy que vous etes aussy escentiel en affaires que dans
la société, dont à la vérité elles font bien la plus grande partie; votre lettre
du 24 m'aprend tout ce que vous avés bien voulu faire sur et d'après
la premiere motion de mon fol; et son truchement ou guide m'a apris la
manière attentive et active avec laquelle vous aviés répondu à leur
premiere requête.
vous ne pouviés alors avoir reçu ma lettre du 21 ou je vous manday le
party qu'il avoit pris. que voulés vous cet homme a 33 ans, et il fut primi=
tivement et il sera toujours un fol sans exemple, parce que sa folie tient à vuide
de cerveau naturel et imflammation desprits vitaux qui portent à la tète toutes
les fumées imaginables; une aptitude à la rapine moral et phisique qui est sans
pair, de maniere qu'il vole tout, et comme en fait d'idées et de principes on en
trouve infiniment plus de mauvais que de bons, il fut plus l'un que l'autre; mais
au fonds il n'est rien que jactantieux, plein d'audace et caméléon. cest dirés vous
le cas du pédagogue de la fable à qui l'on disoit
et mon amy tire moy du danger,
tu feras après ta harangue
continuons. de la maniere dont je concevois l'affaire, et dont doit se prendre
toute affaire criminelle il falloit dabord s'arranger avec les parties civiles
avant de paroitre; mon amie me suffisoit: elle étoit fort considérée des Ruffei
famille dont est la femme complice; elle eut tiré leur dr mot; et par écrit soit
dans ses mains soit dans celles de quelqu'homme de confiance, et ce dr mot et vit
fort raisonable en cessions de droits de sa fille &c. armée de cela notre amie
eut été à pontarl... effrayer les valdaon sur les conséquences, les frais, les
nullités de l'ancienne procédure &c &c; elle et son éloquence et sa patience en
eut tiré un arrangement en les assurant que contre tout retour de leur belle-=
mère; les consentements donnés, il étoit temps de paroitre et tout alloit de soy.
lexcellente amie avoit la bonté de s'y prêter et tout s'y faisoit sans frais, grand
article encor pour moy. je vis que mon opinion n'etoit celle de personne, que je
<1v> risquois de compromettre mon amie; des lors je me repliay et affirmay que je
n'entedois rien à cette affaire.
tout ce quil me restoit a faire en cecy et par devoir et par honneur, etoit 1°
de l'aider jusques au bout 2° de faire en sorte qu'il sortit de dessoux l'aile patern=
elle avec la forme d'égard pour autruy qui est dans mes principes. avec son entre=
geant et sa poudre aux yeux ordinaire, il a engagé un homme ardent actif habile
pour le paÿs, qui tient a une famille sûre, a se livrer a son sort; je l'ay payé fort
cher pour le déplacer de la sorte cet homme qui avoit déjà ma confiance; il a bien
étudié l'affaire à paris, procédure en main, il la bien consultée; je luy ay conseillé
la conduitte à peu près cy dessus, mais sans ordonner, ne voulant pas induire mon
fils à nouvelles tentations de mensonge; ils ont commencé par dijon, ils ont eu toutes
paroles, rien d'écrit, a pontarlier des certitudes, de l'audace, toujours victoire; je
leur ay mandé qu'on ne sortoit point ainsy des pattes des francs comtois.
que voulés vous mon amy, je n'ay pas le choix des chancelliers, et il ne me semble
pas que les souverains, qui l'ont en choisissent de fort merveilleux. aller dirés-=
vous en pareil cas, quand il s'agit de sauver sa famille; vous leussiés fait
vous peutètre, et auriés bien fait, mais moy rien qu'un sot et plat personage,
rien surtout où il faut des mensonges, car ses interrogatoires qu'on trouve
si noblement répondus font frissoner ma pauvre peur bète et timorée; et
puis courés apres des fols. un preneur d'interest allarmé me demandoit des
nouvelles de mes fils; jay répondu ny lun ny lautre ne sont encor pendus, l'un
y court de son mieux et vite, l'autre voudroit en revenir et fort lentement; tour=
ment d'esprit, que tout cela selon salomon et selon moy.
l'apologie que je vous fais icy mon cher amy n'est que pour vous et afin que
vous ne me croyiés ny fol ny bizarre; à cela près peu n'importe l'opinion
des autres, il est fort difficile d'etre malheureux et de passer pour prudent. au
fait il ne risque pas selon nos loix, de peine afflictive; sitost la nouvelle, le garde
des sceaux a donné ordre de brève justice, qu'on l'avertit en cas de translation
qu'on donnat toutes douceurs permises, et qu'en cas de peine on sursit jusques
à ce qu'il eut pris les ordres du roy. cette lettre solemnelle ne m'a pas plus davan=
tage, que sa lettre aux sgrs magistrats de neufchatels, et plusieurs autres.
cet homme aime l'éclat, et il ne scauroit luy ètre que très nuisible; car si la
forme de la procédure dont il recourt ne vaut rien, ce qui est très vray, le fonds
<2r> demeure ny plus my moins; et plus l'on brodera sur ce fonds là, plus le
travail en portera la pièce. au reste il y a dit le proverbe un dieu pour
les fols et pour les ivrognes; je vous recomande à celuy qui est pour les
sages, et vous embrasse mon cher amy très tendrement
Mirabeau
à monsieur
Monsieur de Saconai
à Berne en suisse
Par Pontarlier